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Full text of "L'autre monde [par] Marie Fontenay (Mme. Manoël de Grandfort)"

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L'AUTRE   MONDE 


PARIS.   — .  TVP.   DO>D£Y-DUPRE,   BUE    SAINT-LOUIS,   -4C,   AU    MUTAIS. 


MARIE  FOJNTENAY 


(.>!'■"    Manoel   de   Grandfort.) 


L'AUTRE 


MONDE 


PARIS 

LIBRAIRIE    NOUVELLE 

BOULEVAl.D   DES  ITALIENS,   15,  EIS  FACE  DE   LA  MAISON  DOUÉE. 

L'Auteur  et  les  Editeurs  se  réservent  tous  droits  de  traduction  et  de 
reproduction. 

1855 


F 


v  ^ 


A  MONSIEUR    L.    T.    DRUMMOND 

MINISTRE  DE  LA  JUSTICE  A  QUÉBEC  (CANADA.) 

Que  ne  puis-je  animer  ces  pages  du  môme  souflle  vivifiant 
qui  a  fait  naître  et  qui  fera  vivre  la  reconnaissance  profonde , 
l'estime  sincère  et  l'amitié  inaltérable  que  je  vous  ai  vouées! 

Marie  Fontenay. 

[M""  Matiool  île  Grandfort.j 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lautremondeparmaOOgran 


TROIS    CITATIONS 

QUI   L.N  DIRONT  DAVANTAGE  QUE  LA  PLUS    LONGUE  PRÉFACE. 

AUX   PHILOSOPHES   ET  AUX  HOMMES  D'ÉTAT. 

I 

L'autorité  a  dû  cesser  ses  poursuites  contre  le  vagabond ,  le 
banqueroutier  frauduleux,  le  repris  de  justice,  le  voleur,  le 
faussaire,  le  meurtrier  ou  le  séditieux  dont  nous  avons  parlé  il 
y  a  quelque  temps.  On  sait  maintenant  qu'iL  s'est  réfugié  aux 

ÉTATS-UNIS. 

(Fait  quotidien  dans  toutes  les  gazettes  d'Europe   depuis 
cinquante  ans.) 

II 

La  plupart  des  emplois  publics,  aux  Etats-Unis,  sont  occupés 

PAR   DES  EUROPÉENS  NATURALISÉS,   VENUS  ON  NE   SAIT   D'OU. 

Statistique  politique  de  l'Union.) 

III 

Les  Américains  sont  un  grand  peuple  !  !  ! 

(Opinion  d'une  foule  d'hommes  éminents  d'Angleterre,  de  Franco 
et  d'Allemagne.) 


L'AUTRE    MONDE 


SARAH    CARDWELL 

LA     NEW-YORKAISE. 


I 


11  y  a  bientôt  trois  ans,,  le  brick  français  l'Espér 
mettait  à  la  voile  pour  New-York.  Parmi  les  passagers 
qu'il  emportait  en  Amérique  se  trouvaient  deux  jeunes 
hommes  unis  par  la  pins  sincère  amitié,  bien  que  de 
goûts  et  de  caractères  opposés. 

On  leva  l'ancre  au  chant  des  matelots,  et  bientôt  après, 
grâce  à  une  fraîche  brise  de  sud-est  qui  enflait  les  blan- 
ches voiles  du  léger  navire,  on  perdit  de  vue  la  terre  de 
France  pour  se  retrouver  le  lendemain  matin  longeant  les 
côtes  d'Angleterre. 

Après  quarante  et  un  jours  de  pénible  traversée,  Richard 
et  Julien  débarquèrent  dans  la  première  ville  de  l'Union. 
Ils  tentèrent  à  la  fois  de  vivre  et  de  travailler  ensemble; 
mais,  au  bout  d'un  mois,  l'enthousiaste  Julien,  fatigué  de 
la  vie  occupée  et  sérieuse  qu'il  menait  de  concert  avec 
Richard,  reprit  sa  casquette  de  voyage  et  sa  légère  valise. 

1 


î  L'AUTRE'  MONDE 

11  avait  hâte  de  s'échapper  de  la  poudreuse  cité,  et  d'aller 
respirer  dans  les  vertes  savanes  un  air  libre  et  pur.  11  s'at- 
tendait aux  émotions  brûlantes,  aux  rencontres  merveil- 
leuses, aux  aventures  inouïes;  il  voulait  surprendre  les 
secrets  de  l'Indien,  et  vivre  sous  la  même  cabane,  indé- 
pendant et  fier  comme  lui  !  11  serra,  non  sans  une  vive 
en  otion,  la  main  que  lui  tendait  cordialement  son  com- 
pagnon d'enfance,  et  s'éloigna  avec  ses  rêves  poétiques, 
laissant  Richard  supputer  le  bénéfice  probable  de  ses  opé- 
rations à  la  hausse  sur  le  sucre  et  le  café. 


Il 


Dix-huit  mois  plus  tard,  deux  hommes  se  rencontraient 
dans  Broadway,  à  New-York.  L'un  avait  l'apparence 
libre  et  jeune,  l'allure  franche*  et  presque  heureuse;  il 
portait  la  barbe  longue  et  le  cou  dégagé;  ses  vêtements, 
d'une  mode  inconnue,  annonçaient  par  leur  ampleur  l'en- 
fant du  caprice  et  de  la  fantaisie. 

L'autre  contrastait  en  tout  avec  cette  riante  physio- 
nomie. La  préoccupation  et  le  calcul  perçaient  dans  ses 
traits,  l'ordre  et,  l'économie  dans  son  costume.  Sa  figui  : 
ronde  et  blanche,  entièrement  rasée,  ressemblait  à  un 
zéro;  il  y  avait  presque  des  chiffres  dans  son  regard. 

En  s'aperce  vaut,  deux  exclamations  s'échappèrent  si- 
multanément de  leurs  poitrines  : 

—  Richard!... 

—  Julien'.... 

Et  les  deux  jeunes  hommes  s'embrassèrent  avec  effusion. 

—  Ëh!  mon  cher  Richard,  voilà  deux  jours  que  je  te 


L'AUTRE  MONDE  3 

cherche!  J'ai  un  monde  à  te  raconter!..,  Comment  vas- 
tu?...  Où  demeures-tu?  décriait  Julien  sans  s'inquiéter, 
•elon  son  habitude,  de  la  réponse  de  son  ami. 

—  Et  toi,  te  voilà  donc  revenu  de  chez  les  sauvages? 
[Jemauda  Richard  d'un  ton  demi-amical,  demi-ironique. 

—  Oui,  et.  je  suis  sûr  d'avoir  mieux  employé  le  temps 
que  toi! 

—  J'en  doute. 

—  Allons  donc!  Qu'as-tu  fait  depuis  que  nous  nous 
sommes  séparés?  Tu  as  vécu;  tu  es  parvenu  peut-être  à 
doubler  les  deux  mille  piastres  qui  formaient  alors  ton 
capital,  et  cela  en  travaillant  comme  un  vieux  cheval  de 
manège,  et  en  vivant  comme  on  vit  ici  :  en  brute  ou  en 
mercenaire.  11  est  vrai  que  ce  genre  d'existence  va  à  tes 
miV.s  et  à  ton  caractère.  Moi,  j'ai  habité  avec  les  Indiens 
le  la  Floride;  j'ai  vagabondé  avec  les  nègres  marrons 1  de 
t  Louisiane;  j'ai  fait  l'amour  avec  une  belle  fille  du  Wîs- 
onsin,  sur  les  bords  du  lac  Miclngan.  J'ai  dormi  dans  de 
na-Miifiques  champs  de  cannes,  dont  le  suc  cuisait  sous 
m  ardent  soleil  ;  dans  de  belles  et  sombres  forets,  pleines 
a  nuit  de  cris  étranges,  d'éclairs  brillants,  de  visions  fan- 
astiques;  dans  de  lïèles  et  longues  pirogues  qui  descen- 
laient  comme  la  flèche  des  bayous2  aux  bords  escarpés. 
La  carabine  sur  l'épaule,  les  pistolets  à  la  ceinture,  le 
xmteau  à  deux  tranchants  au  côté,  j'ai  toujours  marché 
Jevant  moi,  capricieux,  insouciant  et  libre,  et  sentant 
pie  le  monde  entier  m'appartenait.  J'ai  toujours  trouvé 
les  fruits  le  long  des  chemins,  au  gibier  dans  les  taillis  et 

1  Nègres  marrons,  esclaves  fugitifs. 

vus,  petites  rivières  à  travers  les  bois. 


4  L  AUTRE  MONDE 

des  sources  d'eau  vive  dans  les  bois!  Oh1  qu'il  est  facile 
de  vivre  quand  on  aime  le  soleil,  les  grands  horizons,  et 
qu'on  fait  comme  l'oiseau,  qui  se  confie  à  la  Providence, 
et  qui  se  contente  de  ce  qu'il  trouve  au  bord  des  fleuves 
ou  sur  la  lisière  des  forêts!  Et  qu'il  est  beau  de  vivre 
ainsi,  indépendant  de  toute  autorité  comme  de  tout  tra- 
vail, et  de  pouvoir,  quand  il  vous  plait,  vous  coucher  à 
l'ombre  d'un  arbre  magnifique,  ou  vous  étendre,  au  grand 
soleil,  sur  l'herbe  des  prairies  !  Oh  !  l'être  le  plus  intelli- 
gent de  la  création,  ce  n'est  pas  l'homme,  c'est  le  lézard  ! 

—  Voilà  bien  l'extravagant  incorrigible  !  reprit  Richard 
en  souriant  à  la  fois  de  la  boutade  artistique  de  son  ami, 
et  en  consultant  un  petit  agenda  de  maroquin  noir  qu'il 
tenait  à  la  main.  Les  voyages,  loin  de  la  rendre  sage,  ont 
rendu  encore  plus  légère,  je  crois,  ta  folle  tête  de  poëte  ; 
mais,  malgré  tout  le  charme  de  ta  conversation  pittoresque, 
me  voici  obligé  de  te  serrer  la  main  jusqu'à  ce  soir. 
Sixième  avenue,  21,  mon  cher  Julien  ;  là,  il  te  sera  permis 
de  divaguer  tout  à  ton  aise,  et  je  te  promets  une  attention 
soutenue,  tout  en  parcourant  la  dernière  page  du  Herald. 

—  Ah  çà  !  est-ce  que  ton  vieux  sournois  de  caractère 
n'aurait  fait  que  croître  et  embellir  depuis  que  je  t'ai 
quitté?  Voilà  deux  ans  que  je  ne  t'ai  vu,  et... 

—  Allons,  allons  !  un  discours?  Tu  me  diras  cela  chez 
moi  en  prenant  le  thé.  J'ai  hâte  d'aller  à  mes  affaires. 

—  A  tes  affaires  !  Et  quelles  affaires  ? 

—  Nous  causerons  ce  soir,  te  dis-je,  adieu  ! 

—  Je  ne  te  lâche  pas  ;  je  vais  t'accompagner. 

—  Cest  inutile;  j'ai  plusieurs  courses  à  faire  du  côté 
de  la  Balterip;  cela  t'ennuierait. 


L'AUTRE  MONDE  5 

—  Eh  !  quand  même  cela  m'ennuierait  ? 

—  Eh  hien  !  alors,  viens;  mais  hâtons-nous.  A  trois 
heures,  il  me  faut  avoir  payé  à  la  Banque  d'Amérique 
un  check x  de  trois  mille  piastres  ;  à  quatre  heures,  j'ai  à 
préparer  l'expédition  de  deux  mille  sacs  de  cacao  pour  le 
Havre,  puis  à  surveiller  le  déballage  de  vingt-cinq  caisses 
arrivant  de  l'Inde,  et  renfermant  des  cachemires  qui  doi- 
vent être  dirigés  dès  cette  nuit  vers  les  cités  de  l'intérieur. 

—  Hein  !  fit  Julien  en  relevant  la  tête  ;  un  check  de  trois 
mille  piastres,  deux  mille  sacs  de  cacao,  vingt-cinq  caisses 
de  cachemires  ! . . .  d'où  tires-tu  ces  richesses  ? 

—  De  ma  maison. 

—  De  ta  maison  ?  Diable  !  mon  cher,  tu  as  fait  du  che- 
min, et  je  ne  m'étonne  plus  de  ce  parfum  de  piastres 
qui  s'exhale  de  ta  personne  et  que  je  me  plais  à  savourer. 

—  Avoue  que  ce  parfum-là  vaut  mieux  que  celui  de  tes 
savanes  ?  répondit  Richard  en  souriant,  tandis  que  son 
ami,  les  mains  dans  les  poches  de  son  gilet,  l'examinait 
comme  il  eût  pu  le  faire  d'un  lingot  d'or. 

Tout  en  causant,  nos  deux  amis  étaient  entrés  dans 
Wall-sireely  la  rue  mille  fois  millionnaire  de  New-York. 
Incroyable  est  le  nombre  de  compagnies  d'assurances,  de 
banques  publiques  et  particulières,  de  bureaux  de  change 
et  autres  établissements  financiers  que  renferme  cette  ri- 
che partie  de  la  ville.  Entre  tous  les  autres  bâtiments, 
celui  de  la  Banque  de  New.- York  est  remarquable  par  sa 
lourdeur  et  l'énormité  des  blocs  de  granit  employés  à  si 
construction.  Hien  qu'à  voir  ce  palais  de  la  finance,  on 
devine  qu'une  préoccupation  de  voleurs  et  de  pinces  de 

'  Check,  mandat. 


6  L'AUTRE  MONDE 

1er  a  poursuivi  l'architecte  qui  en  a  fourni  et  t'ait  exécuter 
le  plan. 

Richard,  qui  était  entré  à  la  Banque  d'Amérique,  eut 
bientôt  rejoint  Julien.  Après  plusieurs  autres  courses  et 
l'expédition  du  cacao  et  des  cachemires,  nos  deux  jeunes 
gens  montèrent  dans  un  omnibus  et  se  dirigèrent  vers  les 
salons  du  Chevet  de  New- York  :  Robelin. 


III 


Robelin  n'a  pas  de  restaurant  ouvert  à  toute  heure.  11 
ne  prépare  les  dîners  que  sur  commande.  Bien  différente 
de  la  cuisine  américaine,  qui  ne  sent  rien,  qui  n'a  goût  de 
rien,  la  cuisine  toute  provençale  du  traiteur  de  Grand- 
street  réjouit  autant  l'odorat  que  le  palais.  Aussi  est-il  en 
train  de  faire  fortune. 

Richard  et  Julien  se  mirent  à  table. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  Julien,  voilà  une  cuisine 
d'hommes  intelligents!  Ah  !  mon  cher  Richard,  quel  triste 
pays  pour  les  gourmands  que  l'Amérique  !  Toutes  les  fois 
qu'il  m'est  arrivé  d'aller  dans  les  villes,  depuis  la  Nouvelle- 
Orléans  jusqu'à  Albany,  je  n'ai  trouvé  partout  qu'une 
nourriture  fade,  insipide  et  réchauffée.  On  dirait  du  foin, 
de  la  paille  et  du  son  cuits  à  l'eau  et  sans  sel,  absolument 
une  nourriture  de  cheval.  Entrez  dans  une  maison  amé- 
ricaine à  l'heure  du  dincr  :  au  lieu  de  ce  parfum  appé- 
tissant qui  se  répand  à  la  même  heure  dans  toutes  nos 
maisons  de  France,  votre  odorat  n'a  pour  se  délecter  que 
la  vapeur  nauséabonde  de  l'eau  chaude  qui  va  servir  à 
préparer  la  boisson  de  famille.  Et  vous  appelez  <;a  un  peu- 


L'AUTRE   MONDE  7 

pie  intelligent?  un  peuple  qui  ne  sait  pas  manger;  un 
peuple  qui  déjeune  à  sept  heures  du  matin  et  dîne  à  trois 
heures  dans  l'après-midi  ;  qui,  en  fait  de  potages,  ne  con- 
naît que  la  soupe  aux  huîtres;  qui  mange  au  bout  du 
couteau  ;  qui  casse  les  œufs  dans  son  Terre  ;  qui  place  le 
jambon  au-dessus  des  perdreaux  truffés,  et  le  içhiskey* 
au-dessus  du  vin  de  Bordeaux;  qui  ne  soupe  jamais  :  qui, 
pour  douceurs,  ne  connaît  que  les  tartes  aux  pommes? 
Allons  donc  !  Un  voit  bien  que  c'est  un  peuple  neuf,  trop 
occupé  encore  à  se  bâtir  des  maisons  et  à  défricher  des 
forets,  pour  avoir  pu  songer  à  sa  cuisine.  Parlez-moi  plutôt 
de  la  France  ! 

—  Bravo  !  avec  toi  on  est  toujours  sur  de  voir  revenir 
le  refrain  : 

Ah!  qu'on  est  fier  d'être  Français...» 

—  Oserais-tu  nier  ce  que  je  viens  de  dire  ? 

—  C'est  une  peine  que  je  ne  me  donnerai  pas.  Cepen- 
dant je  t'apprendrai  une  nouvelle  qui  répondra  à  toutes 
tes  déclamations  contre  ce  pays.  Il  y  a  déjà  quelques  mois, 
foi  fait  mon  application1  pour  devenir  citoyen  améri- 
cain, et  j'espère,  en  ell'et.  jouir  avant  peu  pleinement  de 
ce  titre. 

—  Quoi!  tu  renierais  ia  patrie?  et  cela  pour  devenir 
}  afikee  !  liais  qu'est-ce  qui  t'a  donc  forcé  à  pareille  rnons- 
h  ii  >sité  ? 

—  Rien,  sinon  que  je  \eu\  me  fixer  dan.-  » 

1   Whi&key,  sorte  d'cau-de-vie  faite  avec  du  maïs. 

<  me  application,  locution  francisée  en  Amérique,     - 
liant  adn  ■  lemande. 


S  L'AUTRE  MONDE 

—  Lire  Français  et  laisser  ce  titre  pour  n'importe  quel 
autre  dans  le  monde.,  c'est  une  indignité  ! 

—  Mon  Dieu!  je  suis  loin  de  voir  les  choses  comme  toi. 
J'ai  laissé  hier  le  titre  de  Français,  parce  que  je  prévois 
que  mon  commerce  et  mes  relations  s'en  trouveront 
agrandis. 

—  Et...  probablement,  ta  politique  et  tes  votes  seront  à 
la  hauteur  de  tes  idées  en  matière  de  naturalisation?... 

—  Très-certainement;  et  c'est  parce  que  tout  le  monde 
ici  juge  à  mon  point  de  vue  que  les  affaires  vont  aussi 
bien.  Ici  on  n'a  pas  d'opinions,  on  n'a  que  des  besoins. 
Voilà  un  pays  pratique  et  sérieux  ! 

—  Heureux  pays,  en  effet,  qui  peut  vivre  sans  principes 
et  sans  moralité,  et  qui  n'a  pas  d'autre  boussole  politique 
que  ses  appétits  ! 

—  Tu  reconnaîtras  pourtant  que  c'est  le  premier  pays  du 
monde  pour  l'esprit  d'entreprise,  et  celui  relativement  où 
il  y  a  le  plus  de  progrès  matériel  accompli  ? 

—  C'est  ce  que  je  suis  loin  de  t'accorder,  et  je  vais  te 
prouver  le  contraire... 

—  Ah!  pardieu  !  j'aime  mieux  te  donner  raison  tout  de 
suite  que  de  discuter  plus  longtemps  avec  un  fou  de  ton 
espèce.  Veux-tu  que  nous  allions  ce  soir  à  quelque  théâtre? 

—  Ma  foi  !  je  ne  vois  pas  trop  quel  plaisir  je  pourrais  y 
prendre.  Les  acteurs  américains  avalent  la  moitié  de  leurs 
mots,  et,  certes,  je  ne  suis  pas  assez  fort  sur  l'anglais  pour 
comprendre  ce  qu'ils  disent  avec  l'autre  moitié. 

—  Gomme  tu  parles  en  l'air  !  11  est  précisément  reconnu 
que  les  acteurs  américains  sont  les  gens  du  monde  qui 
accentuent  le  mieux.   M\\>  fais-moi  passer  ce  Herald, 


L  AUTRE   MONDE 

nous  allons  y  trouver  la  liste  des  amusements  pour  aujour- 
d'hui... Bon!...  A  WaUack's3  on  joue  Palais  et  Prison; 

au  théâtre  Broadway.,  l'Irlande,  Notre  Foyer;  à  Purd\  's, 
la  Cabine  de  V oncle  Tom;  à  Saint-Charles,  Topera  A'Aler- 
tandro  Stradella;  chez  Barnum,  l'Enfant  du  naufrage  ; 
chez  les  Buckley's,  l'opéra  burlesque  de  la  Norma;  à  Ni- 
blo,  figurent  les  Ravel;  à  Castle-Garden,  chante  la  troupe 
de  Maretzeck...  Dis,  n'y  en  a-t-il  pas  là  pour  tous  les 
goûts?  Choisis...  où  veux-tu  que  nous  allions? 

—  Quel  opéra  joue-t-on  ce  soir  à  Castle-Garden  ? 

—  Les  Puritains. 

—  Allons  entendre  les  Puritains. 

Et  nos  deux  amis,  se  levant  de  table,  sortirent  et  turent 
prendre  au  coin  de  Grand-street  l'omnibus  qui  descendait 
Broadway. 

Et  qu'on  ne  soit  pas  étonné  de  voir  Richard,  à  la  tète 
d'une  grande  maison,  se  priver  pom*  ses  courses  d'un 
coupé  ou  même  d'un  cab,  et  aller  tout  simplement  en 
omnibus.  Ces  voitures  publiques  sont  d'un  usage  général 
à  New-York  :  les  femmes  les  plus  élégantes  ne  dédaignent 
pas  d'y  monter,  et  les  plus  gros  bonnets  de  la  finance,  sous 
prétexte  que  c'est  la  mode,  sont  trop  heureux  d'appliquer 
par  elles  leurs  principes  de  liardage  et  d'économie. 

Arrivés  à  Castle-Garden,  les  deux  jeunes  gens  prirent 
place  au  milieu  d'un  nombre  inaccoutumé  de  spectateurs. 
La  salle,  qui  est  la  plus  vaste  de  New-York,  et  qui  a  con- 
tenu jusqu'à  six  mille  personnes  au  temps  des  concerts 
de  Jenny  Lind,  était  ce  >oir-là  au  tiers  remplie.  L'audience 
était  à  peu  près  toute  composée  de  Français.  d'Italiens  el 
autre-  étrangers.  Quant  aus  Américains,  partout  «»ù  il  \  i 


10  L'AUTRE   MONDE 

de  la  bonne  musique  à  entendre,  on  esl  sûr  de  les  voir 
briller  par  leur  absence.  Il  a  fallu  le  génie  de  Barnum 
pour  les  amener  à  assister  en  masse  aux  concerts  du  ros- 
signol suédois;  mais,  alors  même,  ce  n'étaient  pas  des 
amateurs  venus  pour  admirer  un  gosier  prodigieux,  mais 
bien  des  oisifs  d'occasion,  fiers  de  se  pavaner  à  des  places 
payées  un  prix  extravagant,  et  glorieux  de  se  presser 
dans  la  caque  que  leur  avait  tendue  l'habile  faiseur,  leur 
compatriote. 

—  Où  irons-nous  à  présent?  demanda  Julien  à  Richard 
à  la  fin  du  spectacle. 

—  Prendre  une  glace,  si  tu  veux,  chez  Taylor  ou  chez 
Maillard. 

—  Chez  Maillard.  C'est  un  établissement  français;  tout 
y  doit  être  plus  soigné  et  plus  fin  qu'ailleurs  ;  allons  là  ! 


IV 


11  n'y  a  pas  de  pays  où  l'on  prenne  plus  4e  glace-,  où 
l'on  mange  plus  de.  gâteaux,  où  l'on  croque  plus  «le  lui!] 
bons  qu'en  Amérique;  aussi,  ne  peut-on  faire  cent  pas  dans 
les  grandes' villes  sans  rencontrer  un  pâtissier  ou  un  con- 
liseur.  Voilà,  certes,  une  prédominance  de  goûts  des  plus 
louables.  C'est  si  beau  d'être  gourmand,  et  surtout  de;  l'être 
avec  intelligence!  Malheureusement,  ce  dernier  cas  n'est 
pas  celui  des  Américains.  Ils  ingurgitent  d'énormes  gâ- 
teaux aux  pommes,  aux  fraises  ou  aux  groseilles,  d'in- 
croyables quantités  de  candi,  et  laissent  vieillir  misé- 
rablement, dans  les  bocaux  ou  les  vitrines,  les  plus  fines 
productions  des  Marquis  et  des  Félix  de  New -York.  Ne- 


L'AUTRE  MONDE  11 

taient  des  confiseurs  français  établis  en  Amérique >,  un  ne 
connaîtrait  là-bas  que  la  tarte  aux  fruits,  genre  de  gâteaux 
lourds  et  communs,  api  convient  parfaitement  aux  esto- 
macs américains. 

Richard  et  Julien  étaient  donc  allés  chez  Maillard;  ils 
s'étaient  attablés  dans  un  coin  du  salon  et  prenaient  silen- 
cieusement un  beau  granit  à  la  fraise.  Presque  toutes  les 
tables  étaient  occupées,  et  les  physionomies  comme  le  lan- 
gage étaient  généralement  français. 

—  Ah  çà!  s'écria  Julien,  il  me  parait  que,  nous  somme.: 
entourés  de  compatriotes  ;  si  j'offrais  un  punch  à  tout  ce 
monde-là? 

—  11  l'accepterait  en  se  moquant  de  toi,  répondit  Ri- 
chard en  haussant  les  épaules. 

—  Ne  connais-tu  personne  des  gens  qui  sont  ici? 

—  Pardon,  mais  nous  ne  nous  voyons  pas. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Ce  n'est  pas  l'usage. 

—  Eh  quoi  !  parce  que  vous  êtes  en  Amérique,  vous 
vous  crqye?  tenus  tfc  vivre  à  l'américaine,  sans  société, 
sans  relations?  Je  croyais  que  les  Français  faisaient  par- 
tout les  mœurs  et  ne  les  subissaient  pas. 

—  Au  contraire;  nous  avons  tout  ce  qu'il  faut  pour  de- 
venir cosmopolites;  nous  nous  approprions  en  un  jour  les 
habitudes,  les  intérêts  et  jusqu'aux  antipathies  du  peuple 
parmi  lequel  il  nous  plaît  d'aller  vivre.  Les  plus  fervent 
Américains  des  États-Unis,  ce  sont  les  Français  qui  y  ont 
fixé  leur  séjour  ! 

—  Cela  ne  fait  pas  leur  éloge.  Je  comprends  bien  qu'on 
se  lasse  Grec  par  amour  du  jeu  ou  de  l'antiquité  ;  j'admet? 


12  L'AUTRE  MONDE 

qu'on  se  fasse  Turc  dans  l'espérance  de  devenir  pacha  ; 
mais  Américain  !  11  n'y  a  qu'un  amour  déréglé  du  jambon, 
du  tabac  ou  des  femmes  libres  '  qui  puisse  porter  à  un 
acte  aussi  extravagant!  Mais,  dis-moi,  connais-tu  cette 
femme  assise  à  la  table  la  plus  voisine  du  comptoir  qui 
est  de  ce  côté? 

—  Oui,  certes. 

—  Qui  donc  est-elle? 

—  C'est  miss  Sarah  Cardîcell,  une  de  nos  élégantes 
et  fashionables  ladies. 

—  Et...  parle-t-elle  français? 

—  Très-bien;  dans  les  riches  familles  américaines,  tu 
dois  savoir  qu'il  est  tout  à  fait  de  mode  de  ne  parler  que 
notre  langue. 

—  La  connais-tu  assez  pour  me  présenter  à  elle  ce  soir? 

—  Certainement. 

—  Quel  est  ce  jeune  homme  qui  semble  si  empressé 
auprès  d'elle? 

—  William  Barnett,  un  clerk  de  la  Banque  de  l'Union. 

—  Mais  c'est  qu'elle  est  admirablement  belle  !  Voyons  ! 
mon  nœud  de  cravate  est-il  droit?  Mes  cheveux  ne  sont- 
ils  pas  défaits?  Allons,  monsieur  l'Américain,  venez  me 
présenter  à  votre  charmante  compatriote. 

Un  instant  après,  Julien  était  admis  dans  l'intimité  de 
miss  Sarah,  qui  semblait  prendre  un  vif  plaisir  aux  bou- 
tades poétiques  du  jeune  Français. 


'  Les  blooméristes  sont  en  foreur  dans  quelques  parties  des  États 
"mis. 


L'AUTRE  MONDE  La 


Miss  Cardwell  avait  dix- neuf  ans,  sa  famille  était  une 
des  plus  riches  et  des  plus  considérables  de  New-York.  La 
jeune  Américaine.,  déjà  renommée  pour  son  luxe  et  sa 
prodigalité,  était  intelligente  et  belle;  belle  de  cette  beauté 
des  femmes  de  son  pays  :  taille  régulière,  cheveux  splendi- 
des,  regard  provoquant,  allure  déterminée,  peau  blanche  et 
rose,  bouche  éclatante,  tous  ces  charmes  enfin  qui  font  des 
New-Yorkaises  de  très-jolies  femmes  depuis  l'âge  de  quinze 
ans  jusqu'à  celui  de  vingt-cinq.  Après  cette  époque,  où  la 
Française,  au  contraire,  voit  sa  beauté  mûrir  et  se  déve- 
lopper, il  ne  reste  plus  à  l'Américaine  qu'une  laideur  à 
peine  supportable.  L'usage  excessif  des  gâteaux  et  du  pain 
brûlants  a  bientôt  perdu  leurs  dents  d'ivoire,  et  l'abus 
des  plaisirs  du  monde  flétri  leur  peau  rosée  et  fané  leur 
teint  transparent. 

Julien,  on  l'a  vu,  avait  un  de  ces  caractères  mobiles  et 
enthousiastes  qui  revêtent  de  passion  et  de  fougue  jusqu'à 
la  plus  légère  de  leurs  sensations.  C'était,  suivant  le  choc 
que  recevait  son  âme,  une  imprécation  vivante  ou  un  di- 
thyrambe animé.  Rien  n'égalait  la. chaleur  et  le  pittores- 
que de  son  débit.  Je  ne  me  souviens  pas  bien  de  la  ville 
où  il  avait  pris  naissance;  mais  s'il  n'était  pas  de  .Marseille, 
il  méritait  assurément  d'en  être.  Il  eût  pu,  les  trois  quarts 
du  temps,  se  dispenser  de  parler,  tant  ses  gestes  étaient 
nombreux  et  imagés. 

Il  \  a  des  gens  qui  n'aiment  pas  les  populations  du  midi 
de  la  France,  à  cause  de  leur  pantomime;  moi,  j'aime  au 


H  L'AUTRE  MONDE 

contraire  ces  natures  tout  eu  dehors  qui,  éprouvant  sans 
cesse  le  besoin  de  se  passionner,  n'en  dévoilent  que  mieux 
leur  âme;  natures  de  feu  qui  vibrent  et  résonnent  sous 
tons  les  souffles  sympathiques!  Pourquoi  les  femmes  de 
presque  toutes  les  Hâtions  aiment-elles  généralement  les 
Français?  Eh!  mon  Dieu,  la  raison  en  est  bien  simple! 
C'est  que,  chez  eux,  il  y  a  plus  de  chaleur,  de  démons- 
trativité  que  chez  les  autres  hommes. 

Les  femmes  sont  les  mêmes  par  tous  pays;  elles  aiment 
qu'on  s'occupe  d'elles ,  qu'on  les  flatte  et  qu'on  ait  l'air 
non-seulement  de  penser  ce  qu'on  leur  dit  d'aimable,  mais 
aussi  d'y  prendre  le  plus  vif  plaisir. 

La  conséquence  naturelle  du  caractère  de  Julien  dans 
ses  rapports  avec  les  femmes,  c'était  de  le  rendre  d'une 
bizarrerie,  d'une  originalité  et  d'une  véhémence  dans  la 
conversation,  qui  le  faisaient  l'homme  du  monde  le  plus 
amusant  aux  yeux  des  femmes  du  Mord,  habituées  à  ne 
rencontrer  chez  leurs  compatriotes  que  des  mnnières  froi- 
des et  sérieuses.  Parlait-il  aune  femme  jolie,  il  en  deve- 
nait inévitablement  amoureux.  De  là  aussi  une  exagération 
de  langage  qui  ne  manquait  pas  de  plaire  à  celles  qui 
lÏTMiitaient. 

L'impression  que  lit  Julien  sur  sa  charmante  interlocu- 
trice tut  sans  doute  favorable,  puisque  la  jeune  miss,  lors- 
qu'elle se  leva  pour  se  retirer,  lui  dit  en  lui  tendant  la  main  : 

—  Eh  bien!  à  demain  donc!  Messieurs,  ajouta-t-elle  en 
se  tournant  vers  "William  et  Richard;  demain,  vous  le  sa- 
vez, je  donne  un  grand  bal  aux  jeunes  gens,  mes  amis.  Je 
nous  préviens  d'avance  qu'à  cette  soirée  monsieur  Julien 
sera  mou  cavalier  favori. 


L'AUTRE   MONDE  15 

—  Ali  !  lit  Richard  avec  malice,  la  France  triomphe  de 
l'Amérique;  dites,  William,  qu'allez-vous  devenir? 

—  Hélas  !  répondit  celui-ci  avec  reproche,  voilà  donc  le 
prix  de  trois  jours  d'attachement! 

—  Pauvre  William!  dit  miss  Sarah  d'un  ton  libre  et 
cavalier,  consolez-vous  :  c'est  votre  tour  ce  soir,  ce  sera 
votre  tour  encore  après-demain. 

Et  là-dessus,  saluant  Richard  et  Julien,  elle  sortit  au 
bras  de  William  pour  se  diriger  du  côté  de  ïï'ashington- 
plare.  tandis  que  nos  deux  amis  regagnèrent  en  se  pro- 
menant le  numéro  21  de  la  sixième  avenue. 


VI 


Les  salons  de  miss  Cardwell  resplendissaient  de  lumière 
et  de  fleurs,  lorsque,  le  lendemain  soir,  Richard  et  Julien 
m'  présentèrent  chez  elle.  Les  plus  belles  Américaines  et 
les  plus  gracieuses  créoles  s'étaient  donné  rendez-vous 
dans  ce  centre  jeune  et  animé.  L'était  à  qui  serait  la  plus 
belle,  la  mieux  parée,  la  plus  fêtée.  L'Américaine  étalait 
Llleusement  ses  longs  et  vaporeux  cheveux  blonds.  sa 
Carnation  rosée  et  ses  épaules  blanches;  la  créole  du  Sud 
lissait  ses  bandeaux  de  jais,  riait  pour  montrer,  la  co- 
quette, l'émail  humide  de  ses  dents  de  perles,  faisait  on- 
duler Vurs  le  feu  des  lustres  sa  riche  et  souple  Organisa- 
tion, et  montrait  en  valsant,  dans  son  bas  de  soie,  son  tout 
petit  pied  mutin  que  jalousait  l'Américaine.  I 

Jamais  la  jliriation  n'avait  été  aussi  séduisante;  jamais 
les  corting-chair  n'avaient  réuni  couples  plus  amoureux 
et  plus  élégants.  Le  salon  de  jlirlaiioii  était  d'un  goût  dé- 


16  L'AUTRE  MONDE 

Hcieux,  et  rien  n'était  propre  aux  rêves  poétiques  comme 
cotte  douce  lueur  habilement  ménagée,  qui  tombait  en 
vagues  rayons  clans  ce  voluptueux  boudoir. 

Que  se  murmure-t-il  pendant  ces  longues  heures  de 
tèle-à-tète ,  alors  que  les  deux  visages  sont  tournés  l'un 
vers  l'autre,  que  les  cheveux  se  touchent  presque,  que  les 
respirations  se  confondent? 

J'ai  demandé  à  une  enfant  rose  et  blanche ,  aux  doux- 
yeux  bleus,  aux  bras  mignons,  une  jeune  fille  à  peine  : 

—  Qu'est-ce  que  flirter? 

Elle  m'a  regardé  avec  moquerie. 
,     —  C'est  le  mot  d'un  secret  maçonnique,  me  dit-elle. 

—  Mais,  repris- je,  parmi  les  nombreux  beaux  qui  vous 
entourent  et  avec  lesquels  vous  faites  de  la  flirtât  ion,  vous 
ferez  sans  doute  bientôt  un  choix  ? 

—  Non,  dit  l'enfant  rose  et  blanche,  pas  avant  vingt- 
cinq  ans  ;  mes  beaux  de  New-York  me  fatiguent  déjà,  et 
j'irai  passer  l'hiver  prochain  à  Boston1.  Je  n'ai  pas  fait 
ma  oie  de  jeune  fille,  ajouta-t-elle  gravement. 

Elles  disent  toutes  ma  vie  de  jeune  fille,  absolument 
comme  on  dit  en  France  ma  lie  déjeune  homme. 

—  Voilà  de  beaux  projets,  fis-je  en  souriant;  mais  pou- 
vez-vous  répondre  de  garder  votre  indépendance  aussi 
longtemps  que  vous  vous  le  promettez?...  Vous  êtes  très- 
jolie,  vous  allez  être  entourée  de  tout  ce  que  Boston  offre 
de  gentlemen  accomplis...;  encore  une  fois,  jeune  fille, 
pouvqp-vous  répondre  de  votre  cœur?... 

L'Américaine  me  jeta  un  regard  que  je  n'oublierai  ja- 

1  Boston  est  considérée  comme  V Athènes  des  Etats-Unis. 


L'AUTRE  MONDE  17 

nais.  11  était  en  même  temps  plein  de  mépris  et  de  pitié. 

—  Répondre  de  mon  cœur,  fit-elle  en  haussant  ses  chaî- 
nantes épaules,  il  faut  bien  être  créole  ou  Française  pour 
aire  de  ces  questions-là  ! 

Et  elle  s'éloigna  de  moi,  ne  me  jugeant  plus  digne  de 
:auser  avec  elle.  11  paraît  que  j'avais  commis  une  énor- 
nité  en  lui  supposant  un  cœur....  Je  restai  stupéfaite. 

Du  reste,  les  quelques  jeunes  Français  que  j'ai  vus  lan- 
és  dans  la  société  américaine  s'accommodaient  très-bien 
le  la  flir talion,  et  prétendaient  même  que  c'était  la  chose 
x  plus  agréable  du  monde.  Les  jeunes  ladies,  si  réservées 
is-à-vis  de  nous,  le  sont  beaucoup  moins  à  l'égard  de  ces 
aessieurs,  pour  lesquels  elles  se  montrent  très-gracieuses 
t  très-bienveillantes.  La  plupart  des  jeunes  gens  de  ma 
©nnaissance  ont  appris  l'anglais  et  la  flirtation  par  les 
oins  intelligents  d'une  belle  et  élégante  miss  qu'ils  con- 
luisaient  le  soir  au  théâtre,  au  concert,  à  la  promenade, 
u  bien  souper  dans  un  de  ces  riches  restaurants  dont 
ourmille  New- York.  C'est  l'usage;  c'est  plus  encore  :  c'est 
i  mode.  Quant  au  père  et  à  la  mère,  ne  me  demandez 
>as  ce  qu'ils  deviennent...  Je  ne  les  ai  jamais  vus.  Mon 
>pinion  à  leur  égard  est  qu'ils  n'existent  pas... 

VII 

Julien  et  Richard  traversèrent  des  flots  de  femmes  ri- 
hement  parées,  debout  dans  les  salons,  causant  à  haute 
oix  et  échangeant  de  bruyantes  exclamations  avec  les  nou- 
eaux  arrivants  de  leur  connaissance. 

—  Hovo  do  you?  s'écriaient  les  Américaines  en  riant 
ux  éclats. 

2 


18  L'AUTRE  MONDE 

—  Hoir  do  you  do  ?  répondaient  les  gpntlemen  sur  le 
même  ton  retentissant. 

Et  c  étaient  des  poignées  de  main  générales  à  \oiis  arra- 
cher les  bras. 

Les  Américaines  rient  beaucoup.  Ce  n'est  point  quelles 
soient  d'un  naturel  expausif  et  gai,  au  contraire;  mais, 
chez  elles,  c'est  un  signe  de  plaisir  exigé  par  les  comc- 
nances. 

In  jour,  je  lisais  dans  le  coin  d'un  immense  salon  d'hô- 
tel; à  quelques  pas  de  moi,  riaient  follement  deux  jeunes 
tilles  très-jolies  et  très-bien  mises. 

J'essayai  d'écouter  leur  conversation;  mon  livre  me.  fa- 
tiguait, et  je  ne  demandais  pas  mieux  que  de  partager  un 
peu  leur  gaieté.  Elles  doivent  être  spirituelles  et  bonnes, 
me  disais-je;  le  rire  m'ayant  toujours  paru  le  signe  d'une 
cvceilenle  nature. 

—  lt's  very  icarm  lo  daij,  Emma,  disait  l'une  en  écla- 
tant. 

—  Oh!  iery  u.iam  indeed!  répétait  l'autre  en  se  tor- 
dant. 

Je  repris  mon  livre  avec  empressement. 

Adossée  à  une  console  chargée  de  bougies  et  de  fleurs, 
miss  Sarah,  triomphante  et  belle,  souriait  à  ses  adorateurs, 
et  foi  niait,  au  milieu  de  sa  petite  cour,  des  projets  pour  le 
lendemain. 

A  la  \ue  de  Julien  et  de  Richard,  elle  fit  un  mouvement, 
et,  allant  au-devant  d'eux  : 

—  Vous  arrivez  bien  laid,  leur  dit-elle,  et  il  y  a  déjà 
longtemps  que  nous  dansons.  Polkez-vous,  monsieur  Ju- 
lien ? 


L'AUTRE  MONDE  19 

—  Avec  '.ous!  répondit-il  en  la  regardant  avec  admi- 
ation. 

L'Américaine  sourit.  Oh  entendait  les  premières  mesu- 
es  de  l'orchestre;  de  belles  jeunes  femmes,  les  épaules  et 
a  poitrine  nues,  passaient,  emportées  par  de  funèbres  Van- 
nes de  noir  tout  habillés,  comme  le  page  de  Mailboro.ugh. 
'ai  souvent  cherché  parmi  les  hommes  d'Amérique  une 
imable  et  jeune  physionomie  :  je  ne  l'ai  jamais  rencon- 
rée.  Ils  paraissent  tous  avoir  de  trente-cinq  à  quarante 
ns  et  ne  fournissent  que  deux  types  :  le  clergyman*  et 
g  marchand  de  savon. 

Julien  et  la  jeune  New-Yorkaise  tourbillonnèrent  un 
îistant. 

Puis  ils  s'arrêtèrent;  elle,  toujours  suspendue  au  bras 
e  Julien,  et  lui  l'enlaçant  doucement  et  lui  parlant  tout  bas. 

Miss  Sarah  rayonnait.  Ses  yeux  étaient  humides  et  sa 
olie  bouche  semblait  aspirer  avec  délices  les  paroles  brû- 
uites  que  lui  murmurait  le  jeune  et  ardent  voyageur. 

Toute  la  soirée  ils  continuèrent  ainsi  à  errer  ensemble 
lans  les  salons,  cherchant  une  embrasure  ou  un  pan  de 
ideau  pour  s'abriter  tous  deux  contre  les  yeux  de  la  foule. 

C'est  une  justice  à  rendre  aux  sociétés  américaines;  on 
le  s'y  occupe  nullement  de  ces  mille  commérages  qui  dé- 
raient si  souvent  nos  conversations  françaises.  Les  fem- 
nes,  loin  de  se  déchirer  mutuellement,  se  soutiennent  avec 
irdeur,  et  malheur  à  Fhnprudent  ou  au  malhabile  qui 
>serait  glisser  contre  la  vertu  de  l'une  d'elles  la  plus  pe- 
siniiaHon.  Honni  de  toutes  parts,  il  se  verrait  immé- 

1  Clergyman,  ministre  d'une  religion  réformée  qifricenqu; . 


50  L'AUTRE   MONDE 

dialement  fermer  les  portes  amies.  Si  une  jeune  lille  a  été 
trompée  par  un  homme,  on  la  plaint  et  on  la  console,  tan- 
dis que  son  séducteur  est  abanddhné  de  tous.  L'Amérique 
est  bien  réellement  le  royaume  des  femmes;  néanmoins, 
pour  nos  rêveuses  françaises,  Quimper-Corentin  vaudrait 
encore  mieux  que  New-York. 

—  Adieu!  disait  vers  trois  heures  du  matin  Julien  à 
miss  Sarah,  adieu,  vous  si  belle  et  si  aimable  ! 

Et  lui  serrant  tendrement  la  main  en  déposant  un  furtif 
baiser  sur  son  front  : 

—  Est-ce  là  de  la  flirtation?  ajoutait-il  en  souriant. 

—  De  la  flirtation  !  fit-elle  en  minaudant,  nous  n'en 
avons  point  fait  encore. 

—  Ah!  se  dit  en  lui-même  le  poète,  je  lui  ai  serré  la 
taille  et  baisé  le  front  ;  j'ai  effleuré  de  ma  main  et  de  mon 
souffle  son  col  et  ses  cheveux,  et  ce  n'est  pas  encore  de  la 
flirtation!  Qu'appeUe-t-elle  donc  flirter? 

—  A  demain,  reprit  miss  Sarah;  venez  me  prendre  à 
sept  heures.  On  joue  à  Niblo  :  je  veux  y  aller. 

Julien  rejoignit  Richard  en  murmurant  : 

Elle  est  fi  moi,  divinités  du  Pinde  ! 

Mil 

Tandis  qu'ils  se  retiraient  paisiblement,  nos  deux  amis 
causaient  ensemble  de  la  jeune  New-Yorkaise. 

—  Sais-tu,  disait  Julien,  que  cette  femme  m'a  pain  aussi 
intelligente  que  belle? 

—  Oui,  intelligente...  répondit  Richard  d'un  ton  gogue- 
nard, assez  pour  faire  de  toi  comme  de  tant  d'autres  qu'elle 
a  mis»  de  coté  après  trois  jours  de  connaissance. 


L'A  U  THE  MONDE  21 

—  Peut-être  ! 

—  Ne  vas-tu  pas  t'imaginer  qu'elle  est  amoureuse  de  toi  ? 

—  Et  pourquoi  pas?  Je  le  suis  bien  d'elle. 

—  Belle  raison  en  effet!   N'as-tu  pas    habité  quelque 
ville  du  nord? 

—  Non,  je  ne  connais  que  le  sud,,  l'ouest  et  le  Canada  ; 
quant  aux  États  du  nord,  je  n'ai  fait  qu'y  passer. 

—  Alors,  je  dois  t'apprendra  les  mœurs  de  nos  jeunes 
Américaines. 

—  Je  les  connais,  je  sais  qu'avec  elles  les  choses  qui  pa  - 
raîtront  le  plus  compromettantes  en  France  ne  sont  pas 
considérées  ici  comme  de  grande  conséquence.  J'ai  appris 
aussi  que,  sous  leur  air  libre  et  prompt,  leur  allure  fran- 
che et  dégagée,   elles  cachent  une  profonde  dissimulation 
et  un  étrange  égoïsme;  mais  il  n'y  a  point  de  règle  sans 
exception,  et  si  sur  trois  mille  Américaines  il  s'en  rencon- 
tre une  capable  d'aimer,  pourquoi  ne  la  trouverais- je  pas? 
Miss  Sarah,  je  dois  l'avouer,  m'a  paru  bien  supérieure  à 
ses  compatriotes  ;  il  m'a  semblé  voir  flotter  sous  la  pru- 
nelle de  la  jeune  Américaine  un  monde  d'amour  et  de  rê- 
verie; tandis  que  je  lui  parlais,   elle  avait  de  ces  poses 
comme  n'en  peut  inspirer  que  la  plus  profonde  coquette- 
rie, ce  sentiment  suave  qui  précède  ou  suit  l'amour}  et 
que  les  femmes  de  ce  pays  comprennent  si  différemment 
de  nos  belles  Françaises.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  cette 
blonde  miss,  lasse  de  flirter  à  droite  et  à  gauche,  ne  de- 
manderait pas  mieux  que  de  fixer  son  cœur  quelque  part. 
Qui  sait  si  je  ne  lui  ai  pas  paru  réaliser  son  idéal?  Car  en- 
fin, ajouta  Julien  en  jetant  sur  sa  personne  un  regard  d'é- 
vidente satisfaction,  je  suis  loin  d'être  un  cavalier  désa- 


^  L'AUTRE  MONDE 

gréable.  Toutes  mes  maîtresses  m'ont  dit  que  j'étais  beau 
et  que  je  savais  aimer.  Je  gagerais  que  Sara  h  déjà  me  voit 
et  méjuge  comme  elles! 

—  C'est  ce  que  tu  verras,  dit  Richard  à  Julien  ;  en  at- 
tendant, comme  nous  voici  arrivés  et  que  le  déraisonne- 
ment d'ailleurs  n'est  pas  contagieux,  je  t'offre  de  venir 
coucher  chez  moi.  Viens;  seulement  tu  me  pardonneras 
de  changer  de  conversation. 


IX 


Lorsque  le  lendemain  Julien  se  réveilla,  le  soleil  déjà 
haut  dans  l'azur  du  ciel  envoyait  dans  sa  chambre,  à  tra- 
vers les  bandes  mobiles  de  ses  jalousies,  de  longs  et  lumi- 
neux rayons.  11  appela  Richard;  celui-ci,  livré  à  des  habi- 
tudes laborieuses,  avait  quitté  la  maison  depuis  plusieurs 
heures. 

Julien  se  leva,  mais  n'ayant  rien  à  faire  qu'à  songer  à  sa 
rencontre  de  la  veille,  il  sortit  et  monta  dans  l'omnibus 
qui  se  dirigeait  vers  Broadway. 

Broadway  est  le  boulevard  des  Italien*  de  New-York. 
C'est  le  rendez-vous  des  élégantes  oisives  qui  vont  de  ma- 
gasin en  magasin  visiter  les  plus  belles  étoffes,  choisir  les 
bijoux  les  plus  nouveaux;  elles  appellent  ceîa  chùpper. 
Une  New-Yorkaise  qui  n'aurait  pas  quelques  centaines  de 
dollars  à  jeter  par  mois  dans  ces  courses  se  considérerait 
comme  très-pauvre  et  par  conséquent  comme  la  plus  mal- 
heureuse femme  du  monde. 

Lue  Américaine  dine  rarement  chez  elle.  Son  mari,  oc- 
cupé dans  la  partie  basse  de  la  ville,  ne  roture  que  le  soir 


L'AUTRE  MONDE  23 

et  laisse  ainsi  à  sa  jeune  femme  toute  sa  lilvité,  liberté 
dont  celle-ci  profite.  Alors  la  mais  >n  est  abandonnée  ;  les 
enfants  sont  envoyés  au  collège  quand  ils  sont  grands,  ou 
bourrés  de  candi  par  leur  nurse  tant  qu'ils  restent  babies. 
La  journée,  pour  l'Américaine,  e'est  la  vie,  e/est  le  bon- 
heur! car  la  soirée  est  souvent  monotone  et  ennuyeuse, 
alors  qu'on  n'a  point  envie  d'aller  au  spectacle  ou  que  le 
froid  vous  garde  au  logis.  On  ne  connaît  point  là-bas  les 
douces  relations  de  famille,  l'intimité  du  coin  do  feu. 

Le  mot  de  M.  de  Talleyrand  :  «Les  Américaines  ne  font 
pas  d'enfants,  elles  font  des  petits,  »  garde  encore  toute  sa 
vérité.  Un  enfant  de  quatorze  ans,  déjà  sau'e-ruisseau 
dans  un  magasin  où  sa  mère  dépense  par  an  cinq  on  six- 
mille  piastres,  paye  souvent  sa  nourriture  dans  la  maison 
paternelle,  ou  la  quitte  pour  vivre  en  grand  garçon.  Si 
da us  la  rue  ou  ailleurs  il  lui  arrive  de  rencontrer  un 
membre  de  sa  famille,  c'est  à  la  hatc  qu'il  échange  quel- 
ques paroles  et  qu'il  demande  :  Hoir  is  the  old  fïian 
going  ?  (Comment  va  le  vieux?  ) 

Julien  prit  donc  l'omnibus  de  Broadway,  et  il  était  à 
peine  installé  qu'une  femme  à  l'allure  déterminée,  aux 
sourcils  épais,  au  front  proéminent,  entra  dans  le  \  élu- 
cide. A  New-York,  il  n'y  a  point  de  conducteurs  pour 
mettre  l'écriteau  complet ,  et  pour  aider  les  dames  à 
monter  ou  à  descendre.  La  lady  jeta  un  rapide  eoupd'œil 
dans  l'intérieur,  et  ne  distinguant  point  de  place  libre  : 

—  Levez-vous!  dit-elle  à  Julien  d'un  ton  dur.  und 
make  haste  et  dépèchez-vous)! 

Julien  s'empressa  d'obéir,  croyant  que  l'inconnue  avait 
oublié  son  porte-monnaie  ou  son  mouchoir    sur  la   ban- 


24  L'AUTRE  MONDE 

quette.  Quel  fut  son  étonnement  quand  il  la  vit  s'instal- 
ler tranquillement  à  sa  place  sans  lui  accorder  le  plus 
simple  merci,  une  parole,  un  regard. 

Julien  ne  savait  trop  que  faire  de  sa  personne,  et  lan- 
çait à  l'Américaine  des  regards  furieux.  Il  se  décidait  en_ 
fin  à  descendre  lorsqu'il  s'entendit  appeler  du  fond  de 
l'omnibus. 

—  Sir!  sir!  criait  une  petite  voix  féminine. 

Julien  se  retourna.  C'était  une  très-jeune  et  très-jolie 
fille,  mise  avec  goût  et  distinction. 

—  Venez  vous  placer  ici,  lui  dit- elle  en  riant. 

—  Mais  il  n'y  a  pas  de  place,  mademoiselle,  répliqua 
Julien. 

—  Never  mind  (  ne  faites  pas  attention  ),  venez  tou- 
j  ours  ! 

L'appel  était  trop  gracieux  pour  qu'il  n'y  fût   pas  ré- 
pondu. Julien  s'avança  donc  vers  la  jeune  Américaine. 
Celle-ci  se  leva,  et  donnant  à  son  tour  sa  place  à  Julien  : 

—  Mettez-vous  là,  lui  dit-elle. 

—  Oh!  miss...  Non,  je  ne  souffrirai  pas...  murmura  le 
jeune  homme  confus. 

—  JYhat  a  stupid  fellow  !  (quel  stupide  camarade  !)  s'é- 
cria la  jeune  fille,  en  le  ipoussant  avec  impatience  sur  la 
banquette.  Puis,  carrément  et  résolument,  elle  se  plaça 
sur  ses  genoux. 

Avec  cette  présomption  qui  caractérise  le  Français, 
Julien  ne  manqua  pas  d'attribuer  la  familiarité  de  la  jeune 
miss  à  l'influence  de  son  élégante  tournure  et  à  la  fraîcheur 
de  ses  gants  ;  il  se  trompait  grossièrement  :  elle  en  eût 
fait  autant  pour  le  premier  Yankee  venu. 


L'AUTRE   MONDE  25 


Julien  se  promenait  dans  Broadway,  lorgnant  tes  jolies 
femmes,  lorsqu'il  fut  frappé  par  la  désinvolture  leste  de 
deux  jeunes  Américaines  qui  marchaient  devant  lui.  11  lui 
sembla  reconnaître  la  démarche  légère  de  l'une  d'elles, 
et  son  empressement  à  les  dépasser  égala  sa  curiosité. 

—  Ah  !  dit  tout  à  coup  Tune  d'elles  en  se  retournant  et 
en  montrant,  souriante  et  éveillée,  une  fraîche  figure  en- 
cadrée de  soyeux  cheveux  blonds;  c'est  vous,  monsieur 
Julien?  Ëtes-vous  fatigué  de  votre  nuit  de  bal? 

Julien  s'inclina  devant  miss  Sarah. 

—  Laissez-moi  vous  présenter  à  mon  amie,  lui  dit-elle  ; 
Laura,  ajouta  l'Américaine,  je  vous  présente  un  Français, 
un  peintre,  un  poëte.  —  Êtes- vous  poëte?  —  Un  poëte 
dont  je  n'ai  pas  lu  les  vers;  mais  ils  doivent  être  char- 
mants s'ils  ressemblent  à  sa  prose,  reprit  la  jeune  fille  en 
lançant  à  Julien  un  malicieux  regard. 

—  Je  n'aime  point  les  poètes  français,  dit  miss  Laura 
avec  assurance;  ce  sont  eux  qui  ont  gâté  vos  femmes. 

—  Comment  cela?  demanda  Julien. 

—  Ils  les  ont  flattées  et  encensées,  reprit  Laura  ;  ils  les 
ont  placées  sur  un  trône,  c'est  vrai,  mais  ils  les  y  ont 
rivées  à  une  chaîne,  et  leurs  flatteries  sentent  le  maître. 
Eh!  tenez,  le  plus  suave  de  vos  poètes,  Lamartine,  a  écrit 
des  monstruosités  !  Que  signifie  sa  Graziella?  ^'est-ce 
point  honteux  que  vos  femmes  s'enthousiasment  pour  une 
création  qui  les  rabaisse?  Que  vous  semble  de  cette  jeune 


26  L'AUTRE  MONDE 

tille  dont  il  se  fait  adorer,  et  dont  il  semble  diriger  le 
cœur...  qu'il  dédaigne  et  méprise  ensuite?  Où  est  la  di- 
gnité de  la  femme;  où  est  sa  puissance  ;  où  est  son  orgueil? 

—  Ouf!  se  dit  Julien  à  part;  c'est  une  bloomériste; 
va-t-elle  parler  ainsi  longtemps? 

Mais  miss  Laura  semblait  méditer  profondément. 

Elle  avait  à  peine  vingt-cinq  ans;  des  yeux  ardents  et 
fixes,  une  bouche  expressive,  un  teint  légèrement  jauni. 
Ses  cheveux  étaient  coupés  et  tombaient  en  boucles  brunes 
autour  de  son  cou. 

—  Venez  avec  nous,  dit  Sarah,  toujours  légère  et  rieuse  ; 
nous  allons  prendre  une  glace  chez  Taylor,  et  pendant 
que  je  la  mangerai  vous  disserterez  avec  Laura. 

—  J'aime  mieux  la  glace!  pensa  Julien.  Et  il  suivit  les 
deux  jeunes  femmes  dans  cet  immense  établissement,  d'un 
luxe  et  d'une  richesse  inconnus  en  France.  Néanmoins, 
malgré  son  apparence  fashionable,  ses  glaces  de  Venise  et 
ses  lustres  aux  mille  gerbes,  la  fille  de  la  verte  Érin,  rouge 
et  luisante  dans  sa  robe  graisseuse,  se  place,  le  dimancbe, 
sur  le  canapé  de  velours  nacarat  pour  prendre,  à  coté  des 
plus  élégantes  ladies,  sa  crème  glacée  à  la  vanille. 

L'indienne  ainsi  fraternise  avec  la  soie  ;  c'est  une  consé- 
quence toute  naturelle  de  l'esprit  d'égalité  qui  règne  au\ 
États-Unis  : 

Quand  on  est  démocrate,  on  ne  saurait  trop  l'être. 

Après  avoir  savouré  leur  glace  et  croqué  quelques  bon- 
bons, les  jeunes  femmes,  accompagnées  de  Julien,  sorti- 
rent de  chez  Taylor. 


L'AUTRE  MONDE  97 

—  Adieu,  dit  miss  Lama  à  son  amie;  je  vous  quitte  ici 
pour  aller  à  la  Tritnine  ;  viendrez-vous  ce  soir  à  Collagc- 
Phice? 

—  Je  ne  sais,  répondit  Sarah,  j'avais  envie  d'aller  à 
\iblo. 

—  Non,  venez  et  amenez-nous  ce  jeune  Français,  fit 
l'Américaine  en  désignant  familièrement  Julien. 

—  C'est  bien;  je  vous  réponds  de  moi  et  de  lui.  Qui 
aurez- vous  donc? 

—  Mais  tous  les  nôtres...  excepté  pourtant  Lucy  Stone, 
qui  est  maintenant  dans  le  Kentucky.  Elle  rédige,  avec 
Lucretia  Smooth  et  Antoinette  Brown,  une  pétition  pour 
établir  nos  droits  politiques  :  j'ai  envoyé  ma  signature. 
Voudrez-vous  en  faire  autant,  Sarah? 

—  Je  ne  sais;  nous  en  reparlerons. 

—  Voulez-vous  aller  réellement  chez  elle?  dit  avec  ap- 
préhension Julien  à  l'oreille  de  miss  Sarah.  Il  sentait  déjà 
l'envelopper  comme  une  lourde  atmosphère  de  disserta- 
tions. 

—  Certainement,  Lauraest  une  femme  très-supérieure, 
et  vous  verrez  là  tous  nos  avancés.  Ce  sera  pour  vous 
une  excellente  étude;  vous  pourrez  dire  à  vus  Françaises 
ce  que  sont  les  Américaines  :  des  femmes  au  cœur  fier  et 
à  l'esprit  sérieux,  qui  se  font  indépendantes  et  libres,  tandis 
qu'elles  sont  encore  esclaves  et  enfermées  dans  un  cercle 
d'étroits  préjugés.  Oh  !  s'écria  miss  Sarah  avec  véhémence, 
j'aimerais  mieux,  je  crois,  (Mie  la  tille  d'un  Indien  que  la 
femme  d'un  Français,  fût-il  due  ou  marquis! 

—  Pourquoi  cela?  demanda  Julien. 

—  Pourquoi?  parce  que  vos  femmes  snnl  lâches  et 


fc8  L'AUTKE  MONDE 

vaines,  et  que  leur  unique  plaisir  est  de  se  déchirer  entre 
elles  et  de  se  trouver  en  faute.  Nous  autres,  filles  anglo- 
saxonnes,  nous  nous  soutenons  mutuellement,  avec  per- 
sévérance et  courage,  et  nous  sommes  ainsi  fortes  et 
grandes.  Si  une  de  nous  s'est  laissée  entraîner  au  delà  des 
bornes,  loin  de  la  dédaigner,  de  la  repousser  avec  mé- 
pris, comme  vous  le  faites  en  France,  nous  l'appuyons  de 
toute  notre  âme.  Selon  nos  mœurs  plus  simples  et  plus 
vraies,  nous  n'infligeons  pas  l'opprobre  et  le  châtiment  à 
la  victime,  mais  au  séducteur. 

—  Oui,  je  sais  que  vos  lois  protègent  la  femme,  dit 
Julien. 

—  Sans  doute,  reprit  miss  Sarah,  et  nous  n'en  sommes 
que  plus  aimées  et  honorées. . .  mais  j'anticipe  sur  la  soirée, 
fit  la  jeune  fille  en  riant,  et  sur  les  droits  de  miss  Laura... 
J'ai  failli,  je  crois,  vous  faire  un  discours  !  Adieu  !  à  ce  soir  ! 

Et  les  deux  Américaines,  continuant  encore  ensemble 
leur  promenade,  s'éloignèrent  rapidement. 


XI 


11  était  à  peine  deux  heures.  Julien,  pour  tuer  le  reste 
de  l'après-midi,  fut  faire  une  visite  au  Palais  de  Cris- 
tal. 

On  parle  beaucoup  de  l'esprit  d'entreprise  des  Améri- 
cains; on  dit  : 

«  Rien  n'égale  leur  audace  et  leur  énergie  en  matière 
d'industrie  et  de  commerce.  Dans  une  période  de  temps 
relativement  courte,  ils  ont  fondé  de  grandes  choses  et 
réalisé  d'étonnants  progrès.  A  peine  existent-ils  depuis 


L'AUTRE  MONDE  29 

trois  quarts  de  siècle,  et  déjà  ils  sont  en  toutes  choses  à  la 
hauteur  des  plus  vieux  royaumes  de  l'ancien  monde...  » 

C'est  vrai  ;  mais  loin  de  rien  voir  à  cela  d'extraordi- 
naire, je  trouverais,  au  contraire,  surprenant  qu'il  n'en 
fût  pas  ainsi. 

L'Amérique  est  un  pays  nouveau,  qui  a  profité  de  toute 
une  civilisation  déjà  ancienne  et  glorieuse.  Vers  ses  riva- 
ges se  portent  chaque  année,  non-seulement  un  peuple 
de  laborieux  é migrants,  mais  aussi  les  individus  de  tou- 
tes les  parties  de  l'Europe,  qui,  soit  à  cause  de  leurs  cri- 
mes, de  leurs  mauvaises  affaires  ou  de  leur  curieuse  avi- 
dité, ne  peuvent  ou  ne  veulent  plus  rester  dans  leur 
patrie.  C'est  là,  après  tout,  l'élément  le  plus  vivace  de  la 
civilisation  américaine.  Poussés  sans  cesse  par  ce  flot  de 
nouveaux  venus,  qui  arrivent  avec  tant  de  passions,  d'in- 
térêts et  de  vices  divers,  les  Américains  cèdent  peu  à  peu 
du  côté  des  forêts,  on  bien  restent  dans  leurs  villes  pour 
lutter  avec  les  étrangers  d'adresse,  d'habileté  et  même  de 
rouerie. 

C'est  à  qui  trouvera  la  voie  la  plus  rapide  pour  faire 
fortune.  Cet  esprit  d'ambitieuse  émulation,  dans  un  pays 
ouvert  au  monde  entier,  doit  à  la  fois  développer  l'intelli- 
gence générale  et  créer  un  monde  d'entreprises,  d'institu- 
tions et  de  produits.  Eu  effet,  je  ne  crois  pas  que,  pour  les 
affaires,  il  y  ait  un  peuple  mieux  doué  que  celui  de 
l'I  nion.  Quant  à  leurs  entreprises,  elles  se  ressentent  mal- 
heureusement de  la  précipitation  qu'ils  apportent  dans 
toutes  leurs  tentatives  pour  arriver  à  la  fortune.  Leurs 
chemins  de  fer,  par  exemple,  presque  tous  construits  sur 
une  seule  voie,  ont  plutôt  l'air  d'être  des  essais  de  chemins 


30  L'AUTRE  MONDE 

de  fer  que  des  lignes  définitives.  Je  comprendrais  c  ela  dan» 
les  États  de  l'ouest,  où  les  voies  ferrées  sont  le  seul  moyen 
de  prompte  colonisation,  et  où  l'on  a  le  plus  grand  intérêt 
à  faire  vite  et  à  bon  marché;  mais,  dans  les  États  du 
nord  et  de  l'est,  la  majorité  des  chemins  de  fer  déshonore 
la  civilisation  américaine.  Les  lignes  télégraphiques  sont 
généralement  ou  mal  organisées,  ou  mal  entretenues;  et 
je  connais  vingt  dépèches,  envoyées  de  New- York  vers  le 
Kentucky  ou  l'Ohio,  qui  ne  sont  jamais  parvenues. 

C'est  que,  sûrs  qu'ils  étaient  d'avoir  un  public  qui  ai- 
merait encore  mieux  être  transporté  ou  servi  mal  par 
eux,  que  de  ne  pas  l'être  du  tout,  les  actionnaires  fonda- 
teurs de  toutes  ces  entreprises  n'ont  cherché  qu'à  écono- 
miser le  plus  possible  sur  leurs  frais  d'installation.  Pais, 
la  hausse  étant  venue,  ils  ont  repassé  leurs  actions  à  des 
capitalistes  moins  habiles,  qui  auront  à  refaire  toute  la  be- 
sogne au  bout  d'un  certain  temps. 

De  cette  hâte  apportée  dans  presque  tout  ce  qu'ils  éta- 
blissent, peut  résulter,  sans  doute,  un  élan  favorable  à 
tous  les  genres  de  spéculation  ;  mais  rien  de  grand,  de 
monumental,  ne  saurait  naître  sous  l'influence  d'intérêts 
aussi  pressés. 

Il  me  serait  facile  d'accumuler  les  preuves  de  ce  mie 
j'avance  ;  mais,  pour  ne  parler  ici  que  du  Palais  de  Cristal 
de  New-York,  voyez  déjà  la  différence  énorme  avec  ce  qui 
a  été  fait  dans  cette  voie  en  Angleterre  comme  avec  ce  qui 
va  être  tenté  prochainement  en  France  !  Quoi  de  plus 
pauvre,  par  comparaison,  de  plus  froid,  de  plus  désen- 
chantant ?  Et  cependant,  rien  n'a  été  négligé  pour  faire 
mousser  ce  bâtiment  qui,  bien  loin  d'avoir  été  le  Palais, 


L'AUTRE   MONDE  31 

i'a  été  que  la  Prison  de  l'Industrie  ?  Barnimi  lui-même 
.  été  appelé,  Barnum,  le  faiseur  des  faiseurs,  le  char- 
atan  par  excellence  !  On  a  fait  des  ouvertures  et  des  ré  • 
ouvertures  auxquelles  on  a  convié  les  artistes,  les  écri- 
ains,  les  vétérans  de  l'armée,  les  corporations  de  la  ville 
:t  des  cités  environnantes,  le  commerce...  que  sais-je? 
lt  à  quoi  tout  cela  a-t-il  abouti  ?  à  un  immense  fiasco,  à 
a  démolition  de  l'édifice  et  à  la  vente  de  ses  matériaux  ; 
ans  parler  du  vide  affreux  qui  s'est  fait  dans  la  poche  des 
ténévoles  actionnaires  ! 

XII 

Julien,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire,  n'était  allé  au  Pu- 
ais de  Cristal  ni  en  industriel,  ni  en  philosophe,  ni 
nème  en  artiste.  Je  me  trompe  :  il  y  était  allé  en  flâneur, 
t  quels  plus  grands  philosophes  que  ces  gens-là?  Le  bruit, 
e  mouvement,  les  physionomies  contrastantes,  les  jolies 
>romeneuses,  toutes  choses  qui  s'entendaient,  se  voyaient 
>u  s'épanouissaient  si  diversement  et  si  joyeusement  à 
'exposition  de  Londres,  il  avait  espéré  les  rencontrer  là. 
lais  au  lieu  de  cette  vie,  il  ne  trouva  qu'une  perspective 
roide  et  inanimée;  un  silence  de  mort  régnait  dans  toutes 
es  parties  de  l'édifice  ;  de  rares  et  mornes  figures  d'ex- 
losanls  erraient  ainsi  que  des  ombres  parmi  les  machines 
;t  les  produits,  tandis  qu'une  araignée  immense  envelop- 
>ait  silencieusement  de  sa  trame  grise  le  Cheval  du  grand 
Washington. 

Julien  se  hâta  de  fuir  cette  nouvelle  nécropole  et  d'allei' 
imposer  au  grand  soleil  sa  tète  et  ses  membres  effrités. 

—  Parbleu  !  disait-il  en  sortant,  j'ai  bien  mal  choisi 


3-2  L'AUTRE  MONDE 

mon  jour  !  J'ai  rendez-nous  dans  quelques  heures  avec 
une  jolie  femme  et  je  viens  passer  mon  temps  dans  ee 
grenier,  où  la  température,  en  plein  mois  de  juin,  est  au- 
dessous  de  zéro  !  Voilà  de  quoi  éteindre  la  plus  fougueuse 
imagination,  et  je  mériterais  bien  que  la  belle  Sarah  me 
trouvât  ce  soir  aussi  bête  que  l'art  américain  ! 


XIII 


Fidèle  à  son  rendez- vous,  Julien,  à  sept  heures  son- 
nantes, entrait  dans  le  parloir  de  miss  Sarah,  et  un  quart 
d'heure  après,  la  jeune  fille,  revêtue  d'une  robe  grise  dé- 
colletée, se  présenta. 

—  Allons  !  vite,  vite  !  dit-elle,  le  révérend  B***  doit  ce 
soir  nous  lire  un  discours  sur  l'esclavage  ;  j'ai  hâte  d'arriver. 

La  figure  de  Julien  s'allongea  ;  il  se  rappelait  la  soirée 
de  la  veille. 
Puis,  retenant  l'Américaine,  et  la  menant  sur  le  canapé  : 

—  Qu'est-ce  que  la  flirtation?  murmura-t-il  tout  bas, 
en  attirant  la  jeune  fille  bien  près  de  son  cœur. 

L'Américaine  renversa  sa  blonde  et  jolie  tête  sur  l'é- 
paule du  jeune  homme,  et  lui  dit  : 

—  Vous  le  saurez,  mais  pas  ce  soir  ;  partons,  partons  ! 
Miss  Sarah  et  Julien,  montant  en  voiture,  furent  bientôt 

rendus  chez  la  bloomériste  de  Cottage-Place.  Les  deux  sa- 
lons étaient  déjà  remplis  d'invités  aux  physionomies  les 
plus  bizarres  et  aux  caractères  les  plus  divers.  Un  homme 
se  leva  et  se  dirigea  vers  une  petite  estrade,  préparée  pour 
cette  occasion.  Il  était  à  la  fois  mince  et  d'une  très-haute 
taille.  Son  cou  maigre  était  aussi  raide  que  sa  cravate 


L'AUTRE  MONDE  53 

Manche,  et  de  longs  cheveux  bruns  descendaient  sur  se> 
jpaules  gicles  comme  celles  d'un  enfant.  Son  nez,  d'une 
ongueur  démesurée,  contrastait  singulièrement  avec  ses 
/eux  obliques  et  petits  comme  ceux  des  Chinois.  Il  tenait 
l  la  main  un  manuscrit  dont  l'énorme  volume  fit  frisson- 
ner Julien. 

«  Ladies  and  gentlemen,  s'écria-t-il  en  commençant, 
vous  formez  l'auditoire  le  plus  intelligent  qui  soit  réuni 
lans  le  monde  à  cette  heure  !  Je  suis  fier  d'avoir  à  vous 
parler  sur  une  question  aussi  importante  que  celle  de  Va- 
bolilion  de  l'esclavage.  Mais  je  n'abuserai  pas  de  vos  mo- 
ments, et  je  me  bornerai,  pour  ce  soir,  à  quelques  rapides 
observations.  » 

Il  parla  une  heure  et  demie  !  La  création  du  monde, 
le  déluge,  la  formation  des  langues,  l'esclavage  dans  l'an- 
tiquité, la  fusion  des  races,  les  grandes  découvertes  mo- 
dernes, l'égalité  universelle...  il  passa  tout  en  revue;  il 
termina  par  une  apostrophe  véhémente  aux  slaveholders  l 
et  par  un  long  dithyrambe  à  la  louange  des  États-Unis, 
qu'il  proclama,  cela  va  sans  dire,  la  plus  grande,  la  plu^ 
généreuse  et  la  plus  puissante  nation  du  monde. 

Son  auditoire  l'applaudit  bruyamment;  Julien  soupira. 

—  Il  faut  que  cet  homme  soit  à  la  fois  bien  épris  et  bien 
convaincu  de  ses  opinions,  pensa-t-il,  pour  oser  en  faire 
le  texte  d'un  discours  aussi  assommant. 

Il  apprit  le  lendemain  que  cet  orateur  abolitionniste  était 
un  ancien  planteur  de  la  Caroline,  qui,  avant  de  déclarer 
ses  opinions  nouvelles,  avait  eu  la  précaution  de  vendre 
tous  ses  noirs. 

'  Slaveholders,  pi  opiïétaires  d'esclai 


34  h' AUTRE  MONDE 

Après  ce  premier  discours,  une  femme  vêtue  d'un  pan- 
talon noué  sur  la  cheville,  d'une  blouse  et  d'un  mantelet, 
demanda  la  parole. 

«  Ladies  and  gentlemen,  dit-elle,  la  liberté  des  femmes, 
vous  le  savez,  est  un  principe  admis  aujourd'hui  dans 
presque  toutes  les  parties  de  l'Union  américaine;  mais  sou 
application  est  retardée  par  l'influence  étrangère  et  jésui- 
tique. Il  faut,  par  des  adresses  et  des  meetings  publics,  obli- 
ger le  gouvernement  à  le  faire  passer  dans  la  législation. 
Certes,  à  des  esprits  aussi  élevés  que  les  vôtres,  je  n'ai  pas 
besoin  de  démontrer  l'excellence  des  idées  dont  je  me  suis 
déclarée  V  apôtre  depuis  longtemps.  La  femme  en  tout  est 
l'égale  de  l'homme;  elle  a  les  mêmes  besoins,  les  mêmes 
aspirations:  elle  doit  avoir  les  mêmes  droits  que  lui.  Lisez 
l'histoire  !  et  voyez  combien  de  grands  noms  de  femmes  y 
figurent  glorieusement  !  Et  pourtant  la  position  qu'on  nous 
a  faite  jusqu'ici  a  été  sans  cesse  inférieure  !  Mais  qu'on 
nous  accorde  une  liberté  complète;  que  pour  nous,  comme 
pour  les  hommes,  soient  ouvertes  toutes  les  voies  :  —  pro- 
fessionnelles, législatives,  commerciales  et  politiques;  que 
le  divorce  ne  soit  plus  entouré  de  conditions  qui  le  ren- 
dent quelquefois  impossible;  ou  mieux,  que  le  mariage,  ce 
reste  de  la  servitude,  soit  aboli  ;  que  l'amour,  ce  mot  men- 
teur qui  cache  une  chaîne,  soit  remplacé  par  le  libre  choix 
des  femmes...  et  alors,  seulement  alors,  le  monde,  débar- 
rassé de  ses  langes,  sera  devenu  adulte;  alors  le  progrès, 
qui  n'a  marché  jusqu'ici  qu'à  pas  de  tortue,  aura  les  ailes 
de  la  vapeur  et  de  l'électricité;  alors  la  civilisation  sera  en 
bon  chemin,  car  l'influence  de  la  femme  sera  générale  et 
son  règne  universel!  » 


LADTRK   MONDE  35 

frois  sahes  de  bravos  couvrirent  les  dernières  paroles 

l'oratrice. 

Mss  Sarah,  se  tournant  vers  Julien,  lui  dit  avec  enthou- 

sme  : 

—  Des  femmes  qui  parlent  ainsi  ne  méritent-elle-  pas 
[s  les  droits  qu'elles  réclament  ? 

—  Elles  méritent  tout,  répondit  Julien;  seulement,  je 
irette,  p-  ur  l'intérêt  de  sa  eause,  que  cette  éloquente 
une  ne  suit  pas  plus  jolie  et  n'ait  pas  vingt-cinq  ans  de 
lins. 

—  Vous  voilà  bien,  vous  autres  Français!  esprits  super- 
els  qui  n'appréciez  une  femme  que  pour  sa  jeunesse  et 
beauté,  et  qni  n'avez  pour  tout  le  reste  que  la  plus  pro- 
de  indifférence  on  le  plus  grand  dédain.  —  Tenez,  con- 
ua  la  jeune  miss  avec  un  geste  d'indignation,  je  n'aime 
;  \os  Françaises;  ce  sont  des  caractères  sans  élévation, 
&  pour  la  servitude.  Si  on  pouvait  en  un  jour  trans- 
:ter  seulement  ciuq  cents  Américaines  dans  votre  pay> 
les  assujettir  à  ses  mœurs  et  coutumes,  il  ne  se  passerait 
>  quarante-huit  heures  sans  qu'il  y  eût  une  révolution 
profit  de  la  femme! 

—  Vous  me  répondez  là,  chère  Suah.  comme  si  vou> 
liez  pas  belle,  belle  à  rendre  amoureux  tous  le-  Fran- 
H  du  inouïe  • 

—  Le  principe  de  la  iiberté  des  femmes,  répondit  fière- 
uit  l'Américaine,  je  le  place  au-dessus  de  tous  les  avan- 
ts physiques,  et,  pour  aider  à  son  triomphe,  je  n'hési- 
iis  pas,  s'il  le  fallait,  à  l'aire  le  sacrifice  de  nia  beauté. 

—  Voilà  une  réponse,  se  dit  à  part  Julien,  à  laquelle 
e  Française  n'aurait  jamais  pensé. 


86  L'AUTRE  MONDE 

Et,  prévoyant  que  l'enfer  et  le  ciel  ne  pourraient  rie 
contre  des  opinions  aussi  carrément  assises,  il  prit  le  sei 
parti  raisonnable  qui  lui  restât  pour  ne  pas  être  mis  à  1 
porte  .  il  s'inclina  profondément  devant  la  New-Yorkaise 
ce  que  celle-ci  prit  pour  un  geste  d'assentiment  et  d'a( 
miration. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria-t-elle,  j'aime  à  vous  vo 
convaincu  !  Après  tout,  vous  et  vos  compatriotes,  vous  êt< 
de  généreuses  natures;  il  ne  faut  que  vous  placer  sous  ur 
influence  libre  et  féconde. 

—  Plaise  à  Dieu,  murmura  tendrement  Julien,  que  j 
sois  toujours  placé  sous  la  vôtre  ! 

Sarah  donna  sa  main  à  baiser  à  l'amoureux  jeune  homm 
Tout  à  coup,  une  grande  agitation  s'aperçoit  dans 
salon  voisin.  Sur  l'ordre  de  miss  Sarah,  Julien  s'empres 
d'aller  en  connaître  la  cause.  C'est  un  ami  de  la  maisoi 
qui  vient  de  tomber  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie.  C 
l'emporte,  et  trois  femmes-médecins  qui  se  trouvent  dai 
la  réunion  se  disputent  l'honneur  de  le  saigner,  land 
que  Julien  revient  s'asseoir  auprès  de  la  belle  Améi 
caine. 

Mais  celle-ci,  le  présentant  à  un  gentleman  de  sa  co 
naissance,  lui  dit  : 

—  Écoutez,  je  vais  voir  si  je  puis  être  utile  à  mes  ami 
les  doctoresses;  en  attendant,  je  charge  M.  Westerveltc 
ning,  rédacteur  du  New -York  Tribune  et  l'un  de  n 
meilleurs  amis,  de  vous  tenir  compagnie.  Adieu  ! 

Julien  aurait  de  bon  cœur  envoyé  M.  Westerveltconi 
au  diable.  Encore  un  libre  penseur,  se  dit -il,  qui  va  m' 
sommer  d'une  colonne  de  son  pâteux  journal!  Oh! 


L'AUTRE  MONDE  37 

en  suis-je  encore  à  cette  délicieuse  soirée  d'hier?  Hélas  ! 
5  jours  se  suivent... 

—  Vous  paraissez  bien  rêveur?  lui  dit  à  ce  moment  sa 
nivelle  connaissance. 

—  En  effet,  je  songeais  à  cette  femme  qui  était  si  belle 
er,  qui  a  tant  d'éclat  aujourd'hui...  Étiez-vous  au  bal 
armant  qu'elle  nous  a  donné? 

—  Non  ;  j'étais  allé  comme  rapporteur  à  un  meeting 
)omériste  de  Troy.  Vous  ne  sauriez  croire  l'effet  prodi- 
ïux  qu'a  produit  cette  réunion,  où  l'éloquence... 

—  Nous  y  voilà,  dit  à  part  le  poëte. 

—  L'enthousiasme  pour  le  droit  et  la  justice... 

—  Y  avait-il  au  moins  de  jolies  femmes  ?  demanda  Ju- 
n,  espérant  échapper,  par  une  conversation  inciden- 
te, à  la  tirade  qui  grondait  sur  lui. 

—  Je  ne  sais,  monsieur,  répondit  froidement  M.  Wes- 
veltconing  ;  nous  autres  Américains,  ce  que  nous  recher- 
ons  d'abord  chez  les  femmes,  ce  sont  des  principes 
litiques  et  des  opinions  indépendantes.  Car  enfin... 

—  Ah  !  pardieu!  s'écria  Julien,  bouillant  d'impatience, 
as  tombez  bien  !  Ces  femmes-là  je  les  abhorre  !  je  n'aime 
e  celles  qui  sont  jeunes  et  jolies,  et  qui  cherchent  le 
lisir. 

—  Quel  homme  vous  êtes  !  Calmez-vous;  je  n'ai  pas  l'in- 
ition  de  heurter  vos  idées.  Je  suis  même  persuadé  qu'au 
ni  vous  vous  rapprochez  de  ma  manière  de  voir.  Tenez, 
3ns  nous  asseoir  dans  ce  coin,  sur  ce  canapé,  et  lorsque 
pous  aurai  exposé  mon  système,  vous  me  direz  le  vôtre, 
nous  comparerons. 

—  C'est  inutile,  monsieur.  Vous  êtes  républicain  et  vous 


38  L'AUTRE  MONDE 

voulez  l'émancipation  de  la  femme;  moi,  je  suis  absolu 
tiste  et  je  fais  chaque  jour  des  vœux  pour  le  retour  df 
femmes  en  esclavage.  Vous,  votre  ambition  serait  tlêti 
président  dans  un  pays  où  les  femmes  auraient  le  ftrtjj 
de  voter  ;  moi,  je  ne  connais  pas  de  position  à  la  fois  plu 
légitime  et  plus  enviable  que  celle  du v  sultan  à  Constant 
nople  !... 

Et  après  cette  belle  réponse,  Julien  tourna  les  talons 
M.  Westerveltconing,  qui  resta  ébahi  de  tant  d'extravE 
gance,  et  scandalisé  d'un  sans-façon  dont  il  ne  croya 
capables  que  les  gentlemen  du  Kentucky. 

Mais  Julien  avait  ce  soir-là  du  malheur .  S'en  étant  ail 
causer  avec  un  petit  homme,  à  la  physionomie  mé  lance 
lique,  à  l'apparence  inoffensive,  au  regard  terne,  queln 
fut  pas  son  effroi  de  voir  tout  à  coup  les  yeux  de  son  ir 
terlocuteur  devenir  hagards,  ses  narines  se  dilater,  s* 
traits  prendre  une  expression  violente,  ses  cheveux  se  h< 
risser,  et  de  l'entendre  s'écrier,  en  montrant  du  doigt  u 
groupe  d'oiseaux  empaillés  qui  ornait  la  cheminée  :  «  ï 
nous  aussi  nous  aurons  une  queue  !  » 

Ce  petit  homme  n'était  rien  moins  que  le  célèbre  Fit: 
caltop,  l'enthousiaste  traducteur  et  l'ardent  disciple  C 
Charles  Fourier. 

U  était  trop  bon  apôtre  pour  s'en  tenir  à  cette  exclame 
lion.  Il  ne  manqua  donc  pas  de  suivre  son  idée  et  d'in 
tier  Julien  aux  charmes  et  surtout  aux  avantages  de  s 
doctrine,  mais  celui-ci,  voyant  l'orateur  absorbé  biente 
par  son  sujet,  en  profita  pour  aller  rejoindre  irtf&i  Sara! 

—  Eh  bien  ?  fit  celle-ci  en  l'apercevant. 

—  Je  viens  vous  enlever. 


L  AUTRE   MONDE  39 

—  Ah  !  par  exemple  ! 

—  Oui.  le*  philosophe*  tte  la  soif  V  m.-   fatiguen  .  et  je 
meurs  si  vous  ne  venez  avec  moi. 

—  Cela  vous  plaît?  à  moi  aussi,  ail ni-  ! 

Et.  prenant  congé  de  mess  Laura.  ils  partirent  et  con- 
vinrent d'aller  souper  chez  Thompson,  «ions  Broadway. 


XIV 


Arrivés  là.  ils  montèrent  dans  le  salon  supérieur.  Il  n'y 
avait  personne.  Ils  furent  s'asseoir  dan?  le  coin  le  plus 
confortable,  et  firent  ensemble  une  carte  extravagante. 
Tout  le  temps  du  souder,  cela  va  sans  dire,  Julien  fut 
très-amoureux j  à  son  tour, miss  Sarah  parut  très-tendre. 
Le  jeune  homme  lui  prenait  les  mains,  elle  se  penchait 
sur  son  épaule  ;  il  la  pressait  dans  se?  bras,  chose  à  la- 
quelle la  jeune  lille  s'abandonnait  avec  mie  facilité  qui 
exaltait  L'amour-propre  du  poète  non  moins  vivement  que 
son  imagination.  11  se  croyait  aimé,  et  ce  fut  d'une  voix 
et  tendre  qu'il  murmura  à  l'oreille  de  la  jeune  Amé- 
ricaine ; 

—  Sarah  !  m'aim^s-tu  ?. . . 

—  Gui,  je  t'aime '... 

—  Sois  donc  à  moi.  i  )nie  h  moi  ... 

—  Mon  beau  poète!   tit    Sarah   eu  pa 

effilés  dans  les  bruns  cheveux  du  jeune  homme,  m'aime- 
-vous  encore  si  je  vous  disais  non"? 
Julien  ne  l'écoutait  plus;  il  était  fou,  il  avail  perdu  la 
t  ah  avail  conservé  tonte  >.i  présence  sTesprit. 

—  Tenez!  dit-eHe  à  Julien  eu  -.■  levai,;  el  s'approcnanl 


40  L'AUTRE  MONDE 

d'un  splendide  rosier  qui  étalait  dans  une  élégante  jardi- 
nière ses  belles  fleurs  épanouies; —  voyez! 

Et  penchant  son  gracieux  visage  vers  une  magnifique 
rose,  elle  sembla  en  aspirer  tout  le  parfum;  elle  la  baisa 
et  la  rebaisa;  elle  inclina  plusieurs  fois  la  branche  qui  la 
portait  de  manière  à  ce  que  la  fleur  brillât  un  moment 
dans  ses  cheveux  ou  sur  son  sein;  puis,  revenant  s'asseoir 
sans  la  détacher  de  sa  tige,  elle  dit  d'un  air  dégagé  : 

—  Voilà  une  explication  de  la  flirtation... 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Si  vous  comprenez  les  images,  vous  devez  à  présent 
savoir  jusqu'où  peuvent  aller  vos  espérances. 

— Et...  est-ce  irrévocable?  risqua  Julien  d'un  ton  pres- 
que tendre. 

—  Irrévocable  comme  la  liberté  des  femmes  en  Améri- 
que! prononça  la  jeune  miss  d'un  ton  sec  et  majestueux. 

A  cette  réponse,  Julien  sentit  tout  d'un  coup  se  glacer 
son  imagination.  Cependant,  il  ne  voulut  pas  avoir  l'air 
d'abandonner  si  piteusement  la  partie;  un  reste  d'espé- 
rance lui  souriait  encore  au  fond  du  cœur. 

—  Allons,  je  vous  aime  assez  pour  vous  attendre,  lui 
dit-il  en  effleurant  sa  joue  d'une  main  caressante. 

Et,  se  levant  tous  deux,  ils  sortirent.  Julien  arrêta  la 
première  voiture  qui  passait,  et  reconduisit  miss  Sarah 
chez  elle...  sans  autre  incident. 


XV 


Ainsi  qu'il  avait  été  convenu,  Julien  se  rendit  le  lende- 
main chez  la  belle  Américaine.  Elle  était  sortie.  Après 


L'AUTRE  MONDE  M 

,'oir  été  perdre  le  temps  à  droite  et  à  gauche,  Julien  re- 
niait tranquillement  dans  Broadway,  lorsqu'en  passant 
svantle  restaurant  Lovejoy,  l'idée  lui  vint  d'aller  souper. 
Quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  de  voir  dans  un  des  coins 
!  la  salle  miss  Sarah  attablée,  non  pas  avec  M.  William, 
l'il  avait  rencontré  chez  Maillard,  mais  avec  un  autre 
ntleman  qu'il  n'avait  jamais  vu  ! 
Elle  était  tendrement  penchée  sur  son  épaule,  et  sa  po- 
;ion,  du  reste,  était  aussi  compromettante  qu'elle  pou- 
Lit  l'être  pour  une  Américaine, 

Dès  qu'elle  eut  vu  Julien,  elle  se  prit  à  rire  et  cà  l'appeler 
uyamment. 

—  Julien!  mon  ami  Julien  !  êtes-vous  fâché  avec  moi? 

—  Mais...  lui  répondit  celui-ci  avec  une  amertume  con- 
nue, je  n'en  verrais  pas  le  motif. 

—  A  la  bonne  heure  !  vous  avez  un  aimable  caractère, 
je  suis  prête  à  vous  signer  un  brevet  de  bon  camarade. 

—  L'effrontée  !  pensa  Julien  en  lui-même. 

—  Vous  savez,  continua-t-elle,  que  je  vous  attends  de- 
ain  ?  Venez  donc  vous  asseoir  près  de  moi.  Nous  pouvons 
user  en  français,  mon  gentleman  n'en  sait  pas  un  mot. 
Julien  fut  s'asseoir  près  d'elle. 

—  Miss  Sarah,  lui  dit-il,  j'ai  eu  tort  de  vous  aimer. 

—  Ah  !  et  pourquoi  donc  ? 

—  Parce  que  vous  entendez  l'amour  d'une  autre  façon 
ic  moi. 

—  Comment  cela  ? 

—  Fn  France,  une  femme  qui  aime  est  toute  à  celui 
elle  aime. 

—  La  Fiance,  mon  cher  monsieur  Julien,  est  un  vieux 


42  L'AUTRE  MONDE 

pays  qui  n'a  que  de  vieilles  routines,  de  vieilles  idées  ( 
de  vieilles  mœurs. 

—  Ah!...  je  croyais  que  le  mot  amour  signifiait  1 
môme  chose  partons  pays. 

—  Chez  nous,  ce  mot-là  n'a  pas  de  signification  :  je  m 
trompe  :  il  est  ridicule. 

—  Et  moi  qui  n'avais  que  de  l'amour  à  vous  donner'. 

—  C'est  parce  que  je  m'en  doutais,  dit  en  riant  la  jeun 
New-Yorkaise,  que  j'ai  permis  à  ce  gentleman  de  me  faii 
la  cour.  Vous  n'avez  pas  de  fortune,  tandis  que  lui  jou 
de  quarante  mille  piastres  de  revenu. 

—  Ah  !  voilà  donc  votre  amour,  à  vous,  Américaines 

—  Nous  n'en  connaissons  pas  d'autre.  L'homme,  à  n( 
yeux,  ne  représente  qu'une  certaine  somme  d'argent,  c'es 
à-dire  de  bien-être.  Quand  nous  nous  marions,  nous  n'( 
pousonspas  un  homme,  nous  épousons  une  fortune. 

Julien  était  littéralement  abasourdi  de  cette  franchis 
qui  articulait  tout  et  ne  dissimulait  rien. 

—  Et  pourtant,  dit-il,  comme  s'ii  se  lut  parlé  à  lu 
moine,  un  homme  et  une  femme  qui  -aiment  sont  iiei 
reux  !  Quand  l'homme  est  fort  et  énergique,  il  trou\ 
toujours  quelques  pans  de  mousseline  blanche  à  jeter  si 
les  épaules  de  sa  femme  ou  de  sa  maîtresse,  et  une  flei 
pour  parer  son  corsage  ou  pose:  -  cheveux.  Qu'in 
porte  d'ailleurs  que  toutes  les  aspirations  vers  le  luxe  r 
soient  point  satisfaites,  si  le  coenr,  la  main,  les  lèvres,  1< 
yeux  ont  un  cœur,  une  main,  des  lèvres,  des  yeux  qi 
leur  répondent?  Y  a-t-il  dans  le  monde  une  somme  d'à 
gent  ou  une  position  qui  \ail\e  tes  tauasporte,  les  ex  las 


L'AUTRE   MONDE  43 

âû  deux  âmes  qui  s'abandonnent  à  leur  amour?  Ali! 
Sarahl  s'écria-t-il  on  s'adressant  à  l'Américaine,  dont  la 
beauté  semblait  à  eette  heure  plus  provoquante  que  jamais, 
je  voudrais  avoir  un  million  de  piastres  :  je  les  jetterais 
dans  la  baie  pour  un  seul  battement  de  votre  cœur  ! 

—  Si  vous  aviez  cette  somme,  vous  seriez  plus  sur  d'ar- 
river à  vos  fins  en  m'en  faisant  présent.  Mais  ce  n'est  pas 
votre  faute,  mon  cher  monsieur  Julien,  si  vous  déraison- 
nez. La  faute  en  est  à  vos  Françaises,  qui  sont  bien, 
comme  je  vous  le  disais  hier,  les  femmes  les  plus  stupides 
de  la  terre.  Ce  sont  elles  qui  entretiennent  dans  le  monde 
la  somme  d'idéal,  c'est-à-dire  de  mensonge,  qui  s'y  trouve. 
Au  lieu  de  ne  s'attacher  qu'à  ce  qui  est  réel  et  positif,  au 
lieu  de  demander  carrément  à  l'homme  du  bien-être  et 
môme  du  luxe,  elles  se  contentent  tantôi,  d'un  esprit  ai- 
mable ou  d'un  caractère  enjoué,  tantôt  d'un  titre  ou 
d'une  fugitive  promesse  d'amour  :  toutes  choses  qui  ne 
valent  pas  le  bout  de  soie  dont  je  lace  mon  brodequin. 
Si  vous  voulez  vous  marier  à  une  Américaine,  dépêehe/.- 
vous  d'acquérir  une  fortune,  ou  bien  fous  n'avez  plus  à 
prendre  qu'un  parti  :  c'est  de  retourner  chez  vous,  où 
une  riche  Française  n'hésitera  pas  à  marier  ses  éeus  ;'i 
\<>1re  bonne  mine. 

—  Et  quel  parti  me  conseillez -vous?  demanda  traîtreu- 
sement Julien. 

—  De  rester  et  de  travailler.  Je  me  marie  dans  quel- 
ques jours,  c'est  vrai;  mais  cela  ne  m'engage  à  rien.  Nous 
continuerons  toujours  à  nous  voir,  car  vous  resterez  tou_ 
jours  mon  ami,  n'est-ce  pas? 

—  Hélas!  soupira  Julien,  et  Là  fliriatitm? 


44  L'AUTRE  MONDE 

—  La  flirtation  sera  finie,  puisque  mou  but  sera  at- 
teint, et  que  mon  mari,  je  pense,  contentera  tous  mes 
caprices. 

—  Et  s'il  voulait  s'y  refuser? 

—  Alors,  tant  pis  pour  lui. 

—  J'aurais  donc  encore  une  chance? 

—  Oui,  si  vous  êtes  devenu  bien  riche  ! 

Julien  croyait  rêver,  il  essaya  néanmoins  de  dissimuler 
le  dégoût  que  lui  inspirait  une  telle  impudence. 

—  Bravo!  s'écria-t-il  ;  voilà  ce  qui  s'appelle  de  l'indé- 
pendance! Si  mon  compatriote  M.  Esquiros  vous  con- 
naissait, il  mettrait  sûrement  votre  nom  dans  son  calen- 
drier, et  vous  fêterait  comme  une  sainte. 

Julien,  sans  doute,  n'avait  jamais  lu  M.  Esquiros,  ni  la 
belle  miss  non  plus,  heureusement. 

—  Alors,  il  lui  faudrait  établir  un  calendrier  spécial  ; 
car  il  aurait  à  y  mettre  le  nom  de  six  millions  d'Améri- 
caines, répondit  la  jeune  miss  en  se  rengorgeant  dans  son 
patriotisme. 

Et  Julien,  qui  avait  toutes  les  envies  du  monde  de  jeter 
le  souper  de  la  New-Yorkaise  par  les  fenêtres,  la  salua  là- 
dessus  et  s'éloigna  sans  même  laisser  tomber  un  seul 
regard  sur  le  qentleman,  qui,  durant  toute  la  conversation, 
avait  fait  la  singulière  figure  que  vous  pouvez  imaginer. 
Henreusement,  là-bas,  on  ne  connaît  pas  le  ridicule. 


XVI 


Deux  jours  après,  Julien  et  Richard  causaient  ensemble, 
dans  la  maison  de  la  sixième  avenue.  Il  était  dix  heures 


L'AUTRE  MONDE  4S 

du  matin  ;  Julien  était  encore  couché,  tandis  que  Richard 
feuilletait  quelques  paperasses  de  l'air  du  monde  le  plus 
ennuyé. 

—  Ma  foi  !  je  l'avoue,  disait  celui-ci,  il  y  a  en  Améri- 
que des  coquins  qui  en  remontreraient  aux  plus  vieux 
habitués  de  nos  bagnes  d'Europe.  Pouvant  momentané- 
ment disposer  ces  jours  derniers  de  deux  mille  piastres, j'a- 
\  ais  acheté,  en  prévision  d'une  forte  hausse,  trente  actions 
du  chemin  de  fer  de  New-ffaven,  et  voilà  que  je  viens 
d'apprendre  la  banqueroute  de  son  gérant,  qui  s'est  enfui 
après  avoir  émis  près  de  deux  mille  fausses  actions  !  Cette 
valeur  était  cotée  hier  soixante  et  onze  piastres  :  aujour- 
d'hui on  trouverait  à  peine  preneur  à  trente-cinq.  Plus  de 
cinquante  pour  cent  de  perte,  Julien  !...  Et  dire  que  la  lé- 
gislation de  ce  pays  est  impuissante  à  punir  ce  gaillard-là  !  ■ 

—  Cela  t'étonne?  pas  moi.  Dans  un  pays  où  l'assassi- 
nat est  toléré  sous  prétexte  de  self  defence,  le  vol,  par- 
bleu! peut  bien  être  permis.  Ne  va-t-on  pas  même,  ici, 
jusqu'à  dire,  en  parlant  des  voleurs  qui  réussissent,  que 
ce  sont  des  hommes  bien  intelligents  ?  Mais,  dis-moi,  est-ce 
que,  par  hasard,  les  mœurs  de  ta  patrie  d'adoption  com- 
menceraient à  te  paraître  un  peu  trop  indépendantes? 

Richard  allait  répondre,  lorsqu'on  frappa  deux  coups  à 
la  porte. 

1  Vers  le  commencement  de  juillet  185'»,  à  New-York,  Robert 
Sctauyler,  à  la  fois  président  et  gérant  du  chemin  de  fer  de  New- 
Haven,  faillit  en  effet  dans  les  circonstances  racontées  par  Ri- 
chard. Les  légistes  reconnurent  qu'en  sa  qualité  de  gérant,  qui 
lui  donnait  les  pouvoirs  les  plus  étendus,  il  '((''//.jusqu'à  un  cer- 
tain point,  le  droit  d'émettre  même  de  nouvelles  actions!...  et  sans 
doute  aussi  d'en  empocher  le  montant. 


46  L'AUTRE  MONDE 

11  s'empressa  d'aller  ouvrir  ;  on  apportait  une  lettre  p;u  - 
fumée  à  l'adresse  de  Julien. 

—  Qui,  diable,  peut  t'éerirc  si  matin?  s'écria-t-il  en  je- 
tant le  billet  sur  le  lit  de  son  ami. 

—  Quelque  invitation  sans  doute,  répondit  celui-ci  avec 
distraction. 

Et  il  décacheta  la  lettre,  non  sans  un  certain  battement 
de  cœur. 

L'écriture  était  élégante  et  fine,  et  la  signature,  tracée 
d'une  main  ferme,  était  celle  de  Sarah;  il  lut  : 

«  Mon  cher  Julien,  vous  êtes  un  charmant  garçon,  très- 
»  amusant  parfois.  Vous  parlez  comme  on  écrit  en  France, 
)>  c'est-à-dire  avec  feu,  charme  et  poésie.  Si  vous  aviez 
»  quelques  centaines  de  mille  dollars,  vous  feriez  un 
»  gentleman  accompli  et  tiès-couru  de  nos  femmes.  Mais 
»  hélas  !  ici  nous  ne  sommes  plus  en  France,  et  votre  es- 
»  prit,  quelque  brillant  qu'il  soit,  ne  vous  fera  pas  trou- 
»  ver  une  riche  héritière.  Nous  autres,  Américaines, nous 
»  ne  demandons  point  d'un  homme  à  marier  s'il  est  ai- 
»  niable,  s'il  est  poète,  s'il  est  orateur,  non;  mais  simple- 
»  ment:  Combien  vaul-il  ?  Or,  la  réponse  nous  décide 
»  selon  le  nombre  de  chiffres  dont  elle  se  compose.  Une 
»  chaumière  et  un  cœur  nous  paraissent  très-insipides,  et 
»  nous  faisons  de  l'un  à  peu  près  autant  de  cas  que  de 
»  l'autre.  Un  mari  n'est  point  pour  nous  un  amant,  c'est 
»  un  homme  qui  paye  nos  dettes,  entretient  notre  mai- 
»  son,  nous  donne  luxe  et  richesses.  En  revanche,  nous  lui 
»  donnons  assez  régulièrement  un  enfant  tous  les  deux  ans  ; 
»  nous  sommes  froides  et  positives;  car  tout  notre  feu  s'est 


L'AUTRE  MONDE  47 

dissipé  en  flirianl  ;  c'est  pourquoi  généralement  nou^ 
t'aidons  des  compagnes  faciles  à  vivre. 
»  La  jalousie,  ce  sentiment  si  développé  en  France,  nous 
est  complètement  inconnue;  nous  accordons  à  nos  ma- 
ris la  même  liberté  que  nous  leur  demandons.  En  un 
mot,  le  mariage,  au  lieu  d'être  pour  nous  une  lourde 
chaîne  portée  par  des  épaules  insoumises  et  révoltées, 
est  tout  simplement  un  lien  que  nous  sentons  à  peine  et 
qui  ne  nous  meurtrit  jamais. 

»  Adieu!  Remerciez  -moi  de  vous  avoir  désillusionné; 
car  ce  qui  fait  le  malheur  de  la  vie,  c'est  de  ne  pas  voir 
les  choses  sous  leur  vrai  jour  et  de  ne  pas  les  appeler  de 
leur  vrai  nom. 

»  Je  pars  demain  pour  la  Caroline  du  Sud  avec  mou 
mari. 

»  Sarah.  » 

Julien  iinissait  assez  tristement  la  lecture  de  son  billet, 
isque  Richard,  relevant  la  tête,  lui  dit  en  riant  : 

—  A  propos...  etwussSarah? 

—  Ou  un  eunuque  remporte!  s'écria  Julien  avec  rage^ 

—  Le  souhait  est  galant!  Dis-moi  donc  ce  que  sont  de- 
Stues  tes  amours  avec  elle. 

—  Ah!  lit  Julien  d'un  ton  qui  voulait  paraître  léger,  je 
jux  bien  avoir  le  sort  du  roi  Midas  si  je  crois  plus  jamais 
li  cœur  des  femmes  de  ce  pays  !...  Tu  avais  deviné  pres- 
ue  ce  qui  allait  nrarriver. 

—  Comment  cela? 

Et  Julien  lui  raconta  la  soirée  chez  miss  Laura,  le  sou- 
cr  chez  Thompson  et  la  rencontre  chez  Lovejoy;   il  lui 


48  L'AUTRE  MONDE    - 

lut  également  le  billet  qu'il  venait  de  recevoir,  tout  ce 
brillamment  accompagné  d'imprécations  et  de  railleries 
1  endroit  des  femmes  libres  et  des  philosophes  américain 

—  Pauvre  ami  !  soupira  Richard,  lorsque  Julien  e 
achevé  son  récit  ;  retourne  vite  en  Europe  !  Ici  tu  ne  sa 
rais  vivre,  tandis  que  là-bas  encore  il  y  a  place  pour  1 
fous  ! 

—  Et  où  y  a-t-il  des  fous  plus  grands ,  et  surtout  d 
folles  plus  grandes  que  dans  ce  pays?  s'écria  Julien  avi 
emportement;  des  femmes  qui  ont  mis  de  côté  leurs  jup 
et  pris  des  pantalons;  qui  aspirent  à  être  avocats,  repr 
sentants  du  peuple  et  présidentes  d'une  république  ;  d'à 
très  femmes  qui  nous  disent  crûment  que  l'amour  est  i 
sentiment  ridicule,  et  qu'il  n'y  a  de  réel  et  d'enviable  qi 
les  dollars;...  par  ma  foi I  il  y  a  à  Gharenton  de  pauvr 
gens  qui  n'ont  pas  dit  ou  fait  le  quart  de  ces  énormité 

—  Est-ce  ainsi  que  tu  te  sers  de  ton  intelligence?  1 
lieu  d'observer  chaque  chose  paisiblement,  tu  te  passio 
nos  d'abord,  décidé  d'avance  à  trouver-  détestable  tout 
que  tu  vas  entendre  ou  voir.  Et  si  je  te  répétais  bien  s 
rieusement  que  c'est  toi  qui  es  le  fou  et  que  c'est  ce  peu] 
qui  est  le  sage?... 

—  Je  n'en  serais,  certes,  pas  davantage  convaincu  ! 

—  Et  pourtant,  cela  est  Mai.  Ces  femmes  qui  dema 
dent  pour  elles  la  même  liberté  que  celles  dont  jouisse 
les  hommes  sont  dans  le  droit,  comme  celles  qui  nk 
l'amour  sont  dans  la  vérité.  Lorsqu'une  chose  lui  fait  < 
vie,  est-ce  qu'en  dépit  de  tous  les  règlements  du  moi 
une  femme  ne  contentera  pas  son  caprice?  Pourquoi  d( 
ne  pas  accepter  en  théorie  une  liberté  dont  la  pratique 


L'AUTRE  MONDE  49 

niverselle?  Et  quant  aux  droits  de  la  femme,  on  les  a 
reconnus  !  jusqu'ici  elle  n'a  fait  que  des  petits  :  elle  n'a 
as  été  mère!  Dans  quelques  années,  dans  quelques  mois 
eut-être,  l'Amérique  ajoutera  un  fleuron  brillant  à  sa 
ouronne  de  progrès  par  l'application  de  ces  principes, 
istes  autant  féconds,  à  savoir  : 

Que  la  femme  est  libre; 

Qu'elle  ne  doit  former  d'union  que  suivant  son  libre  ar- 
itre  et  pour  le  temps  qui  lui  convient  ; 

Que  ses  enfants  sont  sa  propriété  et  non  celle  d'un  père 
3iijours  douteux,  et  qu'à  ce  titre  ils  doivent  porter  son 
om... 

En  face  de  ces  idées  qui  gagnent  ici  du  terrain  chaque 
Dur,  combien  la  France,  qui  se  croit  avancée  sur  la  Tur- 
uie,  paraît  arriérée  sur  l'Amérique...  Les  Français  rêvent 
affranchissement  des  femmes  à  Constantinople,  et  ils 
l'admettent  pas  l'indépendance  des  femmes  à  New- York... 
Is  ne  comprennent  que  la  demi-liberté;  ils  n'admettent 
[ue  l'inconséquence.. . 

—  Allons,  allons,  je  le  vois,  tu  n'as  pas  seulement  de 
'avenir  dans  le  commerce,  tu  en  as  aussi  dans  la  politi- 
se... de  ce  pays. 

—  Certes!  je  suis  bien  bon  de  te  prendre  au  sérieux, 
Jors  surtout  que  vingt  expéditions  importantes  m'appellent 
l  mon  office.  Demain,  4  juillet,  fête  nationale,  toutes  les 
iffaircs  seront  arrêtées  ;  i]  me  faut  donc  aujourd'hui  faire 
louble  besogne,  adieu...  Nous  nous  retrouverons  ici  la 
mit  prochaine. 

—  Déjà  demain  4  juillet?  alors  je  n'ai  plus  que  quarante- 
mit  lieures  à  rester  avec  toi. 


50  L'AUTRE  MONDE 

—  Mais,  tu  n'as  d'affaires  nulle  part. 

—  C'est  précisément  ce  qui  te  trompe.  A  quelle  heure 
penses-tn  revenir  ce  soir  ? 

—  A  minuit. 

—  Bien,  ce  sera  une  bonne  heure  pour  aller  souper;  je 
t'invite  et  nous  boirons  non-seulement  à  la  transporta- 
tion  en  Turquie  de  toutes  les  femmes  américaines,  mais 
aussi  au  succès  de  ma  mission  dans  l'île  de  Cube. 

—  De  ta  mission  da  s  l'île  de  Cube"! 

—  Oui. 

—  Explique-toi. 

—  Sache  donc  qu'une  expédition  formidable  s'organise 
contre  Vile  de  Cube.  Des  armes  de  toute  espèce,  des  che- 
vaux, des  canons  et  jusqu'à  des  steamers  ont  été  achetés  ; 
dans  les  trente  deux  États  de  l'Union  des  hommes  de  tout 
âge  s'enrôlent  chaque  jour  ;  les  chefs  sont  trouvés  ;  tout 
sera  entièrement  prêt  dans  quelques  semaines.  Mais  avant 
de  risquer  l'entreprise,  on  veut  cette  fois  s'assurer  le  con- 
cours des  Havanais  eux-mêmes.  Des  hommes  inconnus, 
sachant  combien  j'étais  hardi  et  fort,  et  de  plus  jugeant 
qu'avec  mes  goûts  et  mon  laisser-aller  d'artiste,  je  paraî- 
trais moins  suspect  que  d'autres,  sont  venus  rne  proposer 
de  servir  leur  cause.  Nous  sommes  quatre  envoyés;  ur 
Portugais,  un  Napolitain,  un  Espagnol  et  moi.  C'est  aprè: 
demain,  jeudi,  qu'il  me  faut  partir,  et... 

—  Tu  ne  partiras  pas  ! 

—  Et  la  raison  ? 

—  Tant  que  j'aurai  quelque  influence  sur  toi  je  m'oy. 
poserai  à  ce  que  tu  fasses  cette  folie,  la  plus  amère  et  1 
plus  grande  qui... 


L'AUTRE  MONDE  51 

—  Tais-toi  donc  !  ne  vas-tu  pas  déjà  nie  voir  pendu 
somme  cet  imbécile  de  Lopez  ! 

—  Ce  malheur-là  ne  serait  pas  seulement  possible,  il 
serait  probable. 

—  Oui,  si  j'allais  là  sans  arrière-pensée.  D'abord  sois 
bien  convaincu  d'une  chose  :  c'est  que  si  je  m'aperçois 
me  les  flibustiers  veulent  travailler  pour  les  Américains, 
je  suis  homme  à  vendre  la  mèche  ;  car  j  aimerais  encore 
mieux  commettre  une  trahison  que  d'aider  à  l'agrandis- 
sement d'un  peuple  aussi  brutalement  positif.  Je  ne  ten- 
terai quelque  chose  que  dans  le  cas  où  il  s'agira  unique- 
ment de  l'indépendance  de  l'île.  S'il  y  a  pour  moi  du 
langer  ou  s'il  n'y  en  a  pas,  là  n'est  pas  la  question  ;  c'est 
le  savoir  s'il  y  a  du  plaisir,  de  l'amour  et  de  joyeuses  par- 
ties. Or,  mon  cher,  la  Havane  est  un  nid  de  femmes  déli- 
cieuses. Qu'est-ce  que  cela  me  fait,  à  moi,  de  courir  le 
risque  d'être  pendu,  si  je  cours  aussi  la  chance  d'aimer 
une  jolie  fille  aux  yeux  noirs  et  d'en  être  aimé  !  Là-bas 
plus  qu'ailleurs  les  fleurs  sont  belles  et  parfumées  ;  les 
arbres  magnifiques  ;  la  sève  chaude,  et  les  cœurs  ardenis 
ci  jaloux.  C'est  une  nature  comme  celle-là  qu'il  me  faut  ! 
.l'aime  les  végétations  folles,  les  chaleurs  tropicales,  les 
amours  rugissantes.  Parlez-moi  d'un  pa\s  où  la  chair  des 
femmes  brûle  tandis  que  leur  cœur  s'ignore  !  et  non  de 
ces  contrées  où  leur  esprit  est  corrompu  quand  leur  corps 
est  de  marbre  !  Et  puis,  vois-tu,  j'aime  les  aventures  ; 
j'aime  cette  vie  écbevelée  que  coudoient  à  la  fois  les  pé- 
rils, les  accidents,  les  rencontres  fortuites,  les  occasions 
agréables,  les  soupers  à  quatre,  les  duels,  les  maîtresses 
passionnées,  les  coups  rie  poignard  jaloux,  les  fuites  dans 


oi  L'AUTRE  MONDE 

les  montagnes.,  les  brigands  dans  les  buis,  les  jeunes  filles 
au  bord  des  rivières...  cette  vie  où  toujours  un  grand 
soleii  brille,  où  l'amour  rayonne,  où  le  cœur  chante,  où 
l'oiseau  rit  ;  où  l'âme,  perpétuellement  enthousiasmée, 
est  sans  cesse  prête  pour  le  plaisir,  la  lutte  ou  le  baiser  ! 
Oui,  pour  moi,  l'existence  à  vingt  ans  n'est  qu'un  brillant 
héritage  qu'il  faut  dévorer,  car  on  ne  jouit  de  sa  jeunesse 
qu'en  la  prodiguant.  Dis  ?  u'est-il  pas  beau  de  vivre  sans 
calcul,  de  s'abandonner  à  ce  dieu  des  dieux,  qui  aime  les 
natures  jeunes  et  les  femmes  jolies  :  Y  imprévu  /...  Mais 
toi,  toi  !  que  sont  tous  tes  jours  ?  que  sont  les  jours  de 
tous  ces  hommes  qui  trafiquent  et  font  des  additions  jus- 
que dans  leur  sommeil  ?  Des  bras  de  bascule,  des  parties 
de  machine  dont  tous  les  mouvements  sont  prévus  à  l'a- 
vance. Fi  donc  de  cette  vie  ignoble  où  les  instincts  sa- 
crifient éternellement  à  la  règle  ;  de  cette  vie  froide  et 
décolorée  où  la  méthode  l'emporte  sur  l'inspiration  ;  où  la 
raison  commande  à  l'enthousiasme,  où  un  peu  d'or  pèse 
davantage  dans  la  balance  que  les  plus  belles  pages  de  nos 
poètes  ou  que  le  sourire  de  la  beauté  !...  Tu  as  beau  dire, 
ami,  j'aime  encore  mieux  ma  folie  que  ta  sagesse.  Les 
gens  sages  sont  tous  des  gens  médiocres  ;  il  n'y  a  que  les 
fous  qui  aient  du  génie  et  qui  osent  tenter  les  hasards  j 
d'où  ils  doivent  sortir  millionnaires  ou 

—  Bon  Dieu!  murmura  Richard,  d'un  ton  presque  dou- 
loureux; ne  ferez-vous  pas  un  miracle  en  faveur  de 
Julien? 

En  disant  ces  mots,  il  ouvrit  précipitamment  la  porte; 
de  sa  chambre  et  la  referma  sur  lui.  Une  minute  après; 
Julien  entendit  des  pas  connus  retentir  dans  la  rue  :  c'é- 


L'AUTRE  MONDE  53 

tait  son  ami,  qui  allait  en  courant  s'informer  des  prix  de 
la  cochenille  et  de  l'indigo. 

Presque  aussitôt  deux  coups  de  pistolets,  suivis  immé- 
diatement de  cent  autres  moins  fortes  détonations,  réson- 
nèrent dans  la  maison. 

Julien  se  jeta  sur  le  cordon  de  la  sonnette. 

—  Qu'est-ce?  demanda-t-il  à  la  fille  accourue  pour  le 
servir. 

—  Comment  !  monsieur  ne  sait  pas  ?  Mais  c'est  le  do- 
mestique qui  commence  avec  les  enfants  à  célébrer  le 
4  juillet. 

—  Je  l'avais  oublié,  lit  Julien  de  mauvaise  humeur. 
Et,  revenant  à  sa  toilette,  il  acheva  de  s'habiller,  tandis 

|ue  mille  explosions  s'entendaient  déjà  dans  la  rue  et  les 
quartiers  environnants. 

XV 11 

LE   4  JUILLET   AUX    ÉTATS-UNIS. 

J'ai  vu  célébrer  bien  des  fêtes  nationales,  j'ai  assisté  à 
m  nombre  prodigieux  d'anniversaires  politiques. 

En  France,  en  Espagne,  en  Angleterre,  en  Italie,  presque 
par  toute  l'Europe,  j'ai  vu  le  peuple  se  réjouir  avec  esprit 
et  urbanité. 

Aux  États-Unis,  c'est  différent.  11  faut  dire  cependant 
que  si  la  joie  est  en  raison  du  bruit  causé,  des  accidents 
survenus  et  du  liquide  consommé,  les  Américains  sont  le 
peuple  du  monde  qui  s'amuse  le  plus. 

En  Europe,  nous  avons  encore  les  feux  d'artifice,  les  illu- 
minations, le:-  repas  publics,  les  courses,  de  taureaux,  les 


54  L'AUTRE  MONDE 

concerts...  En  Amérique  on  a  supprimé  tout  cela  et  ou 
l'a  remplacé  par...  des  pétards! 

Par  dos  pétards,  oui!  Il  est  vrai  que,  tout  républicains 

qu'ils  soient,  ils  ont  l'ait  la  chose  royalement,  et  qu'au 
jour  de  leurs  fêtes,  ils  comptent  les  pétards  par  millions  de 
millions. 

Mais  c'est  le  i  juillet  surtout,  anniversaire  de  leur  iu- 
dépendance,  que  brillent  l'esprit  etle  géniedes  Américains.  I 

Par  toute  l'Union,  ce  qui  tonne  ou  s'entend  ce  jour-là  I 
au-dessus  des  grandes  villes,  des  bourgs  et  des  campagnes,  | 
ce  n'est  pas  le  bruit  des  canons,  le  son  des  cloches,  le  cri  ! 
joyeux  des  multitudes...  c'est  le  pète-pète  assourdissant  I 
et  continu  de  tous  les  pétards  que  le  monde  a  pu  fabriquer 
en  douze  mois.  De  sorte  que  l'Union,  durant  vingt-quatre 
heures,  n'est  plus  qu'une  immense  pétardicre. 

A  quoi  ses  ennemis  observeront  qu'il  peut  bien  lui  être 
permis,  une  fois  par  année,  de  changer  une  lettre  à  son 
véritable  nom. 

Xous  autres  Français,  lorsque  nous  voulons  aflirmei 
notre  préférence  pour  un  objet  quelconque  ou  notre  pus 
session,  nous  disons  :  Je  ne  le  donnerais  pas  pour  wu 
ronronne. 

Comprenez-vous  à  présent  pourquoi  les  Américains  ai 
nient  mieux  dire  :  Je  ne  le  donnerais  pas  pour  un  pétard  j 

Le  pétard,  en  effet,  est  la  chose  du  monde  avec  1h' 
quelle  le  caractère  des  Américains  ait  le  plus  d'affinité  ; 
Ce  petit  joujou,  vide  autant  que  bruyant,  conviendrai 
bien  mieux  dans  leurs  drapeaux  que  le  bonnet  phrygici 

Le    i  juillet,  à  New-York,  vomis,  étranger,  vous  sorte 
paisiblement  dans  la  rue;  mais,  sous  prétexte  que  ce 


L'AUTRE   MONDE  oo 

une  fête  publique,  vous  avez,  à  tous  les  coins  de  rue,  à 
essuyer  la  poudre  des  pistolets  qu'on  fait  partir  à  quelques 
pouces  de  votre  visage,  ou  à  passer  sur  un  baril  de  pé- 
tards enflammés,  bien  heureux  quand  vous  revenez  sans 
un  bras  fracassé  ou  sans  un  œil  perdu  ! 

11  est  inouï  de  dire  le  nombre  d'accidents  qui  arrivent 
ce  jour-là  dans  toute  lTnion.  Ce  sont  des  pétards  partis 
dans  les  yeux,  des  pistolets  qui  crèvent  dans  la  main,  des 
balles,  laissées  par  mégarde  dans  le  canon  des  fusils,  qui 
tuent  une  connaissance  ;  enfin,  tous  les  genres  de  mal- 
heurs qui  peuvent  résulter  de  l'usage  de  la  poudre  par  le:: 
enfants. 

N'importe  !  Les  pères  américains  n'en  continuent  pas 
moins,  chaque  année,  à  dépenser  ce  jour-là  plusieurs  dol- 
lars pour  donner  à  leurs  fils  la  satisfaction  du  pétarde- 
ment  :  c'est  obligé.  Quelle  riche  mine  pour  les  Chain  et 
les  Bertall,  que  le  i  juillet  aux  États-Unis!  que  ces  res- 
pectables familles,  composées  du  père,  de  la  mère,  des 
tantes,  des  grandes  sœurs,  pompeusement  réunies  sur  le 
perron  de  leur  maison  pour  voir  partir  deux  cents  pé- 
tards! Le  Herald,  le  Times  ou  la  Tribune,  je  ne  sais  plus 
quel  journal  de  New- York,  ne  contenait-il,  pas  le  grand 
lendemain  de  1854,  les  lignes  suivantes  : 

«  Les  directeurs  de  l'Ecole  des  sourds-muets  ont  con- 
duit hier  leurs  élèves  dans  un  grand  champ,  près  New- 
York.  C'est  avec  attendrissement  que  l'on  a  \  u  ces  pauvres 
êtres  prendre  leur  part  dans  le.-  réjouissances  générales. 
Abondamment  pounus  de  pétards,  ils  semblaient  prendre 
le  plus  vif  plaisir  au  zig-zag  de  la  poudre,  dont  ils  n'en- 
tendaient  pas  l'explosion.  » 


56  L'AUTRE  MONDE 

Après  cela,  je  ne  serais  pas  étonnée  que  l'année  pro- 
chaine, grâce  à  cette  loi  de  progrès  qui  régit  tout  ce  qui 
est  américain,  les  corporations  des  villes  et  L'État  lui- 
même  ne  votassent  des  fonds  spéciaux  pour  l'achat  et  la 
distribution  gratuite  de  pétards  par  toute  l'Union,  à  cha- 
que retour  du  4  juillet. 

Et  je  serais  encore  moins  surprise  de  voir  les  patriotes 
américains  proposer  : 

Que  tous  les  officiers  publics  des  États-Unis,  depuis  le 
président  jusqu'au  plus  humble  policeman,  fussent  tenus 
ce  jour-là  de  se  rendre  au  Capitole,  et,  après  avoir  rendu 
grâces  aux  dieux,  de  faire  partir  l'un  après  l'autre,  pom- 
peusement, solennellement,  religieusement,  un  ou  plu- 
sieurs pétards  sacrés. 

Le  président  allumerait  la  première  mèche  ; 

Le  vice-président  la  seconde; 

Ensuite  viendraient  les  ministres,* 

Puis  les  gouverneurs  des  États; 

Et  ainsi  de  suite,  jusqu'au  dernier  degré  de  l'échelle 
gouvernementale. . . 

Ma  foi  !  ce  serait  alors  le  cas  de  dire  :  Mue  h  ado  aljoul 
nothing,  —  Beaucoup  de  bruit  pour  rien  ! 

XVIII 

Richard  et  Julien  se  retrouvèrent  en  effet  dans  la  nuit 
suivante.  Celui-ci  vit  avec  douleur  que  son  ami  était  in- 
corrigible ;  Richard  eut  sujet  de  faire  la  même  observa- 
tion  vis-à-vis  de  Julien.  L'un  et  l'autre  ayant  donc  perdu 
toute  espérance  de  conversion  mutuelle,  ne  songèrent  plus 


L'AUTRE  MONDE  57 

i'à  égayer  les  derniers  moments  qu'ils  devaient  passer 
isemble.  Ils  soupèrent  en  viveurs;  mais  le  matin  étant 
du }  et  Julien  ayant  à  se  rendre  à  Long-Island ,  point 

réunion  pour  les  e'missaires  des  flibustiers,  ils  durent 

quitter  et  se  dire  adieu. 

—  Je  ne  sais,  dit  Julien  en  prenant  la  main  de  Richard, 
ais  quelque  chose  m'assure  que  tu  n'66  pas  perdu  pour 
France  et  que  je  te  retrouverai  plus  tard,  là-bas,  eom- 
étement  revenu  de  tes  idées  américaines. 

—  Tout  est  possible,  Julien;  on  a  vu  des  rois  épouser 
s  bergères;  on  a  vu  M.  de  La  Rochejaequelein... 

—  C'est  vrai;  j'oubliais  que  pour  toi  il  n'y  avait  de  fixe 
ins  le  monde  que  l'intérêt.  Si  donc  dans  un  an,  dans 
:ux  ans,  dans  dix  ans,  ton  intérêt  te  porte  à  redevenir 
•ançais ,  tu  seras  dans  des  dispositions  excellentes  pour 
'e  ces  pages,  ami,  le  seul  souvenir  qu'en  te  quittant  je 
lisse  te  laisser. 

Et  Julien  tuant  de  sa  poche  un  manuscrit  soigneuse- 
ent  calligraphié,  le  présenta  à  Richard  d'un  air  à  la  fois 
souciant  et  sérieux. 

—  Tiens  !  ne  vas-tu  pas  taire  du  sentiment?  dit  celui-ci; 
s  bien  que  je  n'ai  pas  besoin  de. paperasses  de  toi  pour 

e  rappeler  ta  folle,  mais  franche  amitié.  Voyons  !  qu'est-ce 
le  ce  gribouillage  ? 

—  C'est  mon  livre  sur  l'Amérique  ;  tu  liras  cela,  te  dis-ji , 
and  le  jour  sera  venu. 

—  L'Amérique  jugée  à  ton  point  de  Mie?  Ah!  pardieu! 
"l.i  doil  au  moins  être  drôle  !  Est-ce  que  tu  songerais,  par 
*sard,  à  publier  tes  observations  mu  ce  pays? 

—  Cela  m'est  indifférent;  ce  manuscrit,  je  le  le  donn< 


b8  L'AUTRE  MONDE 

Si  tu  te  repenti  un  jour  (ravoir  renié  la  France,  tu  publie- 
ras ee  livre  :  M.  Lafeuillade-Chauvin  lui-même,  en  faveur  de 
cet  acte,  te  pardonnera  L'inconsistance  de  ton  patriotisme. 
.-—  Et...  le  titre  de  ce  livre? 

—  Tu  auras  le  choix  :  V Amérique  à  l'envers;  le  Juif- 
Errant  aux  États-Unis,  ou  les  Sauvages  du  Nouveau 
Monde. 

—  Voilà  qui  est  appétissant  !  et  je  veux,  nia  loi,  le  lire 
dès  que  je  n'aurai  plus  d'affaires. 

—  Malheureux  !  tu  es  déjà  trop  Américain  ;  tu  ne  me 
liras  jamais'. 

Et  Julien,  souriant,  ouvrit  ses  bras  à  Richard  pour  lui 
dire  adieu  dans  une  bonne  et  fraternelle  étreinte.  Celui-ci 
serra  affectueusement  Julien  sur  son  cœur;  ils  s'embras- 
sèrent, se  rendirent  mutuellement  justice,  et,  après  avoii 
convenu  d'une  fréquente  correspondance,  ils  se  sépareren 
en  se  jetant  l'un  à  l'autre  l'adieu  des  amis  :  Au  revoir  ! 

Depuis  cette  époque,  le  Juif-Errant  aux  Etats-Unis  c 
l'ait  bien  de  la  route  ;  il  est  maintenant  dans  mes  mains 
et  c'est  à  lui  que  j'emprunte  la  plupart  des  tableaux  e 
scènes  de  mœurs  retracés  dans  les  suivantes  page*, 


LA  NOUVELLE-ORLEANS 


L'ESCLAVAGE 


I 


Les  bouches  du  Mississipi  forment,  ou  le  sait,  un  im- 
iicnse  delta  s'avauçaut  et  s'épanouissant  dans  le  golfe  du 
lexique  comme  une  gerbe  immense  de  grandes  rivières. 
,a  terre  n'est  visible  en  mer  qua  très-courte  distance,  car 
es  bords  sont  plats  et  s'élèvent  à  peine  de  quelques  pouces 
u-dessus  du  niveau  de  l'eau.  Puis,  une  l'ois  entré,  on  re- 
uonte  le  fleuve  à  travers  une  longue  succession  d'iles  et 
Le  lacs,  sans  autre  point  de  vue  curieux  que  le  Meschacébé 
ui-mènie,  qui  rouie  un  amas  prodigieux  de  vase,  nomrit 
me  multitude  inouïe  de  crocodiles,  et  ressemble  parfois  à 
me  grande  mer  intérieure.  La  Nouvelle-Orléans,  qu'on 
ppelle  aussi  en  anglais  la  ville  du  Croissant,  à  cause  de 
on  apparence  demi-circulaire,  est  située  sur  la  rive  gau- 
:he,  à  cent  milles  de  l'embouchure.  Loin  de  reposer  sur 
in  plateau  plus  élevé,  elle  est,  au  contraire,  bâtie  sur  un 
ond  humide  que  dépasse  le  niveau  du  fleuve  et  que  cc- 
ui-ci  submergerait  constamment  sans  les  levées  construites 
(t  entretenues  à  grands  trais  sur  ses  bord.-. 

D'après  sa  position  seulement,  faut-il  *s 'étonner  qu'elle 


60  L'AUTRE  MONDE 

soit  souvent  le  berceau  de  cette  fièvre  terrible  qui  décime 
avec  tant  d'aveugle  violence  et  d'àpre  malignité  le  flot 
d'émigrants  qui  vient  chaque  année  tenter  la  fortune  sur 
son  sol  inhospitalier?... 

J'ai  habité  le  Canada.  C'est  encore  un  pays  nouveau, 
plein  de  riches  éléments,  dont  la  religion,  les  mœurs  et 
coutumes,  les  habitudes  et  les  instincts  sont  tout  français  ; 
de  plus,  le  climat  est  salubre,  les  productions  sont  variées, 
la  chasse  et  la  pêche  abondantes,  les  horizons  incompa- 
rables. Comment  se  fait-il  que  presque  tous  nos  compa- 
triotes qui  émigrent  vont  s'établir  en  Louisiane  et  non  à 
Québec  ou  à  Montréal?  J'ai  toujours  été  douloureusement 
surprise  de  cet  empressement  à  faire  voile  vers  une  terre 
que  la  fièvre  jaune,  les  serpents  à  sonnettes  et  les  brigands 
de  toutes  les  nations  infestent  à  qui  mieux  mieux,  autant 
que  de  cette  indifférence  pour  un  pays  qui  renferme  tant 
de  ressources  fécondes,  de  richesses  natives  et  d'attraits 
nombreux. 

Julien  parvint  à  la  Nouvelle-Orléans  au  commencement 
d'octobre  1853.  La  ville  se  remettait  lentement  des  terri- 
bles secousses  que  lui  avait  imprimées  la  fièvre  jaune  de 
l'été  précédent.  A  aucune  époque  de  son  histoire,  elle 
n'avait,  dit-on,  vu  sévir  le  fléau  avec  autant  de  persis- 
tance et  d'universalité.  Près  de  quarante  mille  Européens 
ou  créoles  i  moururent  en  Louisiane  dans  le  seul  espace 

1  II  n'y  a  que  les  créoles  habitant  la  Nouvelle-Orléans  ou  les 
étrangers  complètement  acclimatés  qui  soient  à  l'abri  de  la  lièvre 
jaune.  Les  créoles  de  la  campagne  sont  tout  aussi  exposés  que  tafrl 
émigrants  nouveaux  venus.  Ceux  mêmes  de  la  ville  qui  ont  passe 
quelques  années  à  l'extérieur  courent,  dès  leur  retour,  les  même; 
dangers  qu'un  Européen  de  première  année. 


I 


I.  AUTRE   MONDE  64 

de  quatre  mois.  La  NouveHe-Orleans,  pour  sa  part,  on  en- 
terra vingt  mille.  Les  morts  se  ramassaient  par  centaines; 

niés  entier-  de  maisons  voyaient  leur  population 
s'en  aller  dans  la  tombe,  et  souvent  dans  la  rue  on  re- 
cueillait une  foule  de  petits  enfants  dont  les  parents  ve- 
naient de  mourir.  Sur  la  porte  de  plusieurs  habitations, 
un  lisait  parfois  :  Ici,  il  y  a  quatre,  cinq,  sept,  dix  morts! 
Cette  indication  était  donnée  pour  le  conducteur  du  tom- 
bereau qui  ramassait  les  cadavres.  Dans  une  chambre, 
entre  autres,  on  trouva  le  père  mort  sur  le  plancher,  trois 
petits  enfants  morts  également  sur  leur  paillasse,  et  la 
mère,  qui  venait  d'accoucher,  morte  aussi  avec  son  nou- 
veau-né. Le  journal  d'une  paroisse  qui  n'avait  pas  encore 
été  atteinte,  voulant  exciter  ses  lecteurs  à  des  souscrip- 
tions en  faveur  des  victimes,  écrivait  : 

■  Tandis  que  nous  vivons  ici  paisibles  et  dans  une  sé- 
curité à  peu  près  complète,  un  drame  sombre,  aux  péri- 
pétie- douloureuses,  se  passe  en  bas  du  fleuve,  dans  la 
première  ville  de  l'Etat.  La  mort  frappe  chaque  jour  par 
centaines  parmi  la  population  effarée  de  la  Nouvelle-Or- 
léans. Quand  -'arrêtera  ce  fléau  de  l'épidémie?...  C'est  là 
l'effrayant  point  interrogatif  qui  se  dresse  devant  toutes  les 
imaginations.  En  attendant,  on  raconte  des  récits  horri- 
bles, «les  histoires  lamentables,  que  se  refusent  à  croire  le 
cœur  autant  que  la  raison.  Mais,  en  faisant  même  la  part 
nix  exagérations  des  journalistes  et  des  correspondants,  il 
reste  un  fond  de  vérité  lugubre  qui  appelle  à  la  fois  l'hor- 
reur, la  compassion  et  la  pitié... 

ii-  qui  peut  dire  le  chiffre  réel  de  tant  de  morts?... 
ï.uv  de  pauvres  êtres  <>nr  fini  de  vivre,  dont  nul  ami  n'a 


62  L'AUTRE  MONDE 

soigné  la  maladie,  dont  nul  médecin  n'a  constaté  le  dé- 
cès! Tant  de  malheureux  ont  été  ensevelis,  dont  on  ne 
connaissait  pas  même  le  nom,  l'âge,  la  nationalité!... 
Ne  recevons-nous  pas  ce  soir  le  bulletin  sépulcral  de  In 
journée  du  21  août  qui  compte  deux  cent  quatre-vingt- 
trois  nouvelles  morts!...  » 


II 


Julien  passa  quelque  temps  sans  user  des  lettres  qui  lui 
avaient  été  données  à  New-York  pour  la  Nouvelle-Orléans. 
11  est  si  bon,  trouvait-il,  de  faire  le  vagabond  !  de  se  laisser 
vivre  sans  obligations  vis-à-vis  le  monde,  de  s'oublier  par- 
tout où  il  vous  plaît,  sans  avoir  à  se  rappeler  qu'on  nous 
attend  pour  dîner  ou  pour  aller  au  bal!  D'ailleurs  il  n'é- 
tait pas  fâché  de  prendre  par  lui-même  une  première  vue. 
11  y  avait  à  peine  un  mois  que  le  fléau  avait  disparu,  et 
déjà  la  vie  et  le  mouvement  débordaient  de  toutes  parts. 
Le  désir  ardent  de  rattraper  le  temps  perdu  en  affaires 
comme  en  réjouissances  se  trahissait  partout.  Les  levées  et 
les  trottoirs  étaient  encombrés  de  marchandises ,  les  ma- 
gasins préparaient  des  étalages  merveilleux;  le  théâtre 
d'Orléans,  riche  d'une  nouvelle  troupe,  allait  ouvrir  ses 
portes  ;  enûn  les  hôtels  commençaient  à  refluer  de  voya- 
geurs venus  du  Nord  pour  chercher  un  hiver  plus  doux 
sous  un  ciel  moins  brumeux. 

C'était  à  la  fin  du  mois  d'octobre,  au  moment  le  plus 
chaud  des  élections.  Tous  les  murs  de  la  ville  étaient  ba-; 
riolés  d'affiches  de  toutes  couleurs,  indiquant  les  noms  ou 
retraçant  les  professions  de  foi  des  candidats  pour  le  sénat. 


L'AUTRE   MONDE  M 

t  le  congrès.  Cinquante  mille  piastres  étaient  pariées  par 
•ux  seul*  individu-  de  partis  opposés.  Le*  trhigs  ne  par- 
ient de  rien  moins  que  d'écraser  les  démocrates-  les  dé- 
ocrates  répondaient  que  les  nhirjs  n'existaient  plus.  De 
ut  et  d'autre  éclataient  une  violence  et  un  acharnement 
croyables  :  les  whigs  envoyaient  des  hommes  déchirer  les 
acards  démocrates,  et  ceux-ci  leur  rendaient  le  procédé 
rec  usure.  Nulle  part  Julien  n'avait  assisté  à  un  plus  grand 
tordre  moral.  Des  hommes  inconnus  allaient  de  quartier 
i  quartier  et  de  scrutin  en  scrutin  acheter  les  voles,  soit 
\  tit.  soient  en  verres  de  liqueurs  pris  à  la  barre  es 
'jrupto.  Dans  une  paroisse  de  la  Louisiane,  il  vit,  à  l'oc- 
i  d'une  élection  pour  procureur  de  district,  des  ta- 
>■- .  charg  les  de  mets  et  de  boissons,  ouvertes  avant  le 

tons  le-  électeurs  et  payées  par  les  candidat-.  C'e-t 
1  peu  plu-  ou  un  peu  moins  de  v\liiskey  et  de  jambon 
îi  décide  de  la  victoire.  En  voilà  un  pa^s  qu'on  ose  pro- 
amer le  plus  indépendant  du  monde  !  Vn  pays  indé- 
mdant,  celui  où  la  canaille,  qui  a  le  droit  de  fotCj 
Mit,  entre  les  mains  d'un  riche  scélérat,  faire  pencher  la 
fonce  électorale  du  côté  de  l'inconnu  et  livrer  la  repré- 
;ntation  tout  entière  à  une  bande  de  coquins?  Allons 
mîc!  la  Russie,  à  ce  compte,  serait  un  paradis  politique: 
ir  on  n'y  reconnaît  qu'un  maître,  tandis  qu'aux  Etats- 
nis  il  faut  subir  la  pression  des  cliques  les  plus  diverses 
le-  plus  honteuses! 

Eu  Europe,  dans  les  pays  soumis  au  régime  repié-en- 
itif.  le-  hommes  qui  osent  se  présenter  devant  les  élec- 
îurs  >ont  loin  «l'avoir  chacun  le.-  mêmes   opinion-  et  les 

-  titres  au  suffrage  populaire.  Mais  ils  ont  t"ii-.   à 


ù4  L'AUTRE  MONDE 

défaut  de  talent,  quelque  mérite  d'esprit  ou  de  caractère, 
du  dévouement  ou  de  l'expérience,  des  antécédents  ou  des 
amis.  Julien  ignorait  s'il  en  était  ainsi  dans  les  États  de 
l'Union  ;  il  avait  quelque  raison  d'en  douter  lorsqu'à  la 
Nouvelle-Orléans  il  voyait  des  gamins  de  vingt  et  un  ans, 
qui  n'avaient  pas  plus  d'instruction  que  de  barbe,  et 
qui  rougissaient  devant  un  homme  comme  déjeunes  filles, 
se  porter  candidats  pour  le  congrès!...  Ne  vit-il  pas  égale- 
ment un  enfant  du  même  âge,  plus  nul  encore  s'il  était 
possible,  élu  trésorier-percepteur  de  toute  une  grande 
paroisse  *  ?  Le  suffrage  universel  vu  de  près,  aux  États- 
Unis,  n'est  pas,  je  vous  jure,  quelque  chose  de  bien  enga- 
geant pour  les  vieilles  perruques  de  l'ancien  monde  ;  et 
il  en  sera  toujours  ainsi  tant  qu'on  ne  lui  aura  pas  donné 
pour  base  l'éducation  ej  qu'on  ne  l'aura  pas  affranchi  de 
ces  influenças  ignobles  qui  déshonorent  moins  ceux  qui 
les  subissent  que  ceux  qui  s'en  font  une  arme  de  combat. 
Le  matin  des  élections  plusieurs  bandes,  achetées  et  se- 
crètement dirigées  par  le  même  homme  qui  venait  de 
leur  faire  distribuer  près  de  cinquante  mille  francs2, 
s'emparèrent  des  portes  de  chaque  poil  (lieu  de  scrutin), 
ne  laissant  pénétrer  dans  l'intérieur  que  les  citoyens  con- 
duits par  un  des  leurs.  Les  électeurs  paisibles,  n'osant  s'a- 
venturer dans  ces  véritables  coupe-gorges,  laissèrent  le 
champ  libre  à  ces  commissaires  improvisés  et  assurèrent  i 
la  victoire  du  parti  démocrate.  Il  n'y  en  eut  pas  moins, 
comme  dans  toutes  les  occasions  semblables,  une  ample 
distribution  de  coups  de  pistolets,  et  ce  triomphe  d'un 

1  Les  paroisses,  en  Louisiane,  équivalent  à  nos  cantons. 
'  Historique. 


L'AUTRE  MONDE  05 

ii'li  sur  l'autre  fut  signalé  par  quelques  enterrements  de 
us  le  lendemain. 


Ml 


Depuis  trois  semaines  déjà  Julien  était  dans  la  grande 
étropole  du  Sud  et  il  n'avait  pas  encore  cherché  à  pé- 
;trer  dans  la  société  créole.  11  lui  semblait  d'ailleurs 
avoir  vu  par  la  ville  que  d'antiques  mères  et  que  de 
Andes  filles;  quant  à  la  femme,  type  éternel  de  beauté, 
î  jeunesse  et  d'amour,  il  commençait  à  croire  qu'elle 
était  qu'un  mythe  à  la  Nouvelle-Orléans.  À  certaines 
Mires  du  jour,  dans  une  ou  deux  rues  privilégiées,  où  les 
agasins  sont  plus  riches  et  plus  brillants,  il  avait  bien 
)erçu  quelques  rares  promeneuses  ;  mais  c'étaient  plutôt 
!s  ombres  que  des  femmes.  A  peine  pouvait-on  saisir, 
mime  un  éclair,  les  lignes  chiffonnées  de  leur  physiono- 
ie,  qu'encadraient  de  larges  bandeaux  de  jais  et  où 
illaient  de  belles  dents  d'ivoire  et  des  regards  d'opale 
1  de  saphir. 

Enfin,  il  se  résolut  à  aller  porter  lui-même  les  lettres 
introduction  qu'on  lui  avait  remises  à  New-York.  Il  se 
résenta  aux  adresses  indiquées  sur  ces  lettres;  il  apprit 
Irtoul  qu'il  ne  pourrait  voir  ceux  qu'il  cherchait  qu'à 
ur  office.  11  s'y  rendit.  Us  le  recurent  tous  avec  nrba- 
ilé,  causèrent  avec  lui  des  habitudes  du  pays,  lui  promi- 
'iit  beaucoup  de  fêtes  pour  la  saison  qui  allait  suive,  ef 
afin  l'invitèrent  à  déjeuner  ou  à  dîner,  soit  pour  le  jour 
iciiu-  ou  pour  les  jours  suivants,  chez  Victor  ou  chez  Mo- 
Bau.  H  accepta, el  les  voyant  ainsi  le  conduire  au  restau- 

5 


66  L'AUTRE  MONDE 

rant  et  ne  rengager  jamais  à  aller  les  voir  ailleurs  qu'à 
leur  office,  il  jugea  qu'ils  étaient  tous  garçons  comme 
lui,  ce  qui  ne  laissa  pas  de  le  surprendre,  eu  égard  à  l'o- 
bésité ou  au  gris  de  barbe  de  quelques-uns  d'entre  eux. 

Un  soir  où,  plus  embarrassé  de  sa  personne  que  de  cou- 
tume, il  allait  se  retirer  modestement  dans  son  boarding, 
il  avisa  une  grande  affiche  jaune  annonçant  pour  le  soir 
même  le  Prophète,  au  théâtre  d'Orléans. 

Le  Prophète  en  Amérique!  pensa  Julien;  voilà  qui 
promet  d'être  drôle.  J'y  veux  aller.  On  dit  d'ailleurs  que 
le  théâtre  ici  est  le  rendez-vous  naturel  des  belles  créoles  ; 
voyons  enfin  si  elles  valent  leur  réputation. 

Et  il  se  dirigea  vers  le  théâtre  d'Orléans. 

Une  créole,  se  disait-il  en  longeant  la  rue  Royale,  ce 
doit  être,  si  les  romans  ne  m'ont  pas  trompé,  un  être  pa- 
resseux et  nonchalant,  aux  grands  yeux  demi-voilés,  au 
sourira  languissant,  au  profil  doux  et  pur...  J'adore  l'in- 
dolence chez  les  femmes,  et  c'est  ce  qui  me  fait  préférer 
les  créoles  aux  Italiennes  et  même  aux  Françaises...  Et 
puis,  sous  le  ciel  embrasé  de  la  Louisiane,  les  cœurs 
comme  les  yeux  doivent  brûler  d'amour. 

11  allait  entrer  dans  le  théâtre  lorsqu'une  jeune  mulâ- 
tresse accroupie  sur  le  seuil  et  entourée  de  fleurs  lui  cria 
d'une  voix  perçante  : 

—  Monsieur,  achetez-moi  un  bouquet  ;  achetez-moi  ces 
roses  qui  sentent  si  bon! 

Julien  la  contempla  un  moment  avec  pitié...  Pauvre 
fille,  pensa-t-il,  pauvre  esclave!  qui  seras  impitoyablement 
fouettée  ce  soir  si  tu  n'as  pas  échangé  contre  quelques  dol- 
lars ta  moisson  parfumée,  !   Comme  la  liberté  te  semble- 


L'AUTRE  MONDE  G7 

lit  douce!  Comme  ta  délivrance  inonderait  de  joie  ton 
me  sauvage  et  poétique  ! 

Ai-je  besoin  de  dire  que  Julien  avait  pleuré  sur  les  pagcc 
g  madame  Sto\ve? 

—  Combien  ces  roses,  jeune  fille?  dit-il  en  étendant  la 
lain  vers  l'étalage  de  la  marchande. 

—  Quatre  escalins,  monsieur,  et  c'est  pour  rien  que  je 
3us  les  donne.;  mais  une  autre  fois  vous  ne  m'oublierez 
:unt;  demandez  Nisa,  et  tout  le  monde  vous  dirigera  vers 
loi.  • 

—  Est-ce  pour  vous,  mon  enfant,  que  vous  vendez  ces 
eurs?  lui  demanda  Julien,  étonné  de  l'air  libre  et  gai  de 
ïs  manières. 

—  Non,  monsieur;:  c'est  pour  madame  Louvet,  ma  maî- 

—  Et  si,  le  soir,  votre  corbeille  est  encore  pleine;  si  la 
ente  a  été  mauvaise,  vous  gronde-t-on?  vous  frappe- t-on? 

—  Ah  bien  oui  !  fit  la.  mulâtresse  avec  l'insouciance 
mit'  femme  de  chambre  française,  elle  ne  s'en  inquiète 
Mement  pas'.  Je  Nais  les  vendre  le  lendemain  matin  au 
larché  pour  quelques  picaillons,  et  voilà  ! 

—  Et  qui  veut  des  bouquets?  de  jolis  bouquets?  se  mit- 
Ile  à  crier  à  pleine  voix  pour  attirer  les  passants. 

Julien  s'éloigna  assez  confus. 

—  N'importe  !  se  dit-il,  l'esclavage  est  la  honte  de  notre 
Utilisation!  La  couleur,  comme  la  naissance,  n'est  qu'un 
ccident;  et,  malgré  le  riche  aspect  delà  ville,  malgré  la 
jkirioisie  de  ses  habitants,  je  ne  puis  me  croire  en  paya  ci- 
Hisé,  en  voyant  exister  un  état  de  choses  aus<i  monstrueux. 

Une  négresse,  vêtue  de  blanc,  avec  un  madras  jaune  et 


<i8  Ï/AUTKE   MONDE 

rouge  sur  la  tête,  vint  à  passer.  Elle  marchait  en  se  dan- 
dinant el  paraissant  très-persnadée  de  sa  beauté.  Elle  por-  j 
tait  à  la  main  un  mouchoir  brodé  et  un  éventail  garni  de  <| 
petites  plumes;  à  son  bras,  s'enroulait  un  bracelet  de  j 
corail,  et  ses  mains  étaient  chargés  de  bagues...  elle  (ai-  | 
sait  peur! 

—  Lolotte  !  Lololte  !  lui  crièrent  les  femmes  de  couleur 
assises  parterre  près  de  leurs  bouquets;  vous  véni  cil... 
eh! ...  où  vous  gagné  si  bel  robe,  si  bel  bracelet? 

Mais  Lolotte,  fier*,  sans  cloute,  de  sa  toilette,  passa  sans 
répondre  à  ses  curieuses  amies;  elle  se  contenta  d'agiter 
ses  hanches  d'une  façon  encore  plus  marquée. 

—  Qui  lui  donne  ces  belles  robes?  demanda  Nisa,  qui 
semblait  affecter  de  ne  parler  que  français. 

—  Oh  !  H  gagné  bon  mari,  chère!  li  gagné  blanc, 
m'sieu  Dolphe.  Toëpas  conné  li?  li  gagné  longue  barbt 
cabri  au  menton. 

Julien  écoutait  parler  ces  femmes,  espérant  entendn 
quelque  cri  du  cœur,  ou  saisir  au  passage  un  verset  de  li] 
Bible.  Ce  fut  en  vain;  elles  bavardèrent  sur  leur  com 
pagne,  pendant  une  demi-heure,  avec  une  telle  volubilité 
que,  malgré  l'attention  soutenue  qu'il  prêtait  à  leurs  pw 
rôles,  il  ne  put  les  comprendre  qu'à  demi. 

11  est  vrai  que  la  plupart  de  leurs  mots  et  locutions  h 
étaient  alors  inconnus. 

—  Est-ce  que  je  serai  forcé  d'apprendre  leur  aflïer 
patois  pour  sonder  leur  âme  et  leur  arracher  la  vérité  si 
leur  triste  position?  se  demanda  Julien,  en  montant  l 
escaliers  du  théâtre;  je  crois,  ma  foi!  que  je  pousser 
jusque-là  le  courage  et  le  négrophilisme!.  , 


L'AUTRE  MONDE  r.9 

Et^  presque  attendri  à  la  pensée  de  son  futur  dévoue- 
icut^  il  jeta  son  cigare,  refrisa  sa  moustache  et  entra 
ins  la  salle,  non  sans  avoir  jeté  sur  sa  toilette  un  dernier 
»up  d'œil  investigateur. 


IV 


Le  rideau  était  levé;  Berthe  gazouillait  sa  demande, 
lais  Julien  oublia  bientôt  et  le  Prophète  et  les  chanteurs 
)ur  n'arrêter  sa  pensée  et  ses  yeux  éblouis  que  sur  les 
>ges  resplendissantes,  gracieux  mélange  de  femmes,  de 
imières  et  de  fleurs. 

11  n'avait  vu  jamais  réunion  si  charmante.  Toutes  les 
•éoles  qui  remplissaient  la  salle  semblaient  faire  assaut 
3  beauté.  Ce  n'étaient  pas  des  femmes,  c'étaient  des 
omis  ! 

Parmi  toutes  ces  charmantes  têtes,  le  regard  du  jeune 
omme,  indécis  d'abord,  finit  par  se  fixer  sur  une  jeune 
'éole  placée  presque  en  face  de  lui.  Elle  paraissait  avoir 
ingt-trois  ans,  et  était  d'une  taille  légère  et  élancée.  Ses 
liux  noirs  et  ses  dents  blanches  luisaient  comme  des 
clairs;  ses  lèvres  roses  et  un  peu  saillantes  donnaient  à 
i  physionomie  l'expression  la  plus  voluptueuse,  tandis 
ne  ses  bandeaux,  d'un  éclat  opulent,  couronnaient  de 
;urs  ondes  pressées  son  front  pâle  et  gracieux. 

—  La  belle  créature!  fut  sur  le  point  de  s'écrier  tout 
lut  le  jeune  homme  ;  quel  profil  attrayant  !  quelles  mains 
lorables  !  Et  cette  ligne  qui  serpente  de  la  tempe  à  la 
ïissanec  de  l'épaule!  Et  ce  bras  blanc  aux  amoureux' 
jntouis!  qu'elle  est  belle!  qu'elle  est  belle!... 


70  L'AUTRE  Monde 

Mais,  tout  en  donnant  intérieurement  carrière  a  Bon 

enthousiasme,  Julien,  à  sa  grande  surprise,  aperçut  une 
de  ses  connaissances  de  fraîche  date,  M.  Duvallon,  auquel 
il  avait  remis  une  chaude  lettre  de  recommandation,  qui 
entrait  avec  la  négligence  d'un  mari  dans  la  loge  de  la 
belle  créole,  et  s'asseyait  auprès  d'elle  sans  daigner  même 
lui  dire  un  mot. 

Il  attendit  avec  impatience  la  lin  de  l'acte  qui  se  re- 
présentait pour  aller  saluer  M.  Duvallon. 

Le  rideau  baissé,  les  hommes  quittèrent  la  salle  et  se 
joignirent  dans  les  couloirs  pour  causer  affaires  ;  car  à  la 
Nouvelle-Orléans,  les  créoles  se  sont,  depuis  quelque  temps, 
assez  américanisés  pour  ne  point  les  perdre  de  vue,  même 
au  théâtre. 

Julien  sortit  à  son  tour.  Comme  il  arrivait  près  du  loyer, 
M.  Duvallon  quittait  sa  loge.  C'était  juste  ce  que  le  jeune 
homme  attendait,  et  il  s'empressa  d'aller  au-devant  de  lui. 
Contrairement  à  son  attente,  M.  Duvallon  le  reçut  froi- 
dement, et  d'un  air  qui  dénotait  un  suprême  embarras. 
On  voyait  qu'il  y  avait  lutte  dans  son  esprit  :  le  présen- 
terait-il, ou  ne  le  présenterait-il  pas?  Furieux  de  cett<j 
hésitation,  Julien  prit  le  premier  prétexte  venu  pour  s< 
retirer,  emportant  de  la  politesse  créole  la  plus  désa vanta 
geuse  opinion. 

11  avait  tort.  Toutes  ses  nouvelles  connaissances,  qi 
étaient  mariées  et  qui  ne  le  lui  avaient  pas  appris  davar 
tage,  en  eussent  fait  autant.  Car,  si  les  créoles  reçoivei 
bien  les  étrangers,  s'ils  sont  affables,  doux  et  bienveillan 
de  relations,  ils  gardent  vis-à-vis  d'eux  la  plus  gram  | 
réserve  quant  à  leurs  familles;   et,  soit  déliançe,   sc!r 


r/UJTKE  MONÏH'  71 

alousie,  n'admettent  que  très-rarement  les  Européens 
laus  l'intimité  de  leur  maison. 

Et  cela  se  comprend  :  dans  cette  multitude  d'émigrants 
[ue  déversent  sans  cesse  chez  eux  les  navires  de  tous  les 
grands  ports  d'Europe,  il  est  en  effet  assez  difficile  de  re- 
onnaître  l'homme  comme  il  faut  de  l'aventurier.  Autrc- 
ois  l'hospifalité  des  planteurs,  pour  les  Français  surtout, 
tait  proverbiale  ;  mais  ils  ont  reçu  à  cet  égard  de  si  rudes 
t  fréquentes  leçons,  qu'ils  ont  dû  se  résigner  à  se  tenir 
ur  leurs  gardes  et  à  ne  plus  recevoir  chez  eux  que  des 
lommes  parfaitement  connus  et  bien  recommandés. 


La  Nouvelle-Orléans  est  divisée  en  trois  parties  bien  dis- 
inctcs.  Celle  du  milieu,  coupée  à.  angles  droits  par  des 
ues  parallèles  au  fleuve  ou  allant  de  la  levée  à  la  foret, 
st  habitée  par  la  population  créole  ;  on  l'appelle  encore 
c  quartier  français.  Celle  à  gauche,  en  allant  vers  la  rade, 
st  surtout  le  centre  de  la  population  allemande  et  irlan- 
laisc;  là,  point  de  bruit  ni  d'affaires.  11  y  a  bien  quelques 
iches  et  belles  demeures,  mais  en  général  les  maisons 
ont  pauvres  comme  les  physionomies;  le  soir,  on  dirait 
m  faubourg  d'Hcrculanum.  Enlin  la  troisième,  la  partie 
'l'aiment  vivante  de  la  ville,  c'est  le  faubourg  américain, 
itué  par  delà  le  quartier  français.  Là,  les  maisons  s'élè- 
eni  comme  par  enchantement,  les  rues  s'élargissent,  les 
instructions  se  font  plus  élégantes  et  plus  comforjtables, 
c  mouvement  des  affaires  s'aperçoit  de  toutes  parts^  ap- 
portant avec  lui  l'aisance,  le  bien-être,  eu  un  mot  tous 
es  fruits  d'une  tirande  cixilisation. 


7-2  L'AUTRE  MONDE 

L'activité  immense  de  la  vie  américaine  a  débordé 
comme  un  flot  sur  la  population  créole,  naturellement 
intelligente,  mais  indolente  et  privée  d'initiative,  et  la 
pousse  malgré  elle  à  une  action  constante  et  soutenue. 
Les  efforts  qu'elle  tente  pour  ne  point  se  laisser  envahir 
sont  dignes  d'étude,  mais  la  rude  énergie  des  Anglo-Saxons 
tin  ira  inévitablement  par  triompher  de  son  opposition,  et 
avant  peu  la  Nouvelle-Orléans,  Aille  autrefois  si  éminem- 
ment française,  ne  conservera  de  son  ancienne  nationalité 
que  le  nom  de  trois  ou  quatre  de  ses  rues  et  quelques  sou- 
venirs épars. 

La  métropole  du  Sud,  qui  nourrit  jusqu'à  deux  cent 
mille  âmes  durant  l'hiver  et  qui  compte  à  juste  titre  parmi 
les  plus  riches  places  du  monde,  est  à  peu  près  complète- 
ment dépourvue  de  tout  ce  qui  fait  l'ornement  et  la  gloire 
des  grandes  villes.  Il  n'y  a  point  de  monuments;  la  seule 
construction  remarquable  est  une  propriété  particulière] 
l'hôtel  Saint-Charles.  Les  promenades  n'existent  pas.  On 
dirait  que  la  Nouvelle-Orléans  n'a  été  fondée  et  ne  se  main- 
tient que  comme  comptoir  d'affaires  et  non  comme  centre 
de  plaisir  et  de  société.  En  effet,  les  prix  du  sucre  ou  du1 
coton  absorbent  toutes  les  têtes.  Les  premiers  Européens 
parvenus  dans  le  Nouveau-Monde  étaient  poursuivis  sans 
cesse  par  une  seule  idée  :  Faire  fortune!  Le  môme  esprit 
se  continue  comme  instinctivement  parmi  leurs  descen- 
dants. Les  plus  vieilles  familles  mêmes,  en  Amérique,  ai 
sein  de  leurs  splendid  housex,  au  milieu  de  leurs  planta. 
tionS,  ont  plutôt  l'air  de  camper  près  d'un  placer  que  de 
vivre  dans  un  séjour  définitif.  Je  ne  sais  pourquoi  il  mi 
semble  qu'on  ne  peut  jouir  et  hàiir  sérieusement  sa  mai] 


L'AUTRE  MONDE  73 

Ion  qu'en  Europe;  partout  ailleurs  on  ne  fait  qu'agioter  et 
élever  des  barraquements. 

Mais  lorsque  je  dis  qu'il  n'y  a  point  de  promenades  dans 
la  eapitalc  louisianaise,  je  me  trompe.  Un  petit  jardin,  le 
jardin  Pontalba,  tracé  depuis  seulement  trois  ou  quatre 
ans  et  placé  presque  sur  le  bord  du  fleuve,  entre  la  levée  et 
la  cathédrale,  attire  vers  lesoir  une  société  hybride  où  figu- 
rent toutes  les  couleurs  et  toutes  les  nationalités.  Au  centre 
est  une  pelouse  sur  laquelle  jouent  de  folles  bandes  d'en- 
fants sous  la  surveillance  de  négresses  et  sous  l'œil  cares- 
sant de  leurs  mères.  C'est  autour  de  cette  pelouse  qu'il  est 
d'usage  de  se  promener.  Elle  forme  un  rond  parfait  d'en- 
viron deux  cents  pas  de  circonférence.  Or,  comme  une 
promenade  hygiénique  se  compose  généralement  là-bas  de 
cent  tournées ,  les  promeneurs,  j'allais  dire  les  circu- 
leurx,  m'ont  toujours  fait  l'effet  de  poissons  rouges  tour- 
nant invariablement  dans  un  bocal  d'eau. 


VI 


Là,  dans  ce  jardin  même,  par  une  magnifique  après- 
midi  de  décembre,  deux  jeunes  hommes  s'entretenaient 
assis  sur  un  banc  retiré.  Le  ciel  était  bleu,  l'air  tiède,  le 
soleil  à  son  déclin.  L'heure  des  promeneurs  n'avait  pas 
encore  sonné.  Mais  en  face  de  ce  carré  Pontalba,  calme 
autant  que  désert,  la  levée  offrait  un  contraste  bizarre  et 
curieux.  Ici  celait  un  étrange  concert  de  jurements,  d'in- 
terpellations, de  cris,  de  sans  âges  celais.  Tandis  que  quel 
ques  steamboals  chauffaient  pour  le  départ  et  que  quel 
que^  dra  y  me  n  passaient  au  grand  trot,  ébranlant  le  pavé 


74  L 'AUTRE   MONDE        • 

sous  le  poids  de  leurs  charrettes  de  fer,  des  nègres  et  des 
Irlandais  procédaient  au  déchargement  d'autres  bateaux 
fraîchement  arrivés  et  roulaient  à  terre  des  ballots  de  co- 
ton ou  des  boucauts  de  sucre,  sous  les  yeux  des  commis- 
sionnaires. Là  des  marchands  d'huîtres,  sous  leur  abri  de 
toile  grise,  cassaient  à  grand  bruit  l'épaisse  coquille  de 
leurs  crustacés  que  venaient  rapidement  avaler  les 
hommes  du  port.  Ailleurs  les  marchands  de  fruits  étalaient 
leurs  pacanes  et  leurs  pistaches,  leur  bananes  jaunes 
comme  de  l'or,  leurs  ananas  parfumés,  leurs  oranges  de- 
là Havane,  leurs  grappes  de  raisins  exportés  et  leurs 
pommes  du  Nord.  Plus  loin,  sous  les  halles,  se  débitaient, 
sur  de  petites  tables  de  marbre  blanc  appuyées  contre  un 
large  pilier  revêtu  de  glaces,  le  chocolat  au  lait  avec  des 
petits  gâteaux  sortant  du  four,  le  soda  waler  à  la  vanille 
ou  au  citron,  le  café  noir  et  le  thé  vert...  Les  voix  qui  se 
mêlaient  parlaient  toutes  les  langues.  C'étaient  le  bu  God 
du  Yankee,  le  per  la  madona  de  l'Italien,  le  caramba 
de  l'Espagnol,  le  Dion  bibant  du  Gascon,  le  God  dam 
guttural  de  l'Irlandais...  Enfin  une  Babel  vivante,  dé- 
passée à  peine  par  celle  qu'on  trouve  à  Sidney  ou  à  San- 
Francisco. 

—  Mon  Dieu  !  disait  l'un  ces  deux  jeunes  gens  en  voyant 
passer  une  bande  de  travailleurs  noirs,  quelle  vie  atroce 
que  celle  de  ces  gens-là  !  Mon  cher  Edmond,  votre  ciel  est 
splendide,  votre  hiver  d'une  douceur  extrême  ;  ces  résédas 
embaument  et  ces  roses  fleurissent  en  plein  mois  de  dé- 
cembre comme  en  France  aux  premiers  jours  de  mai. 
J'aime  votre  fleuve  et  vos  forêts  immenses  ;  mais  je  dé- 
teste votre  \ille;   je  ne  puis  me  faire  à  eei  abominable 


L'AUTItE  MONDE  71 

lystème  sur  lequel  sont  échafaudées  toutes  vus  fortunes, 
ni  habituer  mon  esprit  à  l'idée  de  cette  force  étrange  qui 
asservit  le  noir  sous  la  domination  du  blanc,  comme  le 
bœuf  sous  le  joug  du  laboureur  ;  et  je  maudis  tout  ce 
peuple  qui  semble  si  jaloux  de  ses  droits  politiques  et  dont 
la  cupidité  pourtant  refuse  jusqu'à  l'exercice  des  droits 
naturels  à  de  pauvres  êtres  que  Dieu  créa  comme  lui  pour 
la  famille  et  pour  la  liberté. 

Celui  qui  écoutait  et  qu'à  sa  taille  élancée,  à  son  teint 
jaune  et  pâle  et  à  ses  cheveux  noirs  et  bouclés  on  recon- 
naissait pour  un  créole,  se  prit  à  sourire. 

—  Julien,  dit-il,  connaissez-vous  leurs  mœurs,  et  savez- 
vous  ce  qu'il  y  a  dans  leurs  cerveaux  ? 

—  Je  n'en  ai  pas  besoin,  répondit  celui-ci  avec  véhé- 
mence, pour  déclarer  infâmes  et  sauvages  les  lois  qui  pro- 
tègent le  honteux  trafic  dont  ils  sont  l'occasion. 

—  Oh  !  oh  !  fit  le  créole,  vous  êtes  un  abolitionniste 
bien  ardent.  Je  gage  que  vous  avez  lu  la  Cabane  de  l'oncle 
Toi  a  ? 

—  Oui,  certes  !  et,  avec  toute  l'Europe,  je  proclame 
cette  œuvre  la  plus  éloquente  et  la  plus  morale  de  ce  siècle. 

—  Vous  voulez  dire  la  plus  biblique  ? 

—  Raillez,  raillez  !  s'écria  Julien  ;  cela  n'empêchera  pas 
la  vérité  de  se  faire  jour  de  plus  en  plus  dans  les  deux 
mondes,  jusqu'à  ce  que  le  cri  de  l'opinion  publique  étant 
devenu  puissant,  universel,  votre  tyrannie  s'écroule  d'elle- 
même  avec  tout  le  hideux  échafaudage  d'instruments  dont 
elle  s'étayait. 

—  De  suite  que  vous  avez  pris  au  sérieux  les  lamenta 
tiuns  de  La  sensible  madame  Sluwe  et  que  vous  êtes  bien 


7G  L'AUTRE  MONDE 

persuadé  que  nous  battons  nos  esclaves  jusqu'à  les  l'aire 
mourir  sous  notre  fouet  ?...  Avez- vous  eu  jamais  un  che- 
val de  prix,  Julien? 

—  Oui,  entre  autres  une  belle  jument,  Sultane,  une  su- 
perbe bête  ! 

—  Et  elle  vous  avait  coûté  ?.. 

—  Trois  mille  francs. 

—  L'aurièz-vous  laissée  ensanglanter  par  votre  domes- 
tique ? 

—  Vous  savez  bien  vous-même  qu'on  soigne  partout  avec 
complaisance  un  cheval  de  prix...  Mais  où  voulez-vous  en 
venir  ? 

—  A  ceci  :  que  lorsque  vous  faites  bien  soigner  une  ju- 
ment qui  vous  coûte  trois  mille  francs  et  dont,  au  demeu- 
rant, vous  pouvez  vous  passer,  il  faut  être  bien  fou  pour 
supposer  que  nous  allions  rosser  de  coups  et  mettre  hors  de 
service  des  nègres  qui  nous  coûtent  deux  ou  trois  fois  cette 
somme  et  qui  nous  sont  indispensables  à  la  ville  ou  sur 
nos  plantations.  Que  diable,  mon  cher  !  si  ce  n'était  pas 
par  humanité,  ce  serait  au  moins  par  intérêt  I... 

—  Tenez,  Edmond,  vous  entendre  accoupler  dans  une 
même  phrase  et  mettre  sur  la  même  ligne  un  nègre  et 
une  jument,  cela  me  fait  mal.  Car  enfin,  ces  êtres-là  sont 
nos  frères  ;  leur  âme  a  les  mêmes  aspirations,  le  même 
priv  devant  Dieu,  la  même  immortalité  que  la  nôtre  !  et 
c'est  vous  l'abaisser  vous-même  que  de  tenir  un  pareil 
langage. 

—  Nous  différons  complètement  d'opinion,  moucher  Ju- 
lien ;  mais  je  ne  vous  donne  pas  plus  de  deux  mois  pour 
nous  voir  apprécier  ces  bêtes  noires  à  leur  juste  valeur. 


L  AUTRE  MONDE  77 

En  attendant  voulez-vous  ce  soir  les  observer  de  pins  près 
ne  vous  n'avez  encore  fait  sans  doute  ?  Les  esclaves  d'un 
le  mes  amis  donnent  un  grand  bal  ;  il  ne  tient  qu'à  vous 
le  vous  y  trouver. 

—  Un  bal  de  nègres?  fit  Julien  étonné. 

—  Mais  oui;  mon  ami  leur  prête  sa  maison,  et  ces  gail- 
lards-là ne  se  feront  pas  faute,  je  vous  jure,  d'y  gambader 
somme  des  diables  jusqu'à  demain  matin. 

Le  Français  n'en  revenait  pas.  Des  esclaves  danser  avec 
la  permission  de  leur  maître  et  dans  sa  propre  demeure  ! 
Julien  eût  donné  trois  poils  de  sa  moustache  pour  pouvoir 
demander  à  Yoncle  Tom  ce  qu'il  pensait  d'un  pareil  slacc- 
holder.  Mais  celui-ci  n'eût  pas  été  embarrassé...  de  cita- 
lions;  et  il  lui  eût  probablement  répondu  par  ce  passage 
de  la  Genèse,  extrait  du  neuf  cent  quatre-vingt-septième 
chapitre,  verset  trois  mille  dix-huit  : 

Celui  qui  prête  sa  maison  à  ses  domestiques  mérite 
d'habiter  la  maison  du  Seigneur;  et  si  ses  domestiques 
fml  des  esclaves,  il  mérite  que  Jéhovah  l'éclairé  et  lui 
fuse  la  grâce  de  ne  pas  persister  dans  sa  tyrannie. 

Heureusement,  l'Oncle  Tom  n'était  pas  à  portée  de  Ju- 
lien. On  dit  qu'il  vit  maintenant  retiré  dans  une  île  sous- 
inarine  de  l'Océan  glacial,  où  il  achève  d'écrire  son  trente- 
einquième  volume  sur  le  premier  verset  du  premier 
chapitre  des  Lamentations  de  Jérémie.  Comme  on  le  voit. 
e*es1  abuser  du  succès.  Le  public  qui  a  encouragé  le  pre- 
mier volume  mérite  de  lire  la  suite...  jusqu'au  bout. 

Le  soir  venu,  Julien  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  se 
rendre  au  bal  de  ses  amis,  1rs  pain  ces  noirs! 


78  L'AUTRE  MONDE 


Ml 


—  Coco, vous  couri gagné  pomme  pou  moë,  coté  fume 
layê? 

—  No,  mo'é  gagné  frait. 

—  Mo'é,  di  tous  couri  là,  tende  Coco? 

—  Bé,  do  moë  picaillon. 

—  Si  vous  pas  couri  gagné  li,  mo'é  taillé  vous,  Coco. 

—  Fous  pas  mon  ruait,  moë  pas  connê  vou. 

—  Ah  !  piti  negue!  piti  nêgue! 

Et  c 'étaient  des  éclats  convulsifs,  des  trépignements  im- 
possibles, auxquels  venaient  se  mêler  les  pleurs  des  né- 
grillons, qui  s'arrachaient  mutuellement  une  bribe  de 
gâteau  ou  un  morceau  de  candi.  Les  jeunes  femmes,  coif- 
fées la  plupart  en  cheveux,  vêtues  de  robes  de  soie  avec 
des  manches  de  mousseline  blanche,  étaient  assises  en 
rond  dans  une  immense  salle  bien  éclairée,  au  milieu  de 
laquelle  un  vieux  nègre  et  une  négresse  exécutaient  sous 
leurs  yeux  une  violente  bamboula.  11  y  en  avait  là  pour 
tous  les  goûts,  car  il  y  en  avait  là  de  toutes  les  couleurs 
quarteronne  pâle  et  mince,  mulâtresse  effrontée ,  grif- 
fonne audacieuse,  négresse  démonstrative...  chacune  je- 
tait son  cri  sauvage  et  mêlait  son  strident  éclat  de  rire 
aux  acclamations  bouffonnes  des  gentlemen  de  rassemblée. 

C'était  la  première  fois  que  Julien  se  trouvait  clans  une 
réunion,  de  nègres,  et  malgré  toutes  les  sympathies  que 
lui  inspirait  leur  condition,  il  eut  toutes  les  peines  du 
inonde  à  ne  point  s'enfuir  épouvanté.  11  se  crut  dans  l'anti- 
chambre de  Satan.  Leurs  veux  étincelants.  leurs  dents 


L'AUTRE  MONDE  79 

[anches,  plus  blanches  encore  au  milieu  de  leur  face 
bire,  leurs  vêtements  aux  vives  couleurs,  et  par-dessus 
ut  leur  voix  perçante  et  saccadée,  avaient  plutôt  l'air 
appartenir  à  des  démons  qu'à  des  êtres  humains.  Pour 

première  fois,  l'idée  que  ces  gens-là  étaient  ses  frères 

ses  égaux  commença  à  l'humilier  y  mais  il  fit  taire  vite 
;  qu'il  appelait  son  injustice,  et  il  soupira  : 

a  Pauvres  êtres  !  ils  ont  pourtant  comme  moi  une  intel- 
jence,  un  cœur,  une  âme,  une  voix  !  Oh  !  oui,  c'est  l'es- 
Ivage  qui  a  ruiné  leurs  facultés  et  détruit  chez  eux  le 
miment  de  leur  puissance.  11  n'y  a  que  la  liberté  qui 
génère  l'homme  et  le  grandisse  à  ses  propres  yeux!...  » 
Ces  opinions  abolitionnistes  de  Julien  devaient,  suivant 

prédiction  d'Edmond,  être  singulièrement  revues  et 
odi  fiées  par  lui-même  trois  mois  plus  tard. 
Donc,  ce  jour-là,  il  y  avait  grand  bal  de  nègres  chez 
i  riche  ami  d'Edmond,  et  toute  l'aristocratie  de  eou- 
ir  s'\  était  donné  rendez-vous.  Les  invitations  avaient 
î  envoyées  sur  papier  glacé  par  la  femme  de  chambre 
le  premier  domestique.  Les  toilettes  étaient  des  plus 
lies,  chaque  négresse  ayant  été  habillée  par  sa  mai- 
jfese,  qui  avait  mis  tout  son  amour-propre  à  la  bien  pa- 
v;  quelques-unes  leur  avaient  prêté  les  bijoux  qu'elles- 
>ines  ne  portaient  que  dans  les  grandes  occasions,  lue 
ritable  cargaison  de  fruits  et  de  gâteaux  de  toutes  os- 
ées, de  candi  de  toutes  couleurs,  de  cannes  à  sucre  de 
ites  provenances,  de  liqueurs  de  toutes  qualités,  était 
tassée  dans  une  grande  cuisine,  sur  le  fourneau  de  la- 
.cllc  une  vieille  négresse  préparait, "en  fumant  silen- 
susemenl  sa  courte  pipe,  une  odorante  soupe  de  ijoinbo 


80  L'AUTRE  MONDE 

filé  qu'avalaient  déjà  dos  yeux  nue  bonne,  partie  des  in- 
vités, 

Doux  violons  tenus,  l'un  par  un  griffon  et  l'autre  par 
un  mulâtre,  servaient  d'orchestre,  et  bientôt  leurs  sons  | 
peu  mesurés  annoncèrent  une  polka.  Aussitôt  un  grand 
mouvement  eut  lieu;  quelques-uns,  courant  à  droite  et  à 
gauche,  criaient  tout  simplement  ;  Lisa!  Lola!  Cocotte! 
veni  poker!  D'autres,  plus  usagés,  allaient  s'incliner  de 
la  façon  la  plus  bouffonne  devant  leur  danseuse,  disant  : 
Si  vous  jjas  gagné  cavalié,  madame,  vous  dansé  è  moë?  A 
quoi  celles-ci  répondaient,  moitié  fiançais,  moitié  créole, 
et  souriant  à  faire  peur  :  Oh!  m'sieu,  moë  flattée  de  po 
ker  è  vou!  Puis  toute  cette  bande  noire  se  précipita  au 
milieu  de  la  salle ,  hurlant ,  gambadant  et  tournant  avec 
une  rapidité  d'enfer.  Les  enfants  eux-mêmes  polkèren 
dans  les  coins,  et  pendant  une  demi-heure  ce  fut  un» 
danse  générale  et  hideuse,  auprès  de  laquelle  les  ronde 
macabres  elles-mêmes  eussent  paru  gracieuses  et  atj 
traçantes. 

Les  nègres  sont  fous  de  la  danse;  ils  ont  à  la  Nouvelle 
Orléans  des  salles  spéciales  ouvertes  toute  la  saison  dj 
carnaval.  Leurs  soirées  sont  des  plus  curieuses;  ils  dorl 
nent  même  des  bals  où  les  invités  ne  doivent  se  rendu 
que  parés;  il  est  inutile  d'ajouter  qu'ils  n'ont  pas  besoi 
de  se  masquer. 

N'en  déplaise  à  mistress  Stowe,  qui,  dans  sa  larmoyan 
histoire,  a  abusé  autant  de  l'imagination  que  de  la  Bibl 
il  n'est  personne  de  moins  malheureux  qu'un  noir  en  Loi  J 
siane,  et  j'avouerai  avec  peine  que  leur  condition  est 
beaucoup  préférable  à  celle  de  nos  paysans  i\v<  Landes  M 


L'AUTRE  MONDE  si 

l'>  Pyrénées.  Ils  sont  généralement  bien  nourris,  et  ont 
îaque  matin  une  large  distribution  de  sucre,  de  café,  et 
S  pain  frais  et  blanc.  Ils  mangent  souvent  du  riz  bouilli 
tec  de  la  graine  et  de  l'eau,  mets  dont  ils  paraissent 
ès-friands.  Les  domestiques  ont  la  desserte  de  leurs  mai- 
es. Jamais  un  nègre  n'est  mort  de  fatigue,  soyez-en  per- 
tadé;  il  apporte  dans  ses  actions  une  lenteur  et  une  non- 
lalance  qui  le  préservent  d'un  travail  exorbitant  ;  son  feu 
i  l'entraîne  jamais  à  dépasser  ses  forces.  Dans  une  mai- 
n  comme  il  faut  ou  simplement  aisée  de  la  Nouvelle-Or- 
ans ,  il  y  a  une  créature  pour  chaque  genre  d'occupa- 
)ii,  pour  la  cuisine,  le  blanchissage,  le  soin  des  enfants, 
entretien  du  linge,  les  chambres,  la  coiffure  des  maî- 
L*sses,  la  salle  à  manger,  les  chevaux  et  la  voiture,  les 
«unissions;  sans  compter  une  foule  d'horribles  petits 
grillons  que  Ton  trouve  partout  sous  les  pieds,  suçant 
iclques  friandises  dans  le  coin  des  chambres,  assis  sur 
îelque  marche  d'escalier  ou  bien  dans  les  cours,  se  rou- 
it, demi-nus,  au  soleil. 

Je  nie  rappelle  qu'il  y  a  quelques  années  les  ladies 
Vn^letcrre,  la  duchesse  de  Sutherland  en  tète,  écrivi- 
nt  une  éloquente  supplique  aux  dames  américaines  pour 
5  engager,  dans  un  beau  mouvement,  à  donner  la  liberté 
leurs  noirs.  La  proposition  fut  accueillie  comme  elle 
vait  l'être  :  par  un  immense  éclat  de  rire.  Quelques 
lioles  pourtant  voulurent  bien  répondre  aux  négrophi- 
ises  d'Albion  :  «  Puisque  vous  avez  la  bonté  de  vous 
téresser  au  sort  de  nos  esclaves,  achetez-nous-les ,  et 
tes  d'eux  ensuite,  si  cela  peut  vous  plaire,  des  électeurs 
ns  vos  comtés!...  » 

6 


82  L    \UTRE  MONDE 

Pour  ma  part,,  je  trouve  que  si  ces  nobles  descendants) 
des  Gascons  de  l'armée  de  Guillaume  le  Conquérant 
veulent  à  tout  prix  faire  de  la  philanthropie,  il  serait  à 
la  fois  plus  utile  et  plus  intelligent  qu'elles  jetassent  ?iu 
les  classes  pauvres  de  leui'  pays  un  généreux  regard.  Les 
vrais  malheureux  sont  les  ouvriers  de  leurs  grandes  Miles. 
qu'elles  laissent  mourir  de  froid  et  de  faim  en  rêvant  l'in- 
dépendance et  le  bonheur  d'êtres  comparativement  très- 
heureux. 

Mais  revenons  au  bal. 

La  soirée  était  très-gaie  et  très-brillante,  chaque  dame 
créole  ayant  mis,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  un  certain 
orgueil  à  parer  richement  ses  esclaves.  La  plupart  de 
celles-ci  d'ailleurs  pouvaient  se  passer  des  cadeaux  de  leui 
maîtresse.  Elles  ont  généralement  un  protecteur;  —  c'es! 
tantôt  un  blanc,  tantôt  un  homme  de  couleur  libre,  —  qu 
leur  donne  presque  toujours  une  toilette  convenable,  très 
soin  eut  une  élégante  parure.  J'ai  vu  de  jeunes  esclave 
acheter  les  mêmes  robes  que  leur  maîtresse,  et  s'en  vèti 
pour  faire  leur  chambre  ou  les  coiffer.  Rien  n'égale  la  \<\ 
nité  et  l'insolence  de  ces  créatures,  et  souvent  je  me  sui 
trouvée  surprise  de  la  bonté  des  femmes  créoles  à  leu 
égard. 

—  Tiens!  dit  tout  à  coup  une  petite  mulâtresse  à  1] 
taille  cambrée,  aux  joues  rondes  et  aux  yeux  brillants,  ■ 


1  Une  grande  partie  de  la  noblesse  d'Angleterre  tire  son  oi 
gine,  on  le  sait,  des  Bretons,  des  Normands,  et  surtout  des  cade 
de  Gascogne,  qui  accompagnaient  Guillaume  le  Conquérant  lf 
de  son  expédition  contre  la  Grandc-Bretaarne. 


L'AUTRE  MONDE  83 

ute  fière  de  savoir  parler  français ,  je  ne  connais  pas  ce 
onsieur  qui  vient  d'entrer! 

Et  allongeant  le  bras,  elle  désigna  du  doigt  à  sa  voisine 
1  grand  et  gros  nègre  qui  saluait  ses  connaissances  de 

tè te  et  de  la  main  en  roulant  d'énormes  yeux  blancs. 

Toc  pas  connê  li?  lit  vivement  sa  compagne,  qui  ne 
irlait  que  créole  ;  —  Tende  moman ,  le  vérd  moc  pré- 
?ité  vou. 

Le  nègre  s'avançait  en  effet  du  côté  des  jeunes  niulà- 
•esses.  11  avait  un  habit  bleu  dont  la  queue  lui  battait  les 
înbes,  un  gilet  jaune,  un  faux-col  qui  lui  coupait  les 
reilles  et  dont  la  blancheur  tranchait  agréablement  sur 
i  noire  figure.  11  fut  présenté  à  mademoiselle  Laure,  qui 
ù  lit  une  révérence  comme  elle  avait  vu  sa  maîtresse  en 
tudier  souvent  devant  sa  glace.  Ils  se  parlèrent  en  s'ap- 
elant  du  nom  de  leurs  maîtres,  comme  il  est  d'usage  de 
;  faire  quand  Us  sont  dans  le  monde. 

—  Monsieur  Thompson,  vous  danserez  une  polka  avec 
loi? 

—  Moè  pas  capable,  miss,  répondit  le  gros  nègre,  es- 
lave  d'une  riche  Américaine. 

—  Comment,  vous  ne  dansez  pas?  reprit  la  jeune  Laure, 
ue  la  chaîne  dorée  de  monsieur  Thompson  attirait  singu- 
ièrement.  — Eh  bien!  laissez-moi  alors  vous  offrir  ces 
;àteaux,  que  vous  tremperez  dans  un  verre  de  brandy?... 

—  Oh!  miss...  am  a  temper  man...  (j'appartiens  à  la 
ociété  de  tempérance)! 

La  petite  Laure  avala  le  brandy  elle-même  d'un  air 
lépité. 
Le  nègre  la  salua,  c'est-à-dire  lui  lança  une  effroyable 


M  L'AUTRE  MONDE 

grimace  et  continua  sa  promenade  dans  la  salle,  l'air  aussi 
embarrassé  de  ses  épaules  que  de  ses  bras. 

In  moment  après ,  le  signal  suprême  fut  donné ,  le 
gombo  était  cuit.  Ce  fut  alors  vers  la  cuisine  une  cohue 
impossible  à  décrire;  attrapait  une  assiette  qui  pouvait 
Les  philosophes  du  lieu,  comme  aussi  ceux  que  leur  gour- 
mandise pressait  trop,  firent  écuelle  de  tout:  quelques-uns 
lurent  même  jusqu'à  manger  la  soupe  dans  leur  chapeau. 

Après  le  potage  vinrent  des  quartiers  de  bœuf,  de  veau, 
de  mouton,  puis  enfin  le  dessert.  Julien  avait  beaucoup 
voyagé;  il  ne  put  néanmoins  assister  jusqu'à  la  fin  du  re 
pas  de  ces  nègres,  tant  était  dégoûtante  leur  façon  di 
souper.  Ils  avaient  dédaigneusement  mis  de  côté  four- 
chettes et  couteaux  ;  ils  se  lançaient  à  travers  le  visage  de: 
morceaux  de  viande  et  s'envoyaient  en  pleine  poitrine,  pal 
badinage,  le  fond  de  leurs  verres.  Les  robes  desnégresses 
de  véritables  robes  de  prix,  essuyaient  la  plupart  de  ce: 
plaisanteries,  et  lorsque  Julien  en  fit  la  remarque  à  uni 
jeune  quarteronne,  celle-ci  lui  répondit  librement  :  Bah 
nous  nous  en  ferons  donner  d'autres! 

Les  conversations  étaient  à  la  hauteur  de  ces  inamèree 
Rien  de  plus  vide,  de  plus  complètement  stupide  que  1 
pensée  d'un  nègre.  11  parlera  deux  heures  sur  un  moust 
que,  sur  le  bouton  de  son  habit ,  sur  la  longueur  de  si 
ongles.  En  les  écoutant,  Julien,  qui  s'attendait  sans  cesse 
leur  entendre  exhaler  une  plainte  touchante,  un  soup 
éloquent,  ne  pouvait  croire  que  c'étaient  là  les  mêm< 
hommes  pour  lesquels  tant  d'écrivains  et  d'auteurs  frai 
çais,  anglais  et  américains,  avaient  écrit  tant  de  brûlant 
pages  et  prononcé  tant  de  fougueux  discours.  Une  illusk 


L'AUTRE  MONDE  85 

ni  restait  pourtant.  «  Peut-être,  songeait-il,  cette  appa- 
ente  indifférence  cache-t-elle  un  profond  calcul.  Ils  souf- 
rent, ils  maudissent  leurs  fers,  mais  ils  compriment  en 
sur  âme  tout  élan  impétueux  vers  l'amélioration  de  leur 
ort!  Ils  craignent,  sans  doute,  d'éveiller  la  cruauté  de 
îurs  maîtres  et  s'abstiennent  de  gémir  devant  un  cercle 
rop  nombreux.  Mais  dans  l'intimité,  dans  la  compagnie 
eulement  de  quelques  amis  connus,  il  est  impossible  que 
jur  cœur  ne  s'ouvre  pas  et  ne  montre  sous  un  jour  écla- 
tai; les  facultés  généreuses  dont  Dieu  les  a  doués  comme 
ous  autres  Européens  !  » 

Et  après  cette  lamentation  digne  de  feu  monsieur  Isam- 
ert,  Julien,  qui  s'était  raffermi  dans  ses  idées  abolition- 
istes,  revint  près  des  soupeurs. 

Une  petite  fille  du  noir  le  plus  pur  arrivait  du  dehors; 
lie  s'approcha  de  Laure,  la  mulâtresse. 

—  Lili,  dit-elle,  miss  pelé  vou;  li  tapé  dormi. 

—  J'y  vais,  dit  Laure  d'un  air  visiblement  contrarié. 
Et  elle  quitta  la  salle  pour  aller  déshabiller  sa  mai- 

*esse. 

Si  vous  le  permettez,  nous  ferons  comme  elle,  et  nous 
lisserons  là  les  nègres  et  leur  bal  pour  aller  avec  Julien 
ans  une  soirée  créole. 


VIII 


Depuis  qu'il  était  dans  la  métropole  Ion isianai se,  Julien 
vait  soigneusement  cultivé  ses  premières  connaissances, 
lelles-ci  lui  en  avaient  valu  de  nouvelles,  et  peu  à  peu  le 
ercle  s'étant  agréablement  élargi,  il  avait  fini  par  péné- 


80  L'AUTRE  MONDE 

trer  dans  la  société  nouvelle-orléanaise,  où  on  le  recher- 
chait même  pour  le  charme  de  ses  manières  et  la  gaieté 
de  son  esprit. 

Quant  à  M.  Duvallon,  Julien  lui  avait  garde  rancune  et 
avait  complètement  cesse  de  le  voir.  Un  jour  pourtant  il 
reçut  de  celui-ci  une  invitation  à  une  soirée  qu'il  devait 
donner  dans  la  semaine  suivante.  Le  souvenir  de  la  belle 
madame  Duvallon  décida  Julien  à  accepter,  et  au  jour  dit 
il  se  présenta  dans  les  salons  de  la  gracieuse  créole,  qui  le 
reçut  avec  la  plus  grande  faveur  et  la  meilleure  sympathie. 

Il  y  avait  déjà  beaucoup  de  monde  chez  madame  Duval- 
lon, et  Julien  fut  émerveillé  d'abord  de  l'ensemble  ado- 
rable qu'offraient  chez  les  femmes  la  toilette  et  la  physio- 
nomie. En  effet,  les  créoles  sont  généralement  charmantes, 
quelques-unes  très-belles,  beaucoup  jolies.  J'en  ai  peu  vu 
de  vraiment  laides.  Leurs  yeux  sont  bruns  et  brillants] 
leurs  cheveux  remarquablement  beaux,  doux  et  fins;  elles 
ont  les  dents  très-blanches,  les  lèvres  rouges,  le  teint  pâle, 
terne  au  jour,  mais  éclatant  aux  flambeaux.  Leur  taille 
est  souple  et  légère,  bien  proportionnée  chez  les  jeunes 
tilles,  quelquefois  trop  chargée  d'embonpoint  chez  les 
jeunes  mères.  En  un  mot,  je  n'ai  pas  rencontré  de  ville 
où  les  femmes  jolies  fussent  en  aussi  grand  nombre  qu'à 
la  Nouvelle-Orléans. 

Les  créoles  ont  toutes  à  peu  près  le  même  type,  ravis- 
sant comme  forme,  un  peu  froid  et  vague  comme  physio- 
nomie. Elles  se  mettent  avec  intelligence:  leur  costume 
fait  toujours  valoir  singulièrement,  leur  beauté.  Les  cou- 
leurs vives  qu'elles  choisissent  font  ressortir  leur  brune 
carnation  et  lui  donnent  un  incomparable  éclat.  Au  théâtre 


L'AUTRE  MONDE  87 

urtout,  le  plaisir  d'être  trouvées  belles  anime  leur  regard  ; 
eur  robe  décolletée  découvre  leurs  charmantes  épaules  et 
aisse  apercevoir  leurs  bras  potelés...  En  vérité,  elles  sont 
lélicieuses,  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  l'enthousiaste 
lulien  se  sentit  amoureux  ce  soir-là  de  plusieurs  femme- 
i  la  fois. 

Les  soirées  créoles  ressemblent  à  toutes  les  soirées  du 
nonde,  à  cette  différence  près,  qui  serait  énorme  si  les 
îommes  étaient  moins  timides,  qu'il  y  a  dans  les  manières 
générales  plus  d'abandon  et  de  cordialité.  L'étiquette  et  le 
cérémonial  européens  sont  inconnus  à  la  Nouvelle-Orléans. 
*e  qu'il  faut  attribuer  moins  à  l'esprit  de  républicanisme 
pii  domine  dans  toutes  les  classes  qu'aux  mœurs  affables 
ît  aujourd'hui  continuées,  apportées  jadis  par  les  premiers 
résidents  français. 

A  ces  soirées,  les  dames  se  tiennent  presque  toujours 
lans  un  salon  et  les  hommes  dans  un  autre..  Cet  usage  est 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  froid  et  je  dirai  même  d'immoral. 

Julien,  en  sa  qualité  d'étranger,  resta  auprès  de  ma- 
dame Duvallon.  Agréable  autant  que  belle,  celle-ci  eut 
bientôt  achevé  de  tourner  la  tête  au  jeune  Français.  J'i- 
gnore ce  qui  fut  échangé  entre  eux;  mais,  au  bout  de 
quelques  minutes,  madame  Duvallon  se  leva  en  souriant, 
et.  présentant  Julien  à  de  jeunes  femmes  de  la  réunion, 
elle  leur  dit  de  l'air  du  monde  le  plus  naturel  : 

—  Je  vous  le  confie  donc  un  moment  :  il  vous  amusera. 

Cette  parole  fit  devenir  Julien  sérieux  pour  tout  le  reste 
de  la  soirée. 

Chose  qui  pourra  paraître  assez  surprenante,  en  dehors 
.!<•  ce  qui  est  instinctif  chez  les  femmes  de  tous  les  pays, 


SX  L'AUTRE  MONDE 

les  créoles  ne  sont  pas  coquettes.  Les  romanciers  et  les 
voyageurs  qui  en  ont  parlé  comme  de  créatures  légères  ou 
passionnées  n'ont  pas  été  plus  exacts  que  ceux  qui  les  ont 
dites  rêveuses  ou  indolentes.  11  n'y  a  pas  de  femmes  plus 
simples,  plus  laborieuses,  plus  ménagères  que  les  créoles. 
Leur  éducation  est  des  plus  incomplètes;  le  niveau  de  leur 
esprit,  généralement  vulgaire;  le  sujet  de  leurs  conversa- 
tions, toujours  oiseux  et  futile  ;  toutes  choses  qui  ont  leur 
principe  dans  une  trop  grande  fréquentation  des  négresses, 
avec  lesquelles  elles  ont  le  tort  grave  de  faire  de  la  fami- 
liarité. Mais  elles  rachètent  ces  défauts  par  une  qualité 
immense  et  d'autant  plus  précieuse  qu'elle  semble  devenir 
plus  rare  chaque  jour  :  elles  savent  être  mères. 

Après  plusieurs  airs  touchés  par  madame  Duvallon 
même  ou  par  ses  amies,  et  un  nombre  raisonnable  de 
valses  et  de  polkas  où  Julien  figura  avec  honneur,  on  vint 
annoncer  le  souper.  Le  souper!  seule  chose  aimable  e 
réelle  que  puisse  offrir  le  monde,  seule  chose  qui,  dam 
une  fête,  y  compris  souvent  les  conversations  particulières. 
ait  vraiment  de  l'esprit!  Je  hais  les  révolutions;  mais  j( 
bénirai  toujours  celle  qui  ramènera  en  France  cette  tri 
ni  té  qu'adoraient  nos  pères  :  le  déjeuner,  le  dîner  et  h 
souper! 

Dans  les  soirées  créoles,  on  ne  connaît,  comme  che: 
nous,  que  les  rafraîchissements  aux. gâteaux  ou  le  buffet 
Mais  M.  Duvallon,  qui  se  piquait  de  faire  grandement  le 
choses,  avait  voulu  chez  lui  que  l'on  soupât.  Les  conviés 
ayant  chacun  une  dame  à  son  bras,  passèrent  dans  uni 
vaste  salle  au  milieu  de  laquelle  était  dressée  une  longm 
table  qu'avaient  garnie  le  luxe  le  plus  riche  et  la  prodiga 


L'AUTRE  MONDE  89 

é  la  plus  intelligente.  La  vie  est  très-large  en  Amérique 
surtout  en  Louisiane.  Contrairement  à  ce  qui  a  lieu  en 
irope,  on  fait  peu  d'étalage,  mais  on  vit  bien  :  c'est  le 
mble  du  bon  sens,  éloge  qui  veut  beaucoup  dire,  aujour- 
liui  que  le  bon  sens  est  devenu  presque  aussi  rare  que 
génie. 

Ne  t'attends  pas,  lecteur,  que  j'aille  ici,  à  la  manière 
itique,  dénombrer  les  plats  exquis  ou  extraordinaires, 
s  animaux  précieux  ou  bizarres,  les  fruits  suaves  ou 
otiques,  les  vins  caducs  ou  généreux,  qui  concoururent 
former  le  souper  de  l'honorable  Duvallon,  car  je  suis 
lurmande,  pour  vrai,  et  ce  que  je  hais  le  plus,  c'est  de 
vourer  un  souper  splendide...  en  imagination. 
Qu'il  te  suffise  de  savoir  qu'à  trois  heures  du  matin, 
onséquence  heureuse  du  souper  !  )  les  convives  se  retire- 
nt enchantés  les  uns  des  autres,  à  l'exception  de  Julien, 
li  emportait  un  écrasant  fardeau  pour  un  amoureux  : 
imitié  de  la  belle  madame  Duvallon. 


IX 


A  quelques  jours  de  là,  Julien  se  promenait  sur  la  levée 
?s  steamboats.  Près  de  soixante  bateaux  à  vapeur,  la 
roue  à  terre,  la  poupe  au  large,  étaient  rangés  le  long 
11  bord  et  offraient  un  spectacle  unique  dans  le  monde. 
ien  n'est  grandiose  comme  l'aspect  de  la  rade  à  la  Nou- 
ille-Orléans. En  voyant  cette  multitude  de1  navires  venus 
i»  tous  les  points  du  globe,  et  cette  nuée  de  stmmboats 
artisde  tous  les  contres  importants  situés  jusqu'à  mille 
eues  sur  l'Obi*  >  ou  le  Mississipi,  on  devine  que  la  capitale 


90  L'AUTRE  MONDE 

louisianaise  a  été  prédestinée  à  un  commerce  universel. 
Sa  position  est  incontestablement  merveilleuse,  et  je  crois 
en  effet  que  si  elle  parvenait  à  s'assainir  complètement  et 
h  se  débarrasser  du  fle'au  qui  a,  plus  que  tout  autre  cause, 
arrêté  sa  fortune  et  gêné  son  essor,  elle  serait  la  plus  riche 
et  la  plus  florissante  ville  du  monde  dans  cinquante  ans. 
Julien  se  promenait  donc  sur  les  bords  du  fleuve,  ad- 
mirant l'industrie  qui  avait  créé  ces  merveilleux  palais 
flottants.  C'était  un  va-et-vient  prodigieux  de  marchan- 
dises et  de  voyageurs.  Tout  à  coup  il  s'entend  interpeller 
et  se  sent  saisir  par  le  bras. 

—  Julien!  Julien  à  la  Nouvelle-Orléans!... 
Il  tourna  la  tète  et  reconnut,  surpris  et  joyeux,  un  de 

ses  anciens  camarades  de  collège. 

Après  les  premières  étreintes,  les  deux  jeunes  hommes 
convinrent  d'aller  se  raconter  l'un  à  l'autre  leurs  aven- 
tures en  déjeunant  ensemble  chez  Meissonnier. 

Julien  commença;  puis  vint  le  tour  de  Monterey,  son 
ami. 

—  Tu  dois  te  rappeler,  dit-il,  qu'en  sortant  du  collège 
je  déclarai  à  mes  amis  que  je  partais  pour  Lyon.  Il  n'en 
était  rien.  Je  voulais  par  là  dérouter  le  vieux  bonhomme 
qui  était  à -la  fois  mon  oncle  et  mon  tuteur  et  qui  ne  m'at- 
tendait que  pour  me  donner  la  place  peu  enviable  de 
clerc  dans  son  étude  de  notaire.  J'aimais  mieux  une  exis- 
tence précaire  mais  libre,  que  le  vulgaire  comfort  de  sa 
maison.  Je  restai  donc  à  Paris,  où  je  mangeai,  à  vrai  dire 
considérablement  de  vache  enragée.  Au  bout  de  quelque: 
mois  j'appris  sa  mort.  Je  me  hâtai  de  partir  pour  Lyon.. 

—  Afin,  sans  doute,  d'arriver  assez  tôt  pour  lui  fain 


L'AUTRE  MONDE  91 

idre  les  derniers  honneurs?  interrompit  Julien  avec 
lice, 

-Cela  va  sans  dire,  fit.  Monterey  avec  onction.  Il  me 
dail  aussi  de  connaître... 

—  Ses  dispositions  testamentaires,  avoue-le. 

—  Justement.  Je  me  métiais  de  lui  et  j'avais  raison.  Il 
lit  légué  toute  sa  fortune  aux  hôpitaux,  ne  me  laissant 
(îoi  que...  mon  indépendance.  Je  t'observe  que  ce  mot 
it  dans  le  testament.  Le  brave  homme  se  vengeait  de 
que  j'avais  osé  préférer  une  mansarde  à  son  étude  ; 
is  je  lui  pardonne  eu  faveur  de  l'esprit  qu'il  a  montré 
f  son  lit  de  mort,  dans  un  moment  où  si  peu  d'hommes 
iservent  leur  sang-froid. 

Heureusement  mon  patrimoine,  environ  trente  mille 
Des,  était  encore  intact.  Je  le  retirai,  et  six  mois  plus 
d  il  me  restait  juste  de  quoi  aller  à  Bordeaux,  d'où  je 
etis  pour  venir  cacher  ma  misère  à  la  Nouvelle-Orléans. 
Eu  arrivant  ici  j'étais  littéralement  sans  la  plus  petite 
>ce  de  monnaie.  Que  faire?  Je  pouvais  bien  me  passer 
couvertures  et  dormir  la  nuit  sous  la  grande  tente  du 
il;  mais  mon  estomac,  beaucoup  moins  insouciant,  loin 
se  satisfaire  de  la  brise,  trouvait  au  contraire  en  elle 
motif  de  plus  énergiques  réclamations.  Après  avoir 
nié  tout  un  jour,  je  m'arrêtai  à  un  parti  qui  eût  été 
gardé  en  France  comme  héroïque,  eu  égard  à  mon  édu- 
tion,  mais  qui,  dans  ce.  pays  essentiellement  pratique, 
i  considéré  comme  tout  naturel.  Je  tus  sur  le  quai, 
mii  les  Irlandais  et  les  noirs,  et  me  mis  à  rouler  des 
lies  de  coton,  .le  fis  ce  métier-là  trois  semaines,  à  une 
istre  et  demie  par  jour.  Durant  ce  temps  je  m'enquis 


92  L'AUTRE  MONDE 

des  habitudes  du  pays,  des  ressources  qu'il  offrait,  et  étant 
parvenu  à  amasser  un  petit  capital  de  cinquante  piastres 
grâce  à  mes  économies  et  surtout  à  quelques  coups  de 
cartes  heureux,  je  formai  le  dessein  de  me  faire  mar- 
chand, et  d'aller  de  plantation  en  plantation,  le  long  du 
Mississipi,  offrir  moi-même  et  présenter  mes  articles. 

J'achetai  à  cet  effet  une  petite  valise;  je  la  remplis  de 
savons,  d'odeurs,  de  peignes,  de  faux  bijoux,  de  cols  bro- 
dés et  autres  articles  à  l'usage  des  femmes,  et  me  fis  ainsi 
colporteur. 

Ce  second  métier  dura  dix  mois.  Je  voyageais  constam- 
ment à  pied,  tantôt  sous  un  soleil  implacable,  tantôt  sous 
des  pluies  torrentielles,  mangeant  quand  je   pouvais  et 
dormant  de  même,  et  revenant  régulièrement  ici,  quand 
ma  valise  était  vidée,   la  remplir  chaque   fois  d'articles 
plus  fins,  plus  beaux,  plus  coûteux,  qui,  par  conséquent, 
procuraient  de  plus  forts  bénéfices.  Peu  à  peu  je  m'étais 
fait  des  orientes;  elles  m'achetaient  à  chaque  voyage,  nu 
donnaient  des  ordres  et  prenaient  la  peine  elles-mêmei 
d'étendre  mes  relations.  Bref,  à  travers  la  vie  la  phi 
aventureuse   et   la  plus  accidentée,  je  parvins  ainsi  i 
amasser  neuf  cents  dollars.  Ce  genre  d'affaires  eommen 
çait  d'autant  plus  à  me  séduire  que  j'avais  fait  parmi  le 
créoles  de  la  campagne  les  plus  agréables  connaissance? 
et  que,  ma  clientclle  étant  fondée,  il  ne  pouvait  plus  m 
donner  désormais  que  des  résultats  sûrs  et  faciles.  J'ava 
donc  l'intention  de  le  continuer,  mais  en  l'agrandissant  < 
en  prenant  une  voiture,  lorsqu'un  Américain  des  Opeloi 
sas  me  proposa  d'y  ouvrir,  à  demi-bénéfices,  un  magas 
dont   il    ferait  lui-même  l'installa  lion    et  tous  les  frai 


L'AUTRE  monde  m 

«une  il  ne  parlait  de  rien  inoins  que  d'y  mettre  un  ca- 
Lai  de  vingt  mille  piastres.,  et  que,,  dans  les  campagnes, 
rapport  ordinaire  du  commerce  est  d'environ  cinquante 
ur  cent,  j'acceptai.  Au  bout  d'un  an  je  retirai  pour  ma 
ri  trente-cinq  mille  francs.  C'était  déjà  bien  beau,  mais 
pérant  davantage  d'une  riche  maison  de  cette  ville  qui 
avait  fait  offrir  un  intérêt  dans  ses  affaires,  je  rompis  à 
miable  avec  mon  associé  et  vins  m'établir  à  la  Nou- 
lle-Orléans.  Dans  ce  pays,  mon  cher,  pour  peu  qu'on 
it  aidé  par  les  circonstances,  on  marche  plus  vite  à  la 
■tune  que  dans  aucun  autre  ;  ne  t'étonne  donc  pas,  après 
)is  ans  de  séjour  fixe  dans  cette  ville,  de  me  voir  prin- 
3al  intéressé  dans  ime  maison  dont  le  chiffre  d'affaires 
lyen  est  annuellement  de  deux  cent  mille  piastres. 
Cette  histoire  est  l'histoire  de  presque  tous  les  Français 
rvenus  en  Louisiane. 

A  quelques  jours  de  là,  Monterey  introduisit  Julien  dau^ 
lelques  clubs  de  la  Nouvelle-Orléans.  On  joue  énorrnc- 
tot  dans  ces  clubs.  Julien  était  trop  complet  pour  ne 
s  aimer  le  jeu  :  il  joua  donc,  et  après  mie  série  de 
ups  assez  heureux,  il  se  retira  emportant  un  bénélice 
>ez  rond  :  dix-huit  mille  francs. 
Tout  en  s'en  allant  souper  avec  son  ami,  Julien  lui  dit  : 

—  Cet  argent,  que  je  dois  au  hasard,  j'en  ai  déjà  réglé 
mploi.  Devine? 

—  Je  ne  veux  pas  chercher;  je  suis  sûr  d'avance  que  lu 
s  splendidement  hi         a  de  viveur. 

—  Tu  te  trompes,  dit  sérieusement  Julien,  je  vais  ache- 
1  deux  esclaves  en  bonne  forme,  pour  leur  donner  en- 
ite  leur  liberté. 


04  L'AUTRE  MONDE 

—  Tiens!  tu  as  les  mêmes  idées  que  moi  lorsque  j'ar- 
rivai dans  ce  pays. 

—  Idées  que  tu  as  sans  doute  conservées?  demandf 
Julien,  toujours  sérieux. 

—  Idées  que  je  trouve  maintenant  stupides!  répondit 
Monterey  avec  feu.  Du  reste,  j'ai  quelque  chose  à  deman- 
der à  ton  amitié,  ajouta-t-ii  en  s'adoucissant. 

—  Parle. 

—  C'est  de  ne  pas  donner  suite  à  ton  philanthropique 
projet  avant  ton  retour  de  la  paroisse,  où  je  veux  te  mener 
la  semaine  prochaine. 

—  Quel  est  ton  hut? 

—  J'ai  affaire  dans  un  district  avoisinant  West-Balon- 
Rouge  et  j'y  resterai  probahlement  une  quinzaine  de  jouiJ 
Tu  seras  avec  moi,  et  comme  tu  auras  l'occasion  de  voir» 
naturel  cette  ignoble  race,  j'aime  à  croire  que  tu  chan- 
geras d'avis.  Dans  le  cas  contraire,  ta  vocation  pour  le 
négrophilisine  sera  décidée  et  je  te  promets  d'aider  moi- 1 
môme  à  tes  desseins. 

La  semaine  suivante  en  effet,  les  deux  amis  montèrent 
à  bord  du  Josiah  Lawrence,  et  arrivèrent  au  point  con- 
venu, où  ils  s'établirent  dans  un  petit  hôtel  situé  sur  les 
bords  du  ileuve,  le  seul  d'ailleurs  qu'offrît  la  localité. 


X 


C'était  un  petit  village  d'à  peu  près  trente  maisons.  11 
était  habité  par  quelques  ouvriers  d'habitatio)is  et  par 
une  dizaine  de  marchands  qui  fournissaient  des  produits 
divers  aux  planteurs  situés  dans  un  rayon  de  plusieurs 


L'AUTRE  MONDE  93 

nilles.  Jl  \  avait  plusieurs  barres  avec  billards  ;  de  plus 
:  était  un  lieu  d'atterrage  pour  les  steamboats  qui  venaient 
|  prendre  et  déposer  le  fret  d'une  grande  partie  de  la  pa- 
■oisse.  Les  habitants*  y  venaient  donc  souvent  pour  faire 
eurs  achats,  apprendre  les  nouvelles  et  surtout  pour  jouer 
it  boire,  deux  distractions  qu'en  Amérique  on  goûte  uni- 
versellement. 

Monterey  et  Julien  étaient  à  peine  installés  dans  leur 
nouveau  logement,  qu'un  homme  s'y  présenta.  11  parais- 
ait  jeune  encore,  avait  la  physionomie  rude,  le  teint 
brûlé,  le  costume  en  désordre. 

—  Messieurs,  leur  dit-il,  je  dois  me  battre  ce  soir  même 
et  je  cherche  un  témoin  pour  mon  adversaire  et  pour  moi. 
Tous  le^  amis  auxquels  je  me  suis  adressé,  espérant  sans 
doute  faire  manquer  cette  affaire,  ont  refusé  de  m'assister, 
sous  prétexte  qu'ils  ne  voulaient  pas  s'exposer  à  perdre  le 
Litre  et  les  droits  de  citoyen  et  à  payer  une  forte  amende. 
Vous,  vous  êtes  étrangers  et  n'avez  pas  à  craindre  de 
semblables  suites.  Je  vous  supplie  donc  de  nous  venir  en 
aide.  C'est  une  question  de  forme  à  laquelle  nous  tenons 
'un  à  cause  de  l'autre.  Si  mon  adversaire  me  tue,  je  ne 
♦eux  pas  qu'on  croie  qu'il  m'a  assassiné,  et  il  a  la  mène 
eyauté  vis-à-vis  de  moi.  Du  reste,  il  est  convenu  que  si 
nous  ne  réussissons  pas  à  nous  procurer  un  témoin,  nous 
uous  battrons  seuls,  également  résignés  aux  conséquences. 

—  Pourquoi  vous  battez-vous  ?  demanda  iMonteioN. 

—  Parce  que  je  soupçonne  mon  ad\er?aire  d'cti'e.lamanl 
de  ma  femme. 

1  Habitants,  dans  les  Hais  <lu  Sud.  rigniftt  pnpriélêirêk 


00  L'AUTRE  MONDE 

—  On  ne  se  bat  pas  sur  un  soupçon  ;  si  vous  nJavez  pus 
des  motifs  plus  réels  de  chercher  à  tuer  cet  homme  hono- 
rablement, ne  comptez  pas  sur  mon  assistance. 

—  En  revanche  comptez  sur  la  mienne,  s'écria  Julien  ; 
car  vous  êtes  le  premier  mari  conséquent  dans  sa  jalousie 
que  j'aie  rencontré.  A  quelle  arme  vous  battez-vous? 

—  A  la  carabine,  monsieur. 

—  C'est  bien  ;  l'heure  et  le  lieu  ? 

—  A  quatre  heures  ce  soir,  à  rentrée  de  la  cy prière  x, 
le  long  du  premier  bayou. 

—  J'y  serai  et  j'y  apporterai  un  choix  de  carabines. 

—  C'est  inutile;  dans  ces  occasions  chacun  use  de  la 
sienne;  nous  sommes  pourvus. 

—  A  ce  soir  donc  ! 

—  Merci,  fit  le  créole  d'un  air  satisfait. 

Et  il  s'en  fut  sans  ajouter  un  mot.  Monterey  et  Julien,  I 
sortis  sur  la  galerie  de  l'hôtel,  le  virent  monter  à  cheval  j 
et  disparaître  au  galop  dans  la  forêt  voisine. 

—  Je  ne  sais  quel  est  le  plus  fou,  dit  alors  Monterey,  ou 
de  cet  homme  qui  voit  un  coupable  dans  un  suspect,  ou 
de  toi  qui  vas  L'assister  sans  le  connaître  et  là  même  où 
ses  amis  lui  font  défaut. 

—  Mon  cher,  tu  as  à  la  fois  de  vilains  préjugés  et  de 
pauvres  idées.  Deux  hommes  veulent  se  battre  réguliè- 
rement et  pour  un  motif  avoué  ;  comme  ils  se  servent  de 
caution  l'un  à  l'autre,  l'homme  du  monde  qui  leur  sera  le 
plus  étranger  peut  leur  servir  de  témoin;  je  dirai  même 

»  Cyprière,  lieu  humide  planté  de  cyprès,  grands  arbres  fila- 
menteux dont  le  bois  est  surtout  employé  pour  barils  et  boucauts. 


L'ÀUTKE  MONDE  17 

mil  le  doit,  s'il  en  est  requis.  Ce  principe  est  rigoureuse- 
lient  aussi  juste  que  celui  qui  nous  porte  à  secourir,  sans 
ui  demander  qui  il  est,  l'homme  qui  se  noie  ou  celui  dont 
a  maison  brûle.  Quand  à  ta  dernière  objection,  je  la 
louve  d'une  naïveté  charmante  :  faire  défaut  quand  on 
les  appelle  et  qu'on  a  besoin  d'eux,  c'est  dans  le  rôle  de 
presque  tous  les  amis  du  monde.  Cet  homme  s'est  adressé 
aux  siens;  au  lieu  de  le  suivre  ils  ont  ergoté,  c'est  naturel; 
lit  loin  d'elle,  cela,  un  sujet  d'éloignement,  c'est  au  con- 
traire un  motif  de  sympathie  qui  seul  me  ferait  lui  venir 
tin  aide,  alors  même  que  je  ne  trouverais  pas  infiniment 
légitime  son  désir  de  se  battre  et  de  se  venger. 

—  Se  venger  !  et  de  quoi  ?  Tu  plaisantes,  sans  doute  ? 

—  Non  ;  pour  un  mari  conséquent,  « —  et  celui-ci  m«J 
semble  l'être, — il  y  a  quelque  chose  de  plus  torturant 
que  la  certitude,  c'est  le  soupçon.  L'homme  avec  lequel 
il  va  se  battre  n'est  peut-être  pas  l'amant  de  sa  femme, 
niais  il  pourrait  le  devenir.  Si  ce  n'est  pas  un  crime  qu'il 
punit,  c'est  un  malheur  qu'il  prévient.  Tant  pis  pour  celui 
qui  s'est  exposé  !  11  ne  saurait  crier  à  la  tyrannie  :  ainsi 
que  toutes  les  opinions  et  tous  les  sentiments,  c'est  sur- 
tout quand  elle  est  extrême  que  la  jalousie  est  raisonnable. 

Monterey,  pour  toute  réponse,  se  contenta  de  hausser 
iles  épaules  ;  et  lorsque  Julien  le  soir  l'invita  à  l'accompa- 
gner au  lieu  du  rendez-vous,  il  lui  dit  gravement  : 

—  Je  n'irai  pas  consacrer  par  ma  présence  une  affaire 
que  je  regarde  comme  doublement  extravagante.  Ces 
deux  hommes  qui  vont  se  battre  ne  sont  pas  deux  adver- 
saires, ce  sont  deux  assassins  ;  et  toi  qui  vas  les  assister, 
tu  n'es  pas  leur  témoin,  tu  es  leur  complice.  Que  Dieu 


î>8  L'AUTRE  MONDE 

vous  préserve  tous  les  trois  de  la  corde  que  vous  mérites 

On  le  devine,  le  duel  pour  Monterez  n'était  qu'un  reste 
de  la  barbarie  ;  pour  Julien,  c'était  l'acte  du  monde  le  plus 
régulier.  11  partit  donc  sans  faire  nulle  attention  aux  pa- 
roles de  son  ami  et  se  trouva,  à  l'heure  dite,  à  l'endroit 
iixé  pour  le  combat. 


XI 


Les  deux  adversaires  s'y  étaient  déjà  rendus.  Plusieurs 
créoles  de  leurs  amis  les  avaient  accompagnés  ou  plutôt 
semblaient  ne  se  trouver  la  que  par  hasard  et  comme  de 
simples  spectatei  rs  Ces  deux  conditions  étaient  néces- 
saires pour  les  mettre  à  l'abri  de  toutes  poursuites. 

Les  deux  hommes  qui  allaient  se  battre  paraissaient 
l'un  et  l'autre  jeunes  et  déterminés.  11  y  avait  quelque 
chose  de  sauvage  dans  leur  attitude.  Sur  l'arrivée  de  Ju- 
lien, ils  s'approchèrent  ;  celui-ci  leur  demanda  leurs  ar- 
mes pour  les  charger  lui-même  :  il  lui  fut  répondu  que 
chacun  chargeait  à  sa  manière  et  mettait  la  quantité  de 
poudre  et  le  nombre  de  balles  qui  lui  plaisaient.  Comme 
témoin  il  n'avait  qu'a  mesurei  la  distance  et  à  régler  le 
tir.  Tous  les  deux  déclaraient  s'en  rapporter  entièrement 
à  sa  décision. 

Julien  alors  fixa  la  distance  à  cent  quarante  pas,  ce  qui 
pour  la  carabine  est  une  très-courte  portée.  Quant  au  tir, 
il  décida  qu'il  aurait  lieu  au  commandement,  afin  de  ne 
pas  laisser  trop  d'avantage  à  celui  qui  aurait  pu  être  plus 
exercé. 

Les  place?  respectives  ayant  été  tirées  au  sort  et  les 


■ 


L'AUTRE  MONDE  99 

deux  croules  placés  en  face  l'un  de  l'autre,  Julien  donna  le 
signal,  les  deux  coups  partirent  à  la  fois  :  le  premier 
créole  eut  la  cuisse  gauche  littéralement  brisée  par  quatre 
halles  ;  le  second,  frappé  au  cœur,  tomba  pour  ne  plus  se 
relever.  Les  amis,  à  cette  vue,  s'empressèrent  de  fuir. 
Heureusement  quelques  nègres  vinrent  à  passer  ;  Julien 
les  appela  et  fit  porter  le  mort  et  le  blessé  chacun  chez 
ui.  Une  amputation  et  uu  enterrement  furent  le  résultat 
ie  cette  journée  où  le  mari  eut  raison,  moins  sa  cuisse, 
ians  le  jugement  de  Dieu. 

Les  créoles  autrefois  se  battaient  beaucoup.  Ils  sont  re- 
îommés  à  juste  titre  pour  leur  adresse  à  la  carabine  ;  la 
plupart  d'entre  eux  ne  chassent  qu'avec  celte  arme  Depuis 
a  loi  qui  le  prohibe,  le  duel  a  été  remplacé  par  la  rencon- 
re.  Dans  ce  dernier  genre  de  combat,  deux  hommes  ayant 
I  vider  une  querelle  conviennent  de  s'armer  ;  puis  à  la 
remière  occasion,  sur  une  place  publique,  au  coin  d'une 
ue,  ils  fondent  l'un  sur  l'autre  sous  prétexte  de  défense 
personnelle.  Dans  les  campagnes,  rien  n'est  plus  commun 
ue  les  combats  à  coups  de  poing  !  Cet  usage  ignoble,  loin 
'être  contrarié  par  la  masse,  y  est  au  contraire  en  grande 
Lveur.  Loin  de  chercher  à  séparer  deux  hommes  s'as- 
jimnant  l'un  l'antre,  les  planteurs  t'ont  cercle  autour 
'eux  et  les  excitent  même  de  leurs  cris  et  de  leurs  bravos, 
ai'  toute  l'Amérique  les  mœurs  sont  généralement  vio- 
■Ktes  :  dans  les  États  du  sud  elles  sont  presque  sauvages. 
n  Louisiane  surtout,  presque  tous  les  hommes  marchent 
•mes  d'un  revolver  ou  d'un  poignard,  et  souvent  des  deux 
•mes  à  la  fois.  Tout  individu  frappé  ou  reniement  menacé, 
tanl  le  droit  de  tuer  celui  qui  le  frappe  ou  le  menace, 


KHi  L'AUTHE  MONDE 

on  prévoit  quels  abus  énormes  peuvent  naître  de  ce  port 
d'armes  incessant.  En  ellet,  on  parle  souvent  dans  les 
paroisses  louisiauaises  d'étrangers  massacrés  pour  avoir 
seulement  levé  la  main  sur  des  créoles  qui  les  avaient  eux- 
înênie  exaspérés  à  dessein. 

Les  mœurs  des  habitations  sont  assez  primitives.  Un 
planteur  arrivant  dans  un  cercle  de  vingt-cinq  autres 
planteurs.,  où  il  comptera  à  peine  trois  connaissances,  se 
croira  obligé  d'aller  leur  donner  à  tous  indistinctement 
une  poignée  de  main.  J'ai  souvent  admiré  leur  patience 
dans  ce  mode  de  saluer. 

Leurs  manières  sont  cordiales,  mais  communes.  Le  frauj 
eais,  dans  leur  bouche,  est  plutôt  un  jargon  qu'une  lan- 
gue harmonieuse.  Un  étranger  qui  va  chez  eux  y  cause 
parmi  les  femmes  un  sauve-qui-peut  général.  Infiniment 
plus  négligées  dans  leur  éducation  que  celles  de  la  ville, 
les  créoles  des  habitations  ne  parlent  môme  souvent  que 
le  patois  des  nègres.  C'est  en  partie  le  sentiment  de  leur 
ignorance  qui  les  fait  ainsi  fuir  devant  les  nouveaux  venus. 
Mais  si  elles  se  montrent  peu,  elles  épient  beaucoup  ;  elles 
se  cachent  derrière  les  rideaux  dont  elles  soulèvent  un 
petit  pan  ;  elles  regardent  ou  écoutent  à  travers  le  trou 
des  serrures  ;  ou  bien,  si  elles  sont  surprises,  elles  rient 
entre  elles  aux  éclats,  sans  prononcer  un  seul  mot  ;  enfin 
leur  manque  d'esprit  et  de  tenue  est  si  grand,  que  jus- 
qu'à leurs  jolies  figures,  tout  en  elles  parait  stupide  et  en- 
laidi. 

Quant  à  tout  ce  qui  est  morale  ou  religion,  les  créole 
sont  d'une  indifférence  que  n'a  pas  même  prévue  l'illus 
tre  Lamennais.  Le  plus  grand  nombre  naissent,  vivent  i 


L'Al'TRR  MONDE  101 

meurent  sans  avoir  connu  jamais  ce  que  c'est  que  le  bap- 
tême, la  messe  ou  la  première  communion.  Les  pères 
disent  :  Noua  nous  en  sommes  passés,  nos  fils  s'en  passe- 
roîit!  Les  fils,  devenus  pères  à  leur  tour,  tiennent  le  même 
langage  et  continuent  ainsi  l'état  de  choses  le  plus  désas- 
treux pour  l'avenir  de  leur  descendance,  considérée  indi- 
viduellement ou  comme  société. 

XII 

Trois  jours  après  le  duel,  Julien  et  Monterey  revenaient 
paisiblement  à  cheval  de  passer  la  journée  sur  une  habi- 
tation située  à  quinze  milles  de  leur  hôtel.  11  était  envi- 
ron une  heure  après  minuit.  Le  ciel  était  beau,  mais  som- 
bre, car  la  lune  avait  depuis  longtemps  disparu  sous 
l'horizon.  Le  chemin  qu'ils  suivaient  longeait  à  la  fois  le 
fleuve  et  la  forêt;  tantôt  il  aboutissait  à  de  vastes  marais, 
à  de  grandes  éclaircies  ;  tantôt  il  disparaissait  sous  l'om- 
bre épaisse  des  chênes  et  des  cyprès.  Arrivés  au  bout  d'un 
bayou  obstrué  de  grands  roseaux,  la  sangle  du  cheval  de 
Julien  se  rompit.  Il  mit  aussitôt  pied  à  terre  pour  la  ra- 
juster, tandis  que  Monterey  continua  de  chevaucher  à  pas 
lents. 

La  sangle,  déjà  courte,  nécessita,  comme  allonge,  le 
mouchoir  de  Julien.  La  maladresse  ou  la  nonchalance 
que  mit  celui-ci  à  ce  petit  travail  suffit  pour  établir  entre 
lui  et  son  compagnon  mie  distance  assez  considérable.  Ni 
l'un  ni  l'autre  n'y  réfléchirent  d'abord;  Monterey  ne  son- 
gea pas  plus  à  s'arrêter  pour  attendre  Julien  que  celui-ci 
à  hâter  le  pas  pour  rejoindre  son  ami  :  la  rêverie  semblait 
les  avoir  envahis. 


102  L'AUTRE  MONDE 

Au  bout  d'une  demi-heuro  pourtant,  Monterey,  no 
voyant  pas  revenir  Julien,  descendit  de  son  cheval,  atta- 
cha celui-ci  à  la  barrière  qui  enclosait  un  champ  de  colon 
situé  près  du  chemin  et  attendit.  Une  heure  s'écoula,  au 
bout  de  laquelle  il  remonta  en  selle  et  retourna  en  ar- 
rière. Après  avoir  appelé  et  crié  sur  tous  les  points  de  la 
route,  il  allait  s'en  revenir,  anxieux  et  incertain,  lorsqu'il 
entendit  à  quelques  pas  de  lui,  du  côté  du  Mississipi,  comme 
les  pas  d'un  cheval.  Il  poussa  le  sien  de  ce  côté  :  quelle  ne 
fut  pas  sa  douleur  de  reconnaître  la  monture  de  son  ami 
qui  s'en  revenait  la  selle  vide!  11  crut  tout  comprendre. 
Julien,  sans  doute,  avait  voulu  faire  boire  sa  bête  et  s'é- 
tait aventuré  au  bord  du  fleuve,  dont  les  rives,  en  certains 
endroits,  sont  d'un  escarpement  effroyable.  Un  éboulement 
avait  fait  broncher  son  cheval,  et  il  était  tombé  dans  l'eau 
vaseuse  du  Meschacébé,  où,  ne  sachant  pas  nager,  il  avait 
dû  périr. 

Monterey  gémit  sur  la  destinée  de  son  ami  et  s'en  revint 
tristement  à  son  hôtel,  d'où,  après  avoir  terminé  ses  af- 
faires à  la  hâte,  il  repartit  pour  la  Nouvelle-Orléans. 


Mil 


Environ  un  mois  pins  tard,  Monterey  se  promenait  pensif 
dans  son  magasin,  splendide  bazar  de  marchandise*  sè- 
ches. Tout  à  coup,  un  homme  jeune,  mais  aux  traits  alté- 
rés et  à  la  physionomie  souffrante,  s'y  précipite  ;  Monterey 
demeure  un  moment  à  le  reconnaître,  puis  il  pousse  un 
cri  de  joie  :  cet  homme,  c'était  Julien. 


L'AUTRE  MONDE  ità 

—  Ami,  ami!  s'oeria-t-il,  par  quel  miracle  me  fêviens- 

ln?  Te  t'avais  cru  noyé  dans  le  Mississipi ! 

—  Mon  cher,  répondit  Julien,  j'arrive  ici  exténué;  car 
il  y  a  près  de  deux  jours  que  je  n'ai  pris  aucun  aliment. 
Si  tu  veux  que  je  puisse  te  raconter  mon  aventure,  fai~- 
moi  d'abord  déjeuner. 

Monterey  combla  immédiatement  le  vœu  de  Julien. 
Après  s'être  pleinement  restauré,  celui-ci  commença  en 
ces  termes  : 

—  J'étais  parvenu  à  sangler  Caleb  et,  étant  remonté 
dessus,  je  m'en  revenais  au  pas,  me  plaisant  à  chevaucher 
ainsi  dans  la  solitude  et  ne  pensant  même  plus  a  te  rat- 
traper. Je  me  laissais  aller  avec  charme  au  flot  inattendu 
de  mille  souvenirs.  Je  songeais  à  cette  longue  filière  d'évé- 
nements par  laquelle  il  nous  avait  fallu  passer  pour  en 
venir  à  être,  toi  marchand  et  moi  touriste  en  ce  pays.  Je 
me  disais  :  Qui  sait  ce  que  l'avenir  cache  encore?  Et,  de 
rêve  en  rêve,  je  parcourus  tout  le  siècle  qui  me  reste  à 
vivre,  je  montai  dans  des  sphères  toutes  d'imagination  et 
de  poésie;  je  m'oubliai!... 

Je  ne  sais  combien  de  quarts  d'heure  s'étaient  écoulés 
lorsque  je  revins  à  la  réalité.  Depuis  longtemps  déjà  j'étais 
entré  dans  la  forêt  même.  Le  chemin  disparaissait  peu  à 
|hmi  dans  l'ombre,  qui  allait  grandissant.  J'éperonnai  for- 
tement mon  cheval  et  galoppai  à  toute  bride;  mais,  après 
un  long  moment  de  course  dans  la  nuit  et  le  silence,  un 
vague  effroi  me  saisit.  Si  je  m'étais  égaré  dans  ces  bois 
immenses,  repaire  de  tigres,  d'ours  et  de  serpents  à  son- 
nettes ?  Si  j'avais,  sans  m'en  être  aperçu,  pris  un  autre 
chemin  ?  A  cette  pensée  je  criai  et  t'appelai  :  l'écho  scu! 


104  L'AUTRE  MONDE 

me  répondit.  Tout  à  coup  je  me  rappelai  (pic  dans  ces 
campagnes  les  chevaux,  abandonnés  à  eux-mêmes,  reve- 
naient toujours  directement,  à  leur  écurie,  alléchés  qu'ils 
étaient  par  le  maïs  disposé  dans  leur  crèche  ;  je  lâchai 
donc  la  bride  sur  le  cou  du  mien  ;  et  en  effet  celui-ci  ne 
se  fut  pas  plus  tôt  senti  libre  qu'il  tourna  de  lui-même  et 
revint  sur  ses  pas.  Il  était  évident  pour  moi  que  je  m'étais 
trompé  et  que  j'avais  dû  prendre,  à  l'endroit  où  le  chemin 
bifurquait,  une  fausse  direction. 

Sans  être  encore  trop  rassuré,  j'avais  cependant  repris 
courage,  ayant  foi  surtout  dans  l'instinct  de  mon  animal. 
Mais  après  quelques  minutes  de  grand  trot,  Caleb  s'arrêta 
soudain.  Il  souffla  avec  force  et  précipitation  comme  sous 
l'empire  de  la  peur.  Je  me  dressai  sur  mes  étriers  :  l'obs- 
curité était  si  profonde  que  je  distinguais  à  peine  les  pre- 
miers arbres  qui  bordaient  la  route  ;  en  écoutant  bien,  il 
me  sembla  cependant  entendre  autour  de  moi  bruire  d'une 
façon  étrange  les  feuilles  sèches  de  la  forêt  ;  peu  à  peu  je 
saisis  comme  le  sifflement  de  voix  confuses  qui  parlaient 
bas.  Je  pressai  vivement  les  flancs  de  mon  cheval;  mais 
celui-ci,  les  jarrets  toujours  tendus  et  l'oreille  au  vent,  re- 
fusa d'avancer.  En  proie  aux  plus  vives  perplexités,  j'allais 
descendre  lorsque  je  vis  deux  ombres  se  dresser  devant 
moi  ;  ces  deux  ombres  étaient  suivies  de  plusieurs  autres. 
Sans  armes  et  sans  défense,  je  ne  pus  que  crier  :  Qui  est 
là?  Pour  toute  réponse  je  fus  assailli,  jeté  en  bas  de  mon 
cheval,  dépouillé  et  traîné  dans  1  épaisseur  du  bois.  Je  me 
laissai  faire,  car  je  compris  vite  que  j'étais  tombé  au  mi- 
lieu d'une  infernale  bande  de  nègres  marron*. 


L'AUTRE  MONDE  105 


XIV 


Puis  Julien  raconta  comment  il  avait  vécu  de  leiu  vie 
virant  trois  semaines,  exposé  sans  cesse,  malgré  ses  pre- 
stations de  sympathie  pour  leur  cause,  à  leurs  injures 
t  à  leurs  plaisanteries  ;  comment,  un  jour  où  la  bande 
tait  traquée  par  des  chiens,  il  était  parvenu  à  s'échap- 
er,  à  se  blottir  sur  un  stearnboat  entre  deux  balles  de 
oton,  et  à  rejoindre  enfin  son  ami. 

—  Eh  bien!  dit  Monterey  à  Julien,  lorsque  celui-ci  eut 
chevé  son  histoire,  es-tu  toujours  décidé  au  rachat  de 
es  esclaves? 

—  Non,  cent  mille  fois  !  Cette  race  ne  mérite  pas  qu'on 
'occupe  d'elle.  Chez  ces  nègres,  qui  jouissent  jusqu'à  un 
ertain  point  de  leur  liberté,  j'ai  essayé  vainement  de 
aire  vibrer  la  plus  légère  corde  indépendante  ou  gêné- 
euse.  Ils  m'ont  paru  n'avoir  que  des  instincts  ignobles  et 
epoussants,  et  je  commence  à  croire  qu'ils  ne  sont  qu'une 
tireur  de  la  nature  ou  qu'un  sombre  caprice  de  Dieu' 

Cette  volte-face  dans  les  opinions  de  Julien  était  une 
.onséquence  naturelle  de  son  séjour  parmi  les  noirs.  Il 
1e  faut  en  effet  que  voir  de  près  ces  créatures  pour  re- 
. innaître  leur  infériorité.  Pour  ma  part,  je  suis  tout  à 
\it  de  l'avis  de  ce  savant  qui,  dans  l'échelle  des  êtres, 
>lace  le  nègre  entre  l'homme  et  l'orang-outang. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  «  c'est  l'esclavage  qui  les  abêtit 
i  engourdit  les  facultés  de  leur  âme.»  N'ya-t-il  pasenLoui- 
iane  des  familles  de  noirs  libres  dont  la  plupart  des  mem- 
•resont  été  élevés  dans  les  premières  institutions  du  Nord, 


lor,  L'AUTRE  MONDE 


7e 


qui,  jouissant  «l'un  revenu  de  deux  à  trois  cent  mille 
francs,  aiment  encore  mieux  vivre  dans  un  pays  où  elles 
sont  sans  cesse  humiliées  que  d  «migrer  en  France  ou  en 
Angleterre,  par  exemple,  contrées  où  la  loi  leur  accorde- 
rait les  mêmes  droits  qu'aux  blancs? 

Il  ne  faut  pas  s'en  étonner;  les  noirs,  et  c'est  un  point 
de  ressemblance  frappante  qu'ils  ont  avec  les  animaux,  ne 
sont  sensibles  à  aucune  espèce  d'humiliations  :  ils  ne  com- 
prennent que  les  coups.  Prenez  les  plus  riches  ou  les  mieux 
éduqués  parmi  eux.  Vous  serez  étonné  de  la  bassesse  et 
de  la  servilité  immenses  qu'ils  déploieront  jusque  dans  les 
moindres  détails  de  leur  vie.  Et  ce  sont  ces  êtres,  incapa- 
bles de  toute  vertu  comme  de  tout  sentiment  élevé,  qui 
ignorent  le  courage  et  l'orgueil,  qui  remplacent  l'âme  par 
l'instinct  et  le  cœur  par  des  appétits;  qui  n'ont  d'autre 
intelligence  que  l'intelligence  imitative  du  singe...  qu'une  , 
pitoyable  philosophie  décore  du  nom  d'hommes  et  veut 
élever  jusqu'à  vous  ! 

Vraiment,  les  politiques  d'Europe  qui,  du  coin  de  leur 
feu,  bâtissent  des  systèmes  et  posent  des  principes;  qui, 
voulant  à  tout  prix  parler  de  ce  qu'ils  ne  connaissent 
pas,  donnent  de  pures  hypothèses  de  leur  imagination 
pour  de  rigoureux  jugements  déduits  de  faits  certains; 
qui,  sous  prétexte  de  philanthropie,  s'inquiètent  du  sort 

des  nègres  et  des  animaux vraiment,  ces  politiques 

me  paraissent  bien  coupables  ou  bien  ridicules.  Quoi  ! 
vous  vous  occupez  de  la  condition  des  noirs,  vous  voulez 
savoir  comment  on  les  traite,  comment  on  les  nourrit; 
vous  demandez  à  grands  cris  qu'on  les  émancipe,  à  eux 
qui  sont  nés  pour  la  servitude,  et  qui  ne  savent  pas  au 


L'AUTRE  MONDE  107 

noral  ce  que  c'est  que  souffrir...  et  votis  laissez  croupir 

lans  la  misère  ou  dans  le  vice  la  femme  tombe'e;  vous  ne 
lite-  pas.  vous  ne  voulez  pas  dire  que  la  fille  du  peuple 
neurt  de  faim,  entre  l'immensité  de  se^  besoins  et  l'exi- 
guïté de  scn  salaire  :  vous  ne  semblez  pas  voir  que  la 
(restitution,  née  le  plus  souvent ,  toujours,  de  l'impossi- 
>ilité  pour  les  femmes  de  vivre  du  seul  fruit  de  leur  tra- 
viil.  s'accroît  chaque  jour  de  plus  en  plus  dans  nos  grandes 
tÛes;  vous  vous  taisez  enfin  sur  le  sort  des  mères,  qui 
Sevraient  n'avoir  qu'à  veiller  sur  leurs  enfants,  et  qui 
ont  souvent  obligées,  par  un  temps  de  neige  ou  de  pluie, 
"aller  dans  la  rue  tendre  la  main!... 
Ali  !  tournez  donc  de  ce  côte,  du  côté  de  vos  égaux, 
otre  sollicitude  et  votre  intelligence!  Loin  de  perdre  vc- 
re  temps  à  caresser  cette  chimère  de<  chimères ,  la  ré- 
emption  de  la  race  nègre,  cherchez  plutôt  à  améliorer 
hez  vous  la  condition  du  travailleur!  Quoi  qu'on  écrive, 
uoi  qu'on  tente,  le  hibou  ne  deviendra  pas  colombe,  lo 
oirne  franchira  jamais  l'abîme  qui  le  sépare  do  l'homme  ! 

XV 

Que  -i  on  m'objecte  qu'on  a  vu  des  mulâtres  de  talent 
t  des  noirs  de  génie,  je  répondrai  qu'on  a  vu  aussi  des 
biens  philosophes  et  di  -  1  iseaux  savants.  Par  des  eornbi- 
aisons  de  Dieu  seul  connue-,  l'instinct  arrive  quelqut 
nssi  haut  que  la  pensée  ;  mais  qu'on  ne  s'y  trompe 
1  fond  reste  toujours  le  même:  boueux  et  vil.  Eût-elle 
esprit  >lc  Fontenelle,  l'imagination  de  Voltaire,  l'élo- 
uence  de  Rousseau,  lut-elle  de  la  *ppiinw  génération 


lo*  L'AUTRE- MONDE 

et  n'eût-elle  ainsi,  suivant  de  grands  docteurs,  qu'une 
seule  goutte  de  sang  nègre  dans  ses  veines,  la  créature 
qui  compte  un  noir  parmi  ses  aïeux,  il  faut  vous  en  défier. 
Le  plus  petit  incident  peut  mettre  à  découvert  chez  elle 
des  abîmes  d'abjection  et  de  lâcheté.  Combien  est  déplo- 
rable en  Amérique  la  familiarité  qu'apportent  les  blancs 
dans  leurs  rapports  avec  l'autre  race  !  Quelques-uns  ne 
vont-ils  pas  jusqu'à  s'unir  avec  des  mulâtresses  ou  des 
quarteronnes  ?  Ça,  une  union  ?  quel  sacrilège  !  cela  s'ap 
pelle  du  même  nom  sur  les  deux  continents  ;  d'un  nom 
qui  s'applique  au  plus  grand  des  crimes  par  tous  pays 
bestialité  ! 

XVI 

Julien,  ayant  épuisé  les  distractions  que  pouvait  lui 
offrir  la  Nouvelle-Orléans,  songea  à  la  quitter  pour  aller 
dans  les  hauts  l.  Pour  cette  partie  de  son  voyage  jusqu'à 
sa  sortie  de  Louis  ville,  je  vais  simplement  m'en  tenir  à 
son  propre  récit. 

'  On  appelle  ainsi  les  États  bordant  le  haut  Mississipi. 


DOUZE  CENTS   MILLES 

SUR    LE    MISSISSIPI 


i 


Mais  la  saison  des  grandes  chaleurs  allait  ar- 

iver.  Déjà  le  théâtre  se  fermait  et  la  plupart  des  grandes 
amilles  de  la  Nouvelle  Orléans  commençaient  à  émigrer 
ers  leurs  plantations.  Le  ciel,  à  certaines  heures  du  jour, 
•evêtait  une  vague  couleur  plombée  ;  le  soleil  était  ardent, 
;t  ses  rayons,  qui  éblouissaient  les  yeux  et  brûlaient  les 
uànes,  échauffaient  lentement  le  pavé  et  les  égouts  des 
ues,  préparant  ainsi  les  émanations  mortifères  qui  sont 
;ans  doute  le  germe  de  cette  fièvre  terrible  qui  vient  plus 
ju  moins  chaque  année  visiter  la  grande  métropole  du 
Sud. 

C'est  l'époque  où  la  ville  voit  tout  à  coup  baisser  son 
Commerce  ;  où  les  voies  publiques  deviennent  mornes  ; 
où  les  cours  cessent  de  siéger  ;  où  la  navigation  du  haut 
du  fleuve  demeure  presque  entièrement  suspendue;... 
époque  solennelle  et  triste  où  tous  les  fronts  paraissent 
austères,  comme  s'ils  entendaient  sans  cesse  marcher  der- 
rière eux  le  sombre  génie  de  la  fièvre  jaune. 

Je  me  hâtai  de  fuir  un  séjour  qui  promettait  d'être  aussi 


Mo  L'AUTRE  MONDE 

ennuyeux  que  fatal,  et  courus  m'embarquer  sur  l'un  des 
rares  steamboats  qui  montaient  jusqu'à  Saint-Lpuis.  11  y 
avait  abord  cohue  de  voyageurs;  les  prix  étaient  tombés 
de  trente  à  quinze  piastres,  et  c'est  à  grand'peine  que  je 
pus  obtenir  une  cabine  au-dessus  des  roues. 

Nous  partîmes.  Juché  tout  le  jour  sur  la  galerie  supé- 
rieure du  bateau,  je  cherchai  longtemps  du  regard  ces 
magnificences  de  paysage   promises   par  le  poète   des- 
\dtchez  :  ou  la  scène  avait  disparu,  ou  ces  horizons  vul- 
gaires s'étaient  changés  en  brillants  mirages  dans  l'ima-. 
gination  harmonieuse  du  chantre  de  Céluta.  Le  fleuve  sel 
déroulait  bien  en  sinuosités  vastes  et  profondes  ;  mais  sesj 
eaux  étaient  troubles  et  fangeuses  et  ses  bords  d'un  aspect 
uniformément  plat  et  monotone.   A  ForUAdams,  le  sol 
semble  avoir  un  numenl  des  velléités  montagneuses;  mais 
ces  prédispositions  passent  vite  et  ne  reviennent  que  ra- 
rement jusqu'aux  environs  de  Saint-Louis,  sur  le  Mississipi. 
ou  de  Louisville,  sur  l'Ohio. 

Je  me  résignai  donc  à  descendre  de  mon  observatoire 
e(  à  passer  les  longues  heures  de  la  journée  au  milieu  dt 
•ce  monde  bizarre  qni  montait  le  fleuve  avec  moi.  D'ahorc 
je  fus  choqué  de  ces  mœurs  libres  et  de  ce  sans-façc 
étrange  qui  renchérissaient  encore  à  ma  grande  surpris* 
sur  les  manières  communes  des  planteurs  louisianais.  Mai: 
je  m'y  habituai  bientôt.  En  présence  de  gens  qui  iguo 
raient  ce  que  c'est  qu'un  procédé  et  qu'une  politesse,  j'agi: 
comme  eût  fait  l'auteur  du  proverbe  :  Il  faut  hurlei 
avec  les  loups  ;  et  si  mes  instincts  furent  souvent  froissa 
mon  c^piil  au  moins  s'égaya  parfois  des  observations  qu 
lui  étaient  naturellement  suggérées  par  la  conteraplatioi 


L'AUTRE  MONDE  111 

p  ces   Uibkviu\  vivants  et  animés  que  formaient  et  que 
oiïvaientj?euls  former  les  habitants  du  lventucky.j 


II 


Le  capitaine  du  bord  était  bien  l'homme  spécial  pour  de 
aicils  passagers.  C'était  un  gros  Cincinnatien,  qui  parlait 
aut,  qui  jurait  d'abondance,  qui  passait  à  la  barre1  toutes 
;s  trois  minutes,  qui  jouait  un  jeu  d'enfer.  Grâce  à  ces 
abitudes  désordonnées,  il  avait  déjà  coulé  cinq  steam- 
oa(s;i\  n'en  continuait  pas  moins  à  trouver  des  coni- 
îanditaires,  des  armateurs,  des  passagers  et  des  clients, 
H1  il  \  a  quelque  chose  en  Amérique  de  plus  inépuisable 
ne  les  mines  de  la  Californie,  de  plus  audacieux  que  les 
ibustiers  eux-mêmes  :  c'est  le  crédit. 

Nous  nous  arrêtâmes  un  moment,  devant  la  jolie  ville  de 
atehez,  pour  débarquer  et  prendre  à  la  fois  du  fret  et 
3s  passagers.  Parmi  les  nouveaux  venus,  je  remarquai  un 
omme  jeune  encore,  à  la  physionomie  énergique,  aux 
wrveux  longs,  à  la  barbe  épaisse,  à  la  taille  élevée.  Coiffé 
un  chapeau  Kossuth,  et  vêtu  de  noir,  il  déployait  sur 
l  personne  le  plus  grand  luxe  de  bijoux.  Une  énorme 
iletière,  chargée  de  breloques,  s'étalait  fastueusement 
ir  sa  poitrine,  et  allait  rattacher  une  montre  massive, 
acée  dans  une  petite  poche  à  la  naissance  de  l'aisselle 
tuchc;  les  doigts  de  sa  main,  le  devant  de  sa  chemise,  et 
squa  son  gilet,  étaient  encombrés  de  pieri  cries,  montées 

Ûarre}  buvcllc. 


1)9  L'AUTRE  MOMJE 

en  chevalières  ou  en  boutons.  L'accueil  empressé  que  lui 
firent  les  officiers  du  bateau  m'intrigua  presque  autant 
que  son  apparence.  Dès  que  le  capitaine  et  lui  se  rencon- 
trèrent, ce  lurent  de  part  et  d'autre  des  exclamations  et 
des  poignées  de  main  à  faire  retentir  et  à  ébranler  tout  le 
steamboaf. 

—  Holloœ  !  captain,  comment  vont  les  affaires? 

—  Tout  à  fait  bien;  et  vous,  faites- vous  toujours  beau- 
coup d'argent? 

—  Mais...  je  suis  content.  Depuis  huit  jours  que  j'étais 
à  Natchez,  j'ai  gagné  environ  douze  mille  piastres. 

—  Vous  êtes,  un  fils  du  diable  !  s'écria  le  capitaine  eu 
donnant  au  \  entre  de  son  interlocuteur  une  tape  àaplath 
un  crocodile;  allons  prendre  un  verre  de  bon  iciskey! 

—  By  God!  je  veux  bien.  William!  George!  Francis 
John!  Corne  with  us  to  take  a  drinck! 

Et,  selon  l'usage,  William,  George,  Francis,  John,  ac- 
coururent, appelant  à  leur  tour  de  nouveaux  amis,  qui  ei 
appelèrent  d'autres:  car  c'est  en  Amérique  et  devant  lî 
barre  surtout  que  le  titre  d'ami  se  prodigue  :  qui  l 
veut  l'aura. 


111 


J'avais  déjà  fait  quelques  connaissances  parmi  les  vou 
geurs  du  bord  ;  l'une  d'elles  m'appela,  et,  obéissant  à  1 
coutume,  je  me  rendis  aussi  à  la  barre  pour  fraternise:  J 

Nous  étions  une  quinzaine  à  peu  près. 

—  Gentlemen  !  nous  dit  le  capitaine,  que  prenez-vous   i 
Demandez  ce  qu'il  vous  plaira. 


I.'AUTUE  MONDE  113 

Et  chacun  de  répondre  suivant  son  goût,  qui  pour  tlu 
/(net l,  qui  pour  du  sherry2,  qui  pour  du  gin  3.  Je  dois 
lire  cependant  que  la  majorité  se  prononça  pour  le  wkis- 

>ey. 

Le  vhiskey  est  la  liqueur  nationale  aux  États-Unis.  Il 
l'est  pas  une  barre  qui  n'en  soit  approvisionnée,  et  quel- 
uefois  même  c'est  la  seule  boisson  dont  elles  soient  pour- 
ues.  Voyageant  à  travers  l'Union,  je  fus  longtemps  étonné 
£  ne  voir,  au  sud  comme  au  nord3  à  Test  comme  à  l'ouest, 
ue  d'immenses  champs  de  maïs.  Je  ne  pouvais  compren- 
ne l'objet  d'une  culture  aussi  générale.  Mais  aussi  abon- 
antc  que  soit  la  récolte  de  ce  côté-là,  il  n'y  a  jamais  à 
oindre  encombrement.  Les  fabricants  de  ichiskey  en 
nlèvent  des  quantités  prodigieuses,  sûrs  toujours  décou- 
>r  leurs  produits.  En  effet,  dans  les  États  du  sud  surtout, 
n  fait  de  cette  liqueur  une  consommation  incroyable, 
eaucoup  d'Européens  ont  réalisé  et  réalisent  encore  d'é- 
ormes  fortunes  par  son  trafic.  Postés  souvent  au  coin 
'un  bois,  ils  débitent,  malgré  les  lois  qui  prohibent  la 
ente  des  liqueurs  aux  esclaves,  ils  débitent,  dis-je,  du 
hishey  aux  nègres  durant  la  nuit,  avec  un  bénéfice  qui 
trie  de  cent  à  cent  cinquante  pour  cent,  et  qui  se  renou- 
ille tous  les  huit  jours.  Les  Américains,  à  vrai  dire,  boi- 
Mit  aussi  du  genièvre  et  de  l'eau-de-vie  ;  mais  c'est  là 
\c  exception  qui  ne  s'applique  qu'aux  grandes  villes. 
«tout  ailleurs  le  wiskhey  est  divin  :  il  n'\  a  pas  d'autre 


1  Clarel,  vin  de  Bordeaux. 
,/,  vin  de  Xérès. 
G     .  liqueur  de  genièvre. 


114  L'AUTRE  MONDE 

dieu  que  lui;  c'est  ce  que  proclament  ses  dignes  prophète! 
les  noirs  et  les  Yankees. 

Tous  ayant  donc  leur  verre  en  main  rélevèrent,  au  si- 
gnal du  capitaine;  puis  ce  furent,  suivant  la  politesse 
américaine,  un  trinquement  et  un  cliquetis  effroyables 
Mais  quelques-uns  n'avaient  pas  encore  achevé  de  Loin 
que  l'un  des  invités  s'écria  : 

—  Gentlemen,  1  pay  you  another  treat!1 
Cette  seconde  proposition  fut  suivie  d'une  troisième 

celle-ci  d'une  nouvelle,  et  ainsi  de  suite,  chaque  invit 
se  piquant  de  courtoisie  et  se  croyant  obligé  de  rendiv 
la  pareille.  Ce  fut,  en  dix  minutes,  une  razzia  d'à  pei 
près  deux  cents  verres  par  quinze  personnes!  Pou 
moi,  qui  n'avais  certes  pas  le  gosier  des  Américains- 
je  me  hâtai  d'abandonner  la  partie  dès  les  premières  ré 
cipr  otites. 

Quand  le  cercle  fut  épuisé,  le  capitaine,  plus  joyeux  ( 
plus  retentissant  que  de  coutume,  s'écria  : 

—  Et  maintenant,  gentlemen,  faisons-nous  une  partie 

—  En  place  !  en  place  !  répondirent  plusieurs  voix. 
Je  vis  l'homme  aux  pierreries  s'avancer,  jeter  un  cou 

d'œil  rapide  au  capitaine,  et  s'asseoir  à  la  table  que  ?• 
nait  de  préparer  le  bar-keeper 2. 

Je  reconnus  aussitôt  en  lui  un  gambler  3  dans  le  j( 
duquel  le  capitaine  était  infailliblement  intéressé. 

Les  cartes  furent  apportées.  Chacun  jeta  devant  soi  m 


1  [  yoy  you  another  treat.  je  vous  paye  une  autre  tournée. 
1  Bar-keeper,  garçon  de  buvette. 
'  Gambler,  joueur  do  profession. 


L'AUTRE  MONiDE  l|3 

poignée  d'or  et  de  billets  de  banque,  et  la  partie  com- 
mença au  milieu  d'un  silence  profond. 


IV 


J'observai  les  partners  qui  allaient  servir  de  dupe  à  ce 

gentleman  :  ils  me  parurent  tous  avoir  la  physionomie  de 
leur  rôle.  Un  seul,  jeune  homme  au  regard  fauve,  à  l'up- 
parenee  froide,  à  la  lèvre  amère,  me  sembla  à  première 
vue  supérieur,  et,  je  ne  <ais  pourquoi,  malgré  le  redou- 
table adversaire  qu'il  avait  devant  lui,  je  lui  donnai  d'a- 
vance tout  le  bénéfice  de  la  partie  qui  allait  s'ouvrir. 

On  jouait  le  pocher.  Je  remarquai,  des  les  premières 
s,  que  l'homme  aux  pierreries,  comme  le  capitaine, 
s'abstenait  toutes  les  fois  qu'il  ne  distribuait  pas  les  cartes 
lui-même.  Mai?  lorsque  c'était  son  tour,  il  ne  manquait 
jamai>  de  gagner,  et  souvent  même  il  s'oubliait,  ce  qui 
est  rare  chez  un  gambler,  jusqu'à  ajouter  à  sa  mise  avant 
de  regarder  son  jeu.  La  partie  se  prolongeant,  le  capi- 
taine et  lui  eurent  bientôt  amené  devant  eux  la  cave  de 
leur-  partners.  Ceux-ci,  acceptant  la  revanche  qui  leur 
'tait  traîtreusement  proposée,  risquèrent  timidement  un 
nouvel  enjeu. 

Après  quelques  passes  de  chaîne-  diverà  s,  la   .•//'/>/; 
•chut  ail  jeune  homme  dont  je  viens  de  parler. 

11  prit  les  cartes,  et,  avant  même  de  >ir  mêlée-,  il 

m  milieu  de  la  table  une  liasse  de  billet-. 

—  Mille  piastres !  dit-il;  faite-  votre  jeu' 

ie  ne  répondit.  Quelques-uns  m  demandèrent 


1J6  L'AUTRE  MONDE 

tout  bas  quoi  était  pet  homme  :  aucun  d'eux  ne  le  con- 
naissait. 

—  Mille  piastres!  répcta-t-ilj  qui  veut  des  cartes? 

—  Nous  ne  voulons  pas  risquer  ce  coup,  dirent  les  au- 
tres joueurs. 

L'homme  aux  pierreries  et  le  capitaine  se  consultèrent 
du  regard.  11  leur  semblait,  d'un  côté,  avoir  vu  le  jeune 
homme  battre  les  caries  d'une  façon  étrange  ;  de  l'autre, 
l'espérance  de  gagner  d'un  coup  une  aussi  forte  somme  les 
séduisait... 

Soudain,  comme  saisi  d'une  inspiration  subite,  l'homme 
aux  pierreries,  prenant  devant  lui  une  poignée  de  billet* 
couvrit  l'enjeu  en  disant  : 

—  A  condition  que  je  remêlerai  ! 

—  Remèlez,  fit  son  adversaire  d'un  ton  si  calme,  qu'on 
eûl  dit  qu'il  avait  prévu  la  demande. 

La  partie  restait  donc  concentrée  entre  ces  deux  hommes. 

Les  autres  joueurs  avaient  gardé  leur  place  tout  en 
s'abstenant,  et,  ainsi  qu'un  cercle  nombreux  de  voyageurs, 
contemplaient  en  silence  la  lutte  qui  s'ouvrait. 

L'homme  aux  pierreries,  en  proposant  de  remèler  les 
cartes,  ne  faisait  qu'user  de  son  droit;  il  les  remêla  donc 
et  les  tailla  à  sa  manière  :  le  jeune  homme  ne  le  perdit 
pas  de  vue. 

Le  jeu  étant  ainsi  brouillé,  il  le  reçut;  un  éclair  sembla 
sortir  de  sa  main.  Puis,  ayant  froidement  distribué 
caries,  il  attendit. 

—  Je  suis  satislait,  dit  son  adversaire. 

—  Et  moi  aussi,  répondit-il. 

L'un  et  l'autre  pouvaient  écarter:   ils  aimaient  mieux 


L'AUTRE  MONDE  117 

garder  leurs  cartes  :  la  galerie  prévit,  de  paît  et  d'autre, 
une  forte  position. 

Le  pocher  se  joue  avec  cinq  cartes;  deux  cartes  sem- 
blables font  une  paire;  trois  font  un  terne;  quatre  font 
un  carré.  Le  terne  est  plus  fort  que  la  paire;  le  carré 
surpasse  le  terne;  le  carré  d'as  bat  tous  les  autres. 

Soit  confiance  dans  son  jeu,  soit  désir  secret  d'intimider 
le  jeune  homme  : 

—  Je  fais  cinq  mille  piastres  de  plus,  dit  l'homme  aux 
pierreries  en  comptant  sur  la  table  cinquante  billets  de  cent 
piastres. 

—  IFaiter?  appela  l'imberbe  joueur  en  se  penchant  du 
côté  du  garçon  ;  prenez  cette  clé  et  allez  chercher  dans 
ma  chambre  la  valise  (pie  j'ai  laissée  sur  mon  lit. 

Le  garçon  revint  au  bout  d'une  minute;  durant  ce 
temps  personne  n'avait  soufflé  mot. 

Le  jeune  homme  ouvrit  sa  valise  et  en  tira  un  porte- 
feuille qu'il  jeta  devant  lui. 

—  Je  les  tiens,  fit-il  d'un  air  impassible,  et  j'ajoute  une 
mise  nouvelle  de  dix  mille  dollars. 

L'homme  aux  pierreries  sembla  hésiter;  il  regarda  fur- 
tivement son  ami  le  capitaine. 
L'œil  de  celui-ci  lui  dit  de  jouer  le  coup. 

—  Je  les  fais  sans  nouvel  enjeu,  s'écria-i-it  ;  et  à  moi  la 
partie  :  j'ai  un  carré  de  rois  ! 

L'assistance,  involontairement  émue  el  anxieuse.  sus- 
pendit  son  regard  aux  lèvres  du  jeune  homme. 
Celui-ci  abattant  ses  cartes  sans  s'émouvoir: 

—  Il  ne  vaut  rien,  dit-il:  voyez  mou  carré  d'as  ! 

Ei  il  >e  leva  emportant  un  bénéfice  de  seize  mille  pu.-- 


. 


118  L'AUTRE  MONDE 

très,  et  laissant  son  adversaire  atterré.  Celui-ci,  comme 
tout  le  inonde,  ne  voyait  dans  ce  coup  vraiment  rare 
qu'un  hasard  merveilleux,  qu'une  chance  inouïe.  Mais  ar- 
rivés h  Wicksburg,  où  il  debarqua^nous  apprîmes  que  cet 
homme,  qui  nous  avait  paru  si  jeune  et  si  indifférent, 
n'était  autre  que  le  célèbre  Crawford,  le  plus  rusé  gam- 
bler  de  la  Floride.  Contrairement  au  proverbe  : 

Corsaires  contre  corsaires 
Ne  "font  pas  leurs  affaires, 


il  avait  trouvé  le  moyen  de  faire  les  siennes  contre  un 
confrère  plus  ancien,  mais  moins  habile  que  lui  dans  le 
métier. 

Quant  à  l'homme  aux  pierreries  et  à  son  ami  le  capi- 
taine, j'ignore  si  ce  véritable  coup  de  Jarnac  les  corrigea 
définitivement  ;  je  sais  pourtant  qu'ils  s'abstinrent  de  toute 
nouvelle  partie  durant  le  reste  du  voyage. 


V 


>yOus  étions  à  bord  environ  Irois  cents  passagers.  Les 
uns  passaient  leur  journée  à  dormir  dans  leur  chambre; 
d'autres  à  causer,  c'est-à-dire  à  crier  dans  le  salon;  le 
plus  grand  nombre ,  assis  en  cercle  sur  la  galerie  de  l'ai 
vant,  fumaient  en  silence  ou  Goupillaient  des  morceaux  de 
bois  en  affectant  des  poses  toutes  plus  bizarres  les  unes 
que  les  autres.  C'est  une  manie  chez  les  Américains,  lors- 
qu'ils causent,  attendent  ou  se  promènent,  de  l'aire  des 


L'AUTRE  MONDE  119 

«peaux.  Munis  d'un  couteau  ou  d'un  canif,  ils  s'empa- 
ent  du  premier  bout  de  bois  venu,  d'une  branche  d'ar- 
>re,  d'une  canne  ou  d'un  parapluie  laissés  dans  un  coin, 
•'ils  n'ont  rien  de  tout  cela,  ils  s'en  prennent  aux  meubles  ; 
ls  entament  impitoyablement  les  comptoirs,  les  montants 
le  croisées,  les  portes,  les  chaises,  les  canapés,  les  bil- 

ards  des  buvettes,  les  bancs  des  églises ;  enfin,  rien 

l'est  sacré  pour  eux.  L'appuie-main  des  galeries  sur  cer- 
ains  bateaux  à  vapeur  du  Mississipi  est  devenu  une  véri- 
able  scie  de  bois  sous  le  couteau  des  Yankees.  J'ai  sou- 
ent  vu,  sur  les  steamboats  de  l'Ohio',  des  gentlemen 
ailler  avec  acharnement,  sous  les  yeux  mêmes  du  capi- 
iiine,  les  bras  des  fauteuils  sur  lesquels  ils  étaient  assis, 
lette  rage  d'ailleurs  est  si  universelle  aux  États-Unis,  que 
îs  pupitres  de  presque  toutes  les  salles  de  sénat  et  de 
Migres  sont,  durant  tout  le  temps  des  sessions,  munis 
haque  matin  par  les  huissiers  de  petits  morceaux  de  bois 
l'usage  des  membres.  C'est,  ma  foi!  une  occupation  fort 
intelligente  qui  doit  développer  au  plus  haut  point  les  fa- 
ultés  des  sénateurs  et  l'esprit  des  représentants.  Si  j'étais 
Mirnaliste  ministériel,  je  pousserais  de  toutes  mes  forces 
?s  deux  chambres  à  adopter  ce  mode  de  distraction.  Les 
îembrcs  indépendants,  comme  les  membres  satisfaits, 
ulleraient  du  bois  durant  toutes  les  séances,  et  l'opposi- 
on  serait  supprimée.  Je  soumets  cette  idée  au  gomerne- 
leitt  et  j'offre  même  de  la  lui  garantir. 


HO  L'AUTRE  MONDE 


M 


Mais  ce  sont  surtout  les  poses  dos  Américains  qui  mé- 
ritent d'être  étudiées.  J'ai  rarement  vu  un  Yankee ,  dont 
la  position,  lorsqu'il  était  assis,  ne  fût  pas  un  miracle  d'é- 
quilibre et  d'imagination.  Généralement  ils  mettent  leurs 
pieds  sur  une  cheminée,  contre  le  tuyau  d'un  poêle, 
contre  un  mur  ou  un  poteau,  mais  de  manière  à  ce  qu'ils 
soient  toujours  plus  hauts  que  la  tète.  A  bord  du  steam- 
boat  où  j'étais,  j'entendis  un  jour  les  accords  d'un  piano  : 
c'était  dans  le  salon  des  dames.  Quelques  voyageurs  s'y 
rendirent;  je  fis  comme  eux.  Ils  prirent  place  dans  le  sa-j 
Ion,  et  écoutèrent,  moitié  criant,  moitié  accompagnant 
un  hymne  national  qu'essayait  de  chanter  une  adorabh 
miss  de  trente-deux  ans.  Quatre  d'entre  eux  étaient  assi; 
autour  d'une  petite  colonne  placée  au  milieu  et  suppor- 
tant le  plafond.  Leurs  pieds  étaient  réunis  en  faisceai  i 
contre  le  fût  à  une  hauteur  tellement  démesurée,  qu'il 
n'y  avait  que  leur  tète  et  une  partie  de  leurs  reins  qu 
reposassent  sur  la  chaise  ;  un  cinquième,  placé  en  face  d 
la  musicienne,  étalait  majestueusement  ses  jambes  sur  1 
piano ,  et  semblait  offrir  ses  bottes  à  la  jeune  ladij  ;  u 
sixième  s'était  emparé  d'un  canapé,  tandis  que  plusieiu 
dames,  ne  trouvant  pas  à  s'asseoir,  s'étaient  groupées  ai 
tour  de  l'artiste  pour  se  donner  une  contenance;  un  se| 
tième,  monté  sur  sa  chaise,  s'était  accroupi  sur  le  dossu 
en  l'appuyant  au  mur;  enfin,  un  huitième  ayant  inutil 
menl  cherché  de  l'œil  une  place  où  reposer  ses  jambe 
i\.iil  fini  par  les  mettre  sur  les  épaules  du  ycnllcman  as 


L  AL'  i  HE  MONDE  121 

auprès  du  piano,  chose  à  laquelle  celui-ci  semblait  se  prê- 
ter de  la  meilleure  grâce.  La  romance  achevée ,  tous  ees 
dikltanli  d'applaudir,  c'est-à-dire  de  siffler  et  de  pousser 
des  cris.  L'avant-dernier  cependant ,  emporté  par  son  en- 
thousiasme et  oubliant  que  sa  position  ne  pouvait  com- 
porter trop  de  mouvement,  voulut  battre  des  mains;  il 
perdit  l'équilibre,  et,  tombant  sur  le  coin  d'une  autre 
(.baise,  faillit  se  crever  l'œil.  Dix  minutes  après,  je  ne 
l'en  revis  pas  moins  dans  une  pose  plus  dangereuse  et 
pins  incroyable  encore.  Si  l'on  demandait  aux  Améri- 
cains quel  est,  selon  eux,  l'être  le  plus  heureux  de  l'his- 
toire ou  de  la  mythologie,  ils  répondraient,  n'en  doutez 
pas  :  C'est  Briarée ,  parce  qu'il  avait  à  étendre  plus  de 
bras  et  de  jambes  que  les  autres  mortels. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  à  bord  des  steambiafx  que 
j'ai  fait  de  semblables  remarques.  On  ne  saurait  s'hua-* 
giner  en  France  à  quel  degré  de  grossièreté  va  souvent  le 
sans-gêne  américain.  Dans  les  chars  des  chemins  de  fer 
comme  dans  les  salons  des  hôtels,  il  n'est  pas  rare  de  les 
voir,  souliers  crottés  aux  pieds,  chapeau  sur  la  tête,  s'é- 
tendre brutalement  sur  les  sièges  ou  sur  les  canapés.  Les 
bateaux  des  lacs  du  nord,  qui  déploient  un  très-grand  luxe 
d'ameublement,  ont  un  règlement  spécial  qui  impose  une 
amende  à  tout  voyageur  qui  se  mettra  au  lit  arec  ses 
buttes!  Un  autre  article  du  même  règlement,  relatif  aux 
repas,  prescrit  aux  gentlemen  de  s'asseoir  à  table  après 
les  dames.  Mais  les  Américains  ne  prennent  pas  ces  rè- 
glements au  sérieux  et  se  mettent  à  leur  aise  là  comme 
i>;n  foui  ailleurs. 

Le  cieare  est  d'un  usage  universel  aux  États-Unis.  On 


122  L'AUTRE  MONDE 

fume  en  tous  lieux.  Le  sénat  de  Tennessee  pourtant  a 
dernièrement  passé  une  résolution  défendant  à  ses  membres 
de  fumer  dans  la  chambre  durant  les  séances.  Le  mâchage 
du  tabac  n'est  pas  moins  général,  surtout  dans  le  sud. 
Rien  n'est  affreux  comme  ces  hommes  à  la  joue  gonflée, 
aux  lèvres  dégoûtantes,  qui  font  sans  cesse  aller  leurs 
mâchoires  comme  les  ruminants  et  qui  crachent  à  droite 
et  à  gauche  sur  le  plancher,  sur  les  meubles,  contre  les 
boiseries  ou  sur  les  tapis.  La  présence  d'une  dame  ne  les 
gêne  pas  ;  car  il  est  faux,  entièrement  faux,  n'en  déplaise 
à  M.  Benjamin  Park,  que  les  Américains  aient  pour  la 
femme  cette  vénération  profonde  que  leur  attribuent 
quelques-uns  de  leurs  écrivains.  J'admets  bien  qu'il  y  ait 
dans  certaines  sociétés  américaines  moins  de  laisser-aller; 
mais  la  masse  est  bien  réellement  grossière  et  tout  à  fait 
dépourvue  à' éducation.  Si  quelque  Américain,  baron  du 
codfish  ',  trouvait  que  je  généralise  un  peu  trop,  je  lui 
répondrais  que  ce  n'est  pas  ma  faute;  que  dans  un  pays 
où  les  chauffeurfe  de  steamboat  et  les  savetiers  se  traitent 
et  ont  le  droit  de  se  traiter  réciproquement  de  gentlemen, 
il  est  bien  permis  de  ne  pas  toujours  saisir  la  nuance  et 
de  confondre  un  banquier  qui  mâche  du  tabac  et  qui  boit 
hors  de  chez  lui  avec  un  maçon  qui  n'eu  fait  pas  davan- 
tage. 


1  Quoi  qu'on  ait  écrit,  il  n'est  personne  de  plus  aristocrate 
qu'un  riche  Américain.  Plusieurs  familles  commerçantes  de  New- 
York  se  sont  déjà  fait  faire  des  blasons.  Les  étrangers  les  appel- 
lent dérisoirement  les  noblemen  du  codfish,  c'est-à-dire  les  nobles 
de  la  morue. 


L    MIRE  MONPF  123 


VII 


Nous  étant  arrêtés  à  Memphis,  un  flot  d'habitants  vint 
uvahir  la  barre  de  notre  s  eamboat;  à  leur  tour  presque 
ris  nies  compagnons  de  voyage  descendirent  faire  la 
îème  visite  aux  barres  du  port.  A  terre,  comme  abord, 
ne  buvette  nouvelle  est  d'un  attrait  irrésistible  pour  le> 
mérieains,  qui  ne  manquent  jamais  d'aller  s'y  faire  des 
alitesses.  Heureuses  les  barres  qui  se  trouvent  à  portée 
b  ces  Tantales,  aux  profonds  gosiers  de  feu  ! 

Nous  reprimes  notre  marche  vers  le  haut  du  fleuve.  A 
nue  avions-nous  dépassé  Memphis,  nous  aperçûmes  à 
iviion  deux  milles  au-devant  de  nous  un  steamboat  qui 
înait  d'achever  ses  provisions  de  bois  et  qui  montait 
)mme  nous  vers  Saint-Louis.  11  était  cinq  heures  du  soir  ; 
:  capitaine  en  était  au  moins  à  son  quatre-vingtième 
îire  de  la  journée.  Il  fit  un  signal  et  déclara  la  course. 
l1  bateau  qui  nous  précédait  répondit  par  un  autre  signal 
;i  voulait  dire  qu'il  acceptait  le  défi.  Aussitôt  notre  ca- 
itaine  fit  appeler  les  ingénieurs  et  leur  signifia  d'avoir 

chauffer  à  outrance.  Notre  steamboat,  comme  la  plu- 
irt  ces  steamboats  mississipiens,  était  à  haute  pression, 
o  bourra  les  fournaises  pour  un  feu  d'enfer  ;  on  y  jeta  d< 
mile,  de  la  thérébentinc  et  jusqu'à  des  barils  de  gou- 

"ii.  Loin  d'être  alarmés,  les  Yankees  du  bord  desceu- 
'ii'ui  à  chaque  instant  et  disaient  aux  mécaniciens  : 
iumffez!  chauffez!  il  ne  faut  pas  que  ce  rascal1  de 
damboat  nous  garde  à    sa  queue!...  lu  passager  pour- 


'.  taquin. 


134  LAUTKK  MONDE 

tant,  eflïayédes  secousses  et  des  soupirs  de  la  vapeur,  viol 
trouver  le  capitaine  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  je  suis  ici  avec  cinq  jeunes  gens 
sortis  de  différentes  institutions  de  la  Nouvelle-Orléans. 
Je  nie  suis  chargé  de  les  ramener  dans  leurs  familles,  je 
suis  responsable  de  leur  vie.  Au  nom  du  ciel  !  cessez  une 
lutte  à  laquelle  rien  ne  vous  oblige  et  qui  peut  être  la 
cause  pour  nous  tous  d'un  immense  désastre. 

—  Vous  n'êtes  qu'un  imbécile  !  repartit  le  capitaine, 
Dans  cinq  minutes  nous  aurons  dépassé  ce  sabot  ou  hier, 
nous  aurons  sauté  dans  l'air  à  cent  cinquante  pieds  !... 

Le  pauvre  mentor  ne  répondit  rien  ;  mais  sa  physiono- 
mie parla  pour  lui.  Comme  certain  personnage  de  la  ce 
médieil  se  disait  certainement  :  Je  voudrais  bien  pouroin 
in  en  aller  ! 

Peu  à  peu  cependant  il  était  visible  que  nous  gagnion 
du  flot  sur  notre  concurrent.  Mais  notre  bateau  craquai 
de  toutes  parts  ;  il  bondissait  sur  l'eau  comme  un  dau 
phin  ;  le  piston  sifflait  sans  cesse  et  les  ailes  semblaien] 
agitées  par  un  invisible  et  formidable  tourbillon.  Enfin 
après  quelques  solennelles  minutes  nous  rejoignîmes  1 
ramai.  Ce  fut  à  notre  bord  un  concert  effroyable  d'excla 
mations,  de  cris  et  de  trépignements.  Puis  quand  non 
l'eûmes  un  peu  dépassé,  le  capitaine  fît  présenter  notn 
poupe  à  la  proue   du  vaincu  et  lui   cria  ironiquemei 
qu'il  pouvait  s'amarrer,  qu'il  était  prêt  à  le  remorque 
gialis.  Alors  les  huées  devinrent  d'une  description  in 
possible;  capitaine,  officiers,   passagers,  domestique? 
chauffeurs,   tout  le  inonde  était  dehors  et  insultait  d 
geste  <"l  de  la  >oi\  aux  quelques  hommes  qui  osaient  p 


V  A  UT  RE  MONDE  1-25 

raitre  sur  l'autre  bateau.  Tous  les  sauvages  du  nouveau 
monde  se  seraient  donné  rendez-vous  sur  notre  bord  qu'ils 
n'auraient  pas  sûrement  poussé  plus  de  cris  étranges  et 
de  clameurs  épouvantables. 

Ce  fut  pour  notre  capitaine  L'occasion  d'un  véritable 
triomphe  de  la  part  de  ses  passagers.  Comme  toute  ré- 
jouissance aux  États-Unis,  cela  se  termina  ou  plutôt  se 
continua  par  des  libations  qiù  durèrent  toute  la  nuit. 

Nous  arrivâmes  au  Caire,  ville  située  à  la  jonction  de 
l'Olrio  et  du  Mississipi.  Le  steamboat  sur  lequel  j'étais 
renu  continua  sa  route  vers  Saint-Louis  ;  mais  moi,  je 
n'arrêtai  là  pour  attendre  le  packet  qui  devait  monter  à 
Louisville. 


VIII 


Le  Caire  est  une  ville  qui  par  sa  position  est  appelée  au 
)lus  grand  avenir.  Chose  assez  surprenante,  ce  sont  ses 
tvantages  mêmes  qui  nuisent  à  son  accroissement.  Les 
tétenteurs  de  terrains,  voyant  quelle  énorme  valeur  ont 
icquis  avec  le  temps  les  plaines  qui  sont  devenues  au- 
ourd'hui  New- York  et  Philadelphie,  plaines  où  le  même 
ot  de  terre  qui  se  vendait  autrefois  cent  piastres  vaut 
ujourd'lmi  mille  fois  plus,  et  prévoyant  la  même  hausse 
oui'  les  terrains  du  Caire,  refusent  de  vendre  au-dessous 
'un  certain  prix  calculé,  non  sur  la  valeur  présente  de 
ïurs  champs,  mais  sur  celle  qu'ils  pourront  avoir  dans 
avenir.  Ainsi  ils  vont  à  certaines  places  jusqu'à  de  man- 
er  deux  cents  piastres  du  pied  de  façade,  qui  emporte 
salement  cent  pieds  de  profondeur.  On  comprend  que 


l-2i,  LAUTRE  MONDE 

les  capitalistes  aiment  encore  mieux  une  maison  toute 
faite  à  Albany  ou  à  Buifalo ,  qu'une  maison  à  bâtir  au 
Caire,  où  il  y  a  tout  au  plus  cent  cheminées. 

Je  ne  séjournai  là  qu'une  après-midi.  Le  steamboat  sur 
lequel  je  montai  venait  de  Saint-Louis.  Il  avait  enterré  la 
veille  un  de  ses  chauffeurs,  qui,  ayant  pratiqué  une  ou- 
verture à  un  baril  de  whiskey  arrimé  à  sa  portée ,  avait 
1m  outre  mesure  de  cette  infernale  liqueur.  Le  lendemain 
il  eut  un  nouveau  mort.  C'était  un  passager  de  seconde 
classe  ;  un  moment  avant  qu'il  n'expirât,  le  capitaine  des- 
cendit lui-même  pour  lui  demander  où  était  son  argent 
le  pauvre  diable  ne  put  rien  répondre,  en  proie  qu'il  étai 
à  une  violente  attaque  de  choléra.  On  eut  alors  le  cou 
rage  de  le  faire  visiter  :  il  n'avait  pas  un  cent  sur  lui 
Quelques  Irlandaises,  pauvres  passagères  parquées  plutà 
que  logées  à  l'arrière,  dans  la  partie  inférieure  du  ba- 
teau, portèrent  ce  malheureux,  dont  elles  ignoraient  1; 
maladie,  sur  le  bord  extérieur  de  la  poupe.  Elles  l'éten 
dirent  à  terre,  mais  celui-ci  était  déjà  mort.  Aussitôt  elle 
dressèrent  une  tente  avec  un   drap  de  lit,  firent  d'un 
chandelle  six  morceaux  qu'elles  allumèrent  et  qu'elle 
placèrent  autour  du  cadavre.  Puis,  à  genoux  près  de  lui 
elles  chantèrent  de  longues  plaintes ,  des  hymnes  tri>te> 
presque  religieuses.  Ceux  qui,  des  bords,  apercevaient  ce 
illuminations  étranges  et  entendaient  ces  accents  désolés 
étaient  loin  de  se  douter  que  là,  sur  ce  steamboat,  gisai 
la  première  victime   de  ce  fléau  qui  devait  durant  deu 
longs  mois  ravager  toute  l'Union.   Mais  le  chant  de  ci 
femmes  agaça  les  nerfs  de  quelques  ladies  des  cabine 
supérieures:  le  capitaine  alors  donna  l'ordre  barbare  d 


L'AUTRE  MONDE  127 

les  enfermer,  fit  éteindre  les  lumières  et  reléguer  le  ca- 
davre dans  un  coin,  près  des  machines.  Cette  cruauté  pour 
les  passagers  pauvres  qui  meurent  ou  sont  malades  n'esl 
pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  particulière  à  certains 
capitaines;  elle  appartient  à  presque  tous.  Au  temps  de 
la  lièvre  jaune,  comme  à  l'époque  du  choléra,  ils  dépo- 
saient sur  des  rives  absolument  désertes,  sans  matelas  ni 
provisions,  de  pauvres  êtres  malades,  que  L'on  soupçon- 
nait atteints  de  l'épidémie.  Les  passagers,  loin  de  s'oppo- 
ser à  ce  lâche  abandon,  y  poussaient  souvent  au  contraire 
de  tous  leurs  efforts. 

Dès  que  le  cholérique  décédé  à  notre  bord  fut  froid, 
on  arrêta  le  steamboat  à  une  certaine  place  de  la  cote. 
C'était  le  soir;  la  lune,  à  son  premier  croissant,  parais- 
sait vaguement  derrière  les  grands  arbres  qui  bordaient 
rotiio  ;  les  rives  étaient  solitaires;  la  forêt  semblait  pro- 
fonde... ;  on  eut  dit  que  ces  bords  attendaient  un  tombeau. 

Les  matelots  sautèrent  sur  la  batture  *  ;  quelques-uns 
creusèrent  précipitamment  une  fosse,  tandis  que  les  au- 
tres tenaient  à  la  main  une  tige,  au  bout  de  laquelle  était 
suspendu  un  panier  de  fer  chargé  de  morceaux  de  sapin 
enflammés,  qui  jetaient  sur  celte  scène  une  rouge  et 
sombre  lueur. 

On  apporta  le  corps.  Les  voyageurs,  rassemblés  sur  la 
galerie  du  steamboat,  ne  voyaient  dans  ce  spectacle  tout 
funèbre  qu'une  occasion  de  raillerie  et  d'amers  sarcasmes. 
Sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente,  la  mort,  pour  les 
Américains,  n'est  qu'un  intime  accident  qui  les  laisse  in- 

1  Batture,  dépots  de  terre  formés  par  le  courant  du  fleuve. 


ILS  L'AUTRE  MONDE 

différents  cî  froids,  ci  tic  prédispose  pas  pin*;  leur  tune  à 
l'espérance  glorieuse  d'une  résurrection  qu'à  la  crainte 
vague  d'un  éternel  néant. 

La  fosse  achevée,  on  y  descendit  sans  cercueil  le  cada- 
vre, que  les  chauffeurs  avaient  presque  dépouillé;  on  le 
recouvrit  de  terre;  puis,  tout  le  monde  étant  remonté  à 
bord,  on  démarra  et  on  prit  le  large  sans  laisser  tomber 
sur  cet  homme  une  pensée  pieuse  ;  sans  marquer  l'endroit 
où  on  le  jetait  ainsi,  comme  un  chien  mort,  d'une  croix, 
d'une  pierre  ou  d'un  poteau;  et  encore  moins  san?  s'in- 
quiéter de  sa  famille,  de  sa  patrie,  xle  son  nom...  Partout, 
les  pauvres  finissent  dans  la  tristesse  :  aux  États-Unis,  ils 
meurent  dans  le  désespoir  î 

11  y  avait  neuf  jours  que  j'avais  quitté  la  Nouvelle-* 
Orléans,  lorsque  j'arrivai  ;ï  Louisvîlle... 


LES   KENTUCKIENS 


Louisville  est  une  cité  régulièrement  bâtie,  qui  grandit 
prodigieusement  d'année  en  année.  Il  n'y  a  point  de 
places  publiques.  Les  rues  sont  tirées  au  cordeau  et  se 
coupent  toutes  à  angles  droits.  Là,  comme  dans  beaucoup 
de  villes  du  centre  et  de  l'ouest,  on  a  remplacé  les  noms 
par  des  numéros  d'ordre.  Ainsi,  au  lieu  de  rue  Saint- 
Pierre,  rue  Washington,  rue  Générale,  c'est  tout  simple- 
ment première  rue,  deuxième  rue,  troisième  rue...  Voilà 
au  moins  qui  est  clair  et  qui  n'a  pas  dû  coûter  un  grand 
travail  d'esprit.  Les  Kentuckiens,  on  le  voit,  aiment  ce 
qui  est  simple  et  dédaignent  souverainement  l'imagination . 

Je  fus,  dès  mon  arrivée,  loger  dans  un  boarding  de  la 
cinquième  rue.  C'était  une  maison  de  comfortable  appa- 
rence, élevée  au  milieu  d'un  grand  jardin  et  parfaitement 
isolée  de  ses  voisines.  Un  grand  nombre  de  constructions, 
à  Louisville,  sont  ainsi  placées  au  centre  d'un  grand  carré 
de  gazon  qui  est  entouré  d'une  basse  grille  de  fer.  Cette 


130  L'AUTRE  MONDE 

manière  de  bâtir  est  incontestablement  plus  intelligente, 
mais  elle  n'est  possible  que  dans  un  pays  vaste  et  nouveau 
comme  le  sont  les  États-Unis.  Si  on  voulait  rebâtir  Paris 
dans  ce  genre,  le  mur  d'enceinte  en  serait  probablement 
porté  jusqu'à  Rouen. 

La  dame  qui  conduisait  le  boarding  où  j'étais  allé  vivra 
était  une  grande  veuve  qui  semblait  avoir  été  créée  et 
mise  au  inonde  pour  la  position  qu'elle  s'était  choisie.  Elle 
paraissait  avoir  trente-huit  ans  et  avait  dû  être  jolie.  Elle 
était  blonde,  avait  des  yeux  d'un  bleu  terne,  de  grandes 
dents  blanches  et  un  teint  encore  assez  clair.  A  table, 
lorsqu'elle  présidait  les  repas,  dans  le  salon,  lorsqu'elle 
distribuait  le  thé,  dans  les  moindres  détails  d'intérieur, 
lorsqu'elle  parlait  à  ses  esclaves,  il  était  facile  de  deviner 
combien  elle  était  heureuse  d'avoir  à  gouverner,  à  diri- 
ger, à  commander.  Régulière  en  toutes  choses  et  affec- 
tant sans  cesse  dans  sa  maison  un  air  digne,  presque  im- 
posant, elle  ne  parlait  à  ses  anciens  boarders  qu'une  fois 
par  semaine....  pour  leur  rappeler  their  small  bill  (leur 
petite  note). 

Avec  les  nouveaux  venus,  pourtant,  elle  faisait  quelques 
frais  d'amabilité,  et,  tombant  d'un  extrême  dans  l'autre, 
devenait  quelquefois  presque  obséquieuse.  Recevait-elle 
un  Espagnol  ?  elle  ne  manquait  pas  de  lui  dire  qu'il  ap- 
partenait à  la  première  nation  du  monde  ;  un  Anglais  ? 
elle  lui  confessait  qu'elle  n'avait  jamais  trouvé  de  vrais 
gentlemen  qu'en  Angleterre.  A  moi,  elle  ne  se  fit  pas  faute 
de  me  répéter  qu'il  n'y  avait  que  les  Français  dans  le 
monde  qui  fussent  aimables.  Toutes  ces  finesses  voulaient 
dire  ;  Je  suis  charmée  de  vous  recevoir  parce  que  vous 


L'AUTRE  MONDE  131 

allez  augmenter  la  somme  de  mes  recettes.  Si  je  vous 
flatte,  c'est  pour  que  vous  me  trouviez  agréable  et  que 
vous  soyez  porté  à  demeurer  longtemps  chez  moi  en  y 
laissant  la  meilleure  partie  de  vos  dollars. 

Le  dollar,  en  effet,  voilà  la  raison  d'être  de  toutes 
choses  aux  États-Unis.  Mais  s'il  est  l'objet  d'une  passion 
chez  les  hommes,  c'est  assurément  celui  d'un  culte  chez 
les  femmes.  Rien  n'est  carré  comme  leurs  opinions  à  cet 
égard.  Les  Américaines  réclament,  on  le  sait,  une  partici- 
pation active  au  gouvernement  de  leur  pays.  Malheur  au 
peuple  de  l'Union  s'il  les  laissait  entrer  dans  la  vie  politi- 
que !  Du  moment  où  elles  connaîtraient  ses  secrets,  l'État 
serait  compromis;  car  pour  elles,  comme  pour  Jugnrtha, 
tout  est  vendable  dans  ce  monde  :  il  ne  s'agit  que  d'y 
mettre  le  prix  ! 


Il 


Louisville  est  la  capitale  du  Kentucky.  Les  habitants  de 

et  État  sont  renommés  pour  leurs  allures  indépendantes, 

>our  leur  dédain  superbe  de  toute  étiquette  et  de  toute 

érémonie  devant  les  femmes  et  en  société.  Ils  sont  célèbres 

ussi  pour  leur  faconde  et  leur  aplomb  en  toutes  circon- 

ances  .  ce  sont  les  Gascons  des  États-Unis.  Leur  intclli- 

ence  est  remarquable  dans  les  choses  qui  se  rapportent 

leur  commerce.  Quelquefois  même  le  cri  de  leurs  inté- 

;ts  va  jusqu'à  les  faire  parler  en  hommes  de  génie.  C'est 

u  parquet  de  Louisville,  où  j'étais  aile*  entendre  plai- 


132  L'AUTRE  MONDE 

der,  que  j'ai  recueilli  cette  définition  tout  américaine  du 
gentleman  : 

—  Monsieur  Jones,  vous  dites  que  le  défenseur  est  un 
gentleman  ;  que  voulez-vous  dire  par  là  ? 

—  Je  donne  ce  nom,  monsieur  le  juge,  à  tout  homme 
qui  paye  ses  billets  la  première  fois  qu'ils  lui  sont  pré- 
sentés. 


III 


11  y  avait  à  peu  près  huit  jours  que  j'étais  à  Louisville, 
lorsque  je  fis  la  connaissance  d'un  Allemand,  nommé 
Grootz,  constructeur  de  steamboats  à  New-Albany. 

New-Albany  est  une  charmante  ville  de  l'Indiana,  située 
sur  rohio,  à  environ  trois  milles  au-dessus  de  Louisville. 
C'est  là  que  se  construisent  la  plupart  des  bateaux  à  va- 
peur naviguant  sur  le  Mississipi.  New-Albany  est  remar- 
quable pou**  la  régularité  de  ses  rues  et  l'élégance  de  ses 
maisons.  Elle  est  bâtie  au  pied  d'une  colline,  du  haut  de 
laquelle  on  découvre  une  partie  de  la  capitale  du  Kentucky. 
On  s'y  rend  par  des  ferries  i,  qui  vous  passent  d'abord  à 
Portland,  sur  le  côté  opposé  du  fleuve,  puis  ensuite  par 
un  chemin  de  fer  dont  les  wagons  sont  tirés  par  des  che- 
vaux. 

Grootz,  comme  presque  tous  ses  compatriotes,  était  ar- 


1  Ferries,  petits  bateaux  à  vapeur  faisant  le  service  entre  deux 
places  situées  Tune  en  face  de  l'autre,  sur  les  bords  du  même 
fleuve. 


L'AUTRE  MONDE  133 

rivé  émigrant  aux  États-Unis.  Misérable  et  réduit  à  tous 
les  métiers  en  commençant,  il  était  parvenu,  en  sept  an- 
nées, à  amasser  une  fortune  de  près  de  cent  soixante  mille 
piastres  huit  cent  mille  francs'.  L'Amérique  est  bien  un 
f>ays  merveilleux  pour  les  gens  d'affaires  ;  on  y  réussit 
moins  vite,  il  est  vrai,  qu'autrefois,  mais  on  n'en  est  pas 
moins  sûr  encore  d'y  obtenir  en  quelques  années  un  ré- 
sultat qu'on  atteindrait  à  peine  en  Europe  au  bout  d'un 
iemi-siècle.  Je  m'étonne  de  voir  tant  de  jeunes  hommes 
intelligents  s'obstiner,  en  France  et  en  Angleterre,  à  pour- 
suivre des  positions  chimériques,  lorsque  dans  le  Nouveau- 
Monde  il  leur  serait  si  facile,  par  leur  seule  activité,  d'ar- 
river vite  à  la  fortune.  L'Europe  n'est  bonne  à  habiter 
me  pour  les  intrigants  ou  les  oisifs.  Le  travail  depnis 
longtemps  a  cessé  d'y  être  un  capital;  le  plus  petit  usurier 
roule  en  équipage  et  les  agioteurs  se  font  bâtir  des  hôtels, 
tandis  que  les  meilleurs  ouvriers  manquent  souvent  d'em- 
ploi. 

En  Amérique,  si  ce  n'est  pas  le  contraire,  il  y  a  au 
moins  plus  de  marge  pour  les  hommes  qui  n'ont  d'apport 
que  leur  énergie  et  leur  esprit  d'initiative.  C'est  là  qu'il 
faut  aller  quand  on  a  l'Ame  ardente  et  qu'on  ne  se  sent 
pas  la  patience  de  faire  sa  fortune  sou  par  sou  comme  un 
droguiste  ou  un  mercier. 

Grootz  venait  très-souvent  à  Louisville;  il  y  passait 
même  quelquefois  plusieurs  jours  de  suite.  C'était  un 
nomme  remarquable  pour  son  intelligence  des  affaires, 
mais  exagéré  à  l'extrême  quant  à  ses  opinions  politiques. 
En  dehors  du  germain,  il  parlait  parfaitement  le  français, 
'anglais  et  l'espagnol.  Il  s'était  bâti  en  face  de  Portland 


134  L'AUTRE  MONDE 

une  maison,  uu  plutôt  un  palais,  véritable  merveille  d'élé- 
gance et  d'architecture.  Il  occupait  sans  cesse  de  quatre- 
^^  ingt  à  cent  ouvriers.  Quoique  parvenu,  il  était  serviable 
et  même  généreux.  C'est  en  partie  grâce  à  ses  manœuvres 
qu'une  grande  convention  d'Allemands  s'était  réunie  à 
Cincinnati,  les  23,  24  et  25  mars  précédents,  convention  à 
laquelle  assistaient  des  délégués  de  l'Ohio,  du  Michigan, 
de  l'Indiana,  de  Tlllinois,  du  Missouri,  de  la  Pensylvanie 
et  de  l'État  de  New-York.  On  y  décida  que  la  Bible  n'était 
qu'un  tissu  de  sornettes  et  devait  être  exclue  des  écoles 
publiques;  que  le  jour  du  sabbat  n'étant  ni  plus  fleuri,  ni 
plus  brillant,  ni  plus  long  que  les  autres  jours  de  la  se- 
maine, ne  devait  plus  être  célébré  par  des  chômages 
nuisibles  au  commerce  et  à  l'agriculture  autant  qu'à  l'in- 
dustrie; que  la  frivole  fête  du  premier  de  Tan,  qui,  sous 
le  nom  de  coutume,  exerçait  une  véritable  tyrannie  sur 
les  bourses  des  patrons,  des  parents  et  des  amis,  devait 
être  supprimée;  enfin,  que  chacun  ayant  la  liberté  de 
prier  chez  lui,  les  temples  et  les  églises  étaient  des  con- 
structions parfaitement  inutiles  et  devaient  être  appui 
priées  à  des  services  d'utilité  publique.  Plusieurs  autres 
résolutions  furent  aussi  passées  qui  avaient  trait  à  l'aboli- 
tion de  la  peine  de  mort,  à  la  fédération  de  toutes  les  ré- 
publiques, à  la  guerre  d'Orient,  aux  traités  de  commerce 
laits  par  les  États-Unis  avec  le  Japon,  etc.. etc.. 


IV 


11  faut  aller  en  Amérique  pour  voir  de  ces  conventions 
de  fantaisie  composées  des  éléments  les  plus  hétérogènes, 


L'AUTRE  MONDE  135 

qui  discutent  et  votent  des  projets  d'adresses,,  de  lois  et 
de  gouvernementation,  comme  pourrait  le  faire. le  parle- 
ment le  plus  orthodoxe.  Le  besoin  de  légiférer,  aux  États- 
Unis,  va  s'imiversalisant.  J'en  demande  bien  pardon  aux 
Américains  eux-mêmes,  mais  il  n'y  a  pas  de  pays  dans  le 
monde  où  l'on  pérore  autant  que  chez  eux.  11  ne  se  nasse 
pas  un  jour  où  il  n'y  ait  dans  l'Union  au  moins  cent  assem- 
blées publiques.  Là,  tout  le  monde  a  le  droit  de  parler  et. 
de  taire  des  discours  ;  ie  plus  grand  nombre  ne  s'en  privent 
pas.  On  dirait  que  ces  habitudes  libres  et  ces  mœurs  agi- 
lées,  qui  provoquent  tant  de  meetings  oii  toutes  les  ques- 
tions sont  effleurées  et  où  toutes  les  opinions  ont  le  droit 
de  se  faire  entendre,  devraient  au  plus  haut  point  fa- 
voriser l'éloquence  et  l'art  oratoire  parmi  eux  ;  mais ,  à 
part  deux  ou  trois  noms  populaires,  qui  donc  connaît  les 
orateurs  des  États-Unis? 

Je  me  rappelle  avoir  assisté  à  une.séanee  du  congrès  du 
Wisconsin.  On  discutait  un  projet  de  loi  relatif  aux  écoles 
publiques;  l'orateur,  parlant  de  certains  amendements 
proposés  par  la  commission,  dit  qu'il  n'en  donnerait  pas 
une  savate  [anold  shoe  !).  Personne  ne  rit  et  encore  moins 
ne  riposta.  En  France,  un  confrère  lui  eût  sûrement  ré- 
pondu qu'il  ne  portait  pas  là  une  botte  bien  terrible  aux 
arguments  qu'il  voulait  démolir. 

A  Jetl'erson,  un  représentant  adressa  ainsi  ses  concl- 
us : 

«  Gentlemen,  nous  êtes  me«  électeurs,  moi  je  suis  votre 
élu:  vous  m'avez  choisi  pour  votre  représentant,  j'ai  ac- 
votre  mandai;  nous  m'avez  donne  vos  Notes,  recevez 
mes  remerciements!  » 


136  L'AUTRE  MONDE 

A  Springfield,  un  alderman  ayant  été  choisi  par  le  suf- 
frage populaire,  ses  amis  vinrent  en  corps  le  féliciter.  Ils 
s'attendaient  à  un  discours,  à  une  exposition  quelconque 
de  principes  : 

«  Messieurs,  leur  dit-il,  je  suis  content  d'être  élu!  Vous 
trouverez  dans  la  chambre  voisine  du  pain,  du  fromage 
et  de  l'ean-de-vie.  Allez  !  » 

Enfin,  à  Augusta,  un  membre  du  conseil  de  ville,  beau- 
coup plus  fort  sur  le  son ,  l'avoine  et  la  morue ,  que  sur 
l'antiquité,  s'écria  dans  un  meeting  dont  il  avait  été  élu 
président  : 

«  Notre  pays,  sous  la  pression  des  whigs,  court  à  sa 
ruine.  Rome  fut  autrefois  sauvée  par  des  oies,  qui  vin- 
rent avertir  son  peuple  d'une  grande  conspiration.  Nous 
autres,  démocrates,  crions  à  nos  compatriotes  qu'ils  sont 
les  dupes  d'une  clique  et  non  les  soldats  d'un  grand  parti  : 
soyons  les  oies  de  l'Union  !  » 


Mais  il  faut  dire  que,  si  les  Américains  suivent  autant 
les  réunions  publiques,  ce  n'est  pas  qu'ils  trouvent  eux- 
mêmes  bien  utiles  ou  bien  récréatives  les  tirades  qu'ils 
vont  entendre.  Ne  sachant  que  faire  de  leurs  soirées,  ils 
ne  vont  là ,  le  plus  souvent ,  que  pour  se  rencontrer  et 
causer  une  partie  de  la  nuit  de  ce  qui  a  été  l'occupation 
de  toute  leur  journée  :  la  hausse  des  farines  ou  la  baisse 
du  porc. 

Du  reste,  le  fait  suivant,  connu  de  toute  l'Union,  don- 


L'AUTRE  MONDE  i*? 

îera  la  mesure  du  goût  des  Américains  pour  l'éloquence. 
L'un  de  leurs  orateurs  les  pli  s  célèbres  s'était  porté 
:andidat  à  je  ne  me  souviens  plus  quelle  place  dans  l'État 
le  la  Virginie.  Espérant  tirer  partie  de  sa  popularité ,  il 
ivait  voulu  parcourir  les  campagnes  pour  chauffer  par 
ui-mème  son  élection.  Partout  où  il  se  présenta  d'abord, 
1  fut  accueilli  avec  enthousiasme,  et  ses  amis  lui  prédi- 
aient  déjà  l'unanimité.  Mais  arrivé  à  une  petite  ville  aux 
ilentours  de  Richmond ,  son  étoile  commença  à  pâlir.  Le 
aiblic,  qui  ne  lui  avait  jamais  manqué  précédemment, 
ui  fit  tout  à  coup  défaut.  11  en  fut  ainsi  durant  quelques 
ours  dans  tous  les  endroits  où  il  s'arrêta.  En  ayant  cher- 
'hé  la  cause,  il  s'aperçut  qu'un  montreur  d'ours,  qui  voya- 
geait dans  la  même  direction  que  lui,  accaparait  sans  cesse 
es  gentlemen  qui  eussent  pu  former  son  auditoire.  Con- 
îaissant  trop  le  caractère  de  ses  compatriotes  pour  essayer 
nême  de  continuer  la  concurrence,  il  fut  hardiment  trou- 
er le  cornac  américain. 

«  Mon  ami,  lui  dit-il,  votre  ours  me  porte  un  tort  im- 
nense,  et  je  m'aperçois  que  je  ne  suis  point  de  force  à 
nttcr  avec  lui.  Au  lieu  de  venir  entendre  ma  profession 
e  foi,  mes  amis  comme  mes  adversaires  s'en  vont  voir 
otre  animal.  Voulez-vous  gagner  dix  piastres  par  soirée? 
aissez-moi  donc  profiter  de  vos  spectateurs!  Après  cha- 
une  de  vos  représentations,  avant  que  personne  ne  soit  en- 
tre sorti  de  la  salle,  je  viendrai  prononcer  mes  discours, 
es  journaux  qui  me  sont  opposés  diront  qu'au  lieu  d'une 
ête  vous  en  montrez  deux;  il  y  viendra  ainsi  plus  de 
icnde,  ce  qui  fera  votre  affaire  et  la  mienne  aussi.  » 
Le  marché  fut  accepté,  et  le  cornac  continua  sa  tour- 


138  L'AUTRE  MONDE 

née.,  suivi  du  candidat  orateur.  Partout  où  il  s'arrêtait  et 
où  il  exhibait  sa  bête,  son  nouveau  compagnon  paraissait 
au  milieu  de  l'arène,  tournait  à  la  manière  de  l'ours  et 
lançait  ses  réclames  les  plus  éloquentes.  11  était  générale- 
ment gris  lorsqu'il  parlait.  C'est  probablement  dans  son 
ivresse  même  qu'il  puisait  cette  verve  qui  faisait  son  suc- 
cès. Les  Américains ,  habitués  à  tous  les  genres  de  hum- 
bughs,  ne  s'étonnèrent  pas  de  celui-ci  ;  seulement  ils  par- 
lèrent beaucoup  du  candidat  à  fours,  qui,  ayant  trouvé 
le  chemin  de  leurs  oreilles,  vit  accroître  ses  chances  et 
lut  en  effet  nommé  à  une  écrasante  majorité. 

Pour  user  d'un  tel  moyen  il  fallait  être  Fankee;  pour 
le  trouver  surtout  naturel  il  fallait  être  Américain. 


VI 


La  plus  grande  partie  de  mon  temps  à  Louisville,  je  li 
passais  donc  avec  Crootz,  qui  était  bien  l'homme  spécia 
pour  me  faire  connaître  les  hommes  et  les  mœurs  du  pays 
11  avait  un  grand  nombre  de  relations,  et  était  aimé  de 
Français  et  des  Kentuckicns  autant  que  de  ses  compa 
triotes.  Comme  presque  tous  ceux  qui  émigrentaux  États 
Unis,  il  élait  partisan  enthousiaste  des  institutions  améri 
caines.  11  désirait  pourtant  leur  réforme  dans  un  sens  plu 
radical  encore.  11  regardait  comme  devant  se  réaliser  e 
arriver  de  son  vivant  la  fusion  de  tous  les  peuples.  11  ar. 
plaudissait  aux  blooméristes  et  demandait  l'avènement  de 
femmes  à  la  vie  politique.  11  aimait  les  meetings  bruyant 
les  élections  orageuses,  les  luttes  de  la  rue.  Un  jour  il  m 


L'AUTRE  MONDE  139 

iroposa  d'aller  avec  lui  à  Cincinnati,  puni'  assister  à  un 
assaut  qui  devait  avoir  lieu  entre  Sullivan  et  Morrissey.  les 
deux  plus  fameux  boxeur-  des  Etats-Unis.  J'acceptai.  Nous 
nous  y  rendîmes  en  dix  heures  par  steamboat,  à  travers 
ints  de  vue  délicieux.  C'est  là  que  l'Ohio  est  réelle- 
ment un  beau  fleuve.  En  France,  les  sites  admirables  que 
ntent  ses  rives  seraient  couverts  de  villas  et  de  châ- 
teaux :  là-bas  il-  sont  livrés  à  des  myriades  d'animaux  im- 
mondes. C'est  affreux  à  l'œil,  mais  cela  rapporte  des  dol- 
lar^: lu  côté  reste  le  plus  beau  pour  les  Américains,  qui 
limeraient  encore  mieux  contempler  un  champ  de  pom- 
mes de  terre  que  la  baie  de  Naples  ou  les  borda  du  Saint - 
Laurent. 

Cincinnati  est  une  ville  très  riche,  qui  fait  un  com- 
merce immense.  Presque  tout  le  ichisken,  le  blé  et  le 
jambon  qui  se  consomme  dans  les  États-Unis,  sort  de  ses 
fabriques  ou  de  ses  entrepôts.  Elle  est  la  capitale  de  l'Ohio. 
pu  est  un  Etat  libre.  Les  hommes  de  couleur  ont  un  iu- 
-titut  à  Cincinnati. 

easion  qui  m'avait  amené  dans  cette  ville  y  avait 

iltiré  un  nombre  prodigieux  d'Américains.  11  y  a  quelque 

.  on  vient  de  le  voir,  que  ceux-ci  aiment  mieux  que 

[iience,  ce  sont  les  ours:  mais  il  y  a  quelque   chose 

tneore  qu'ils  placent  au-dessus  des  ours,  ce  sont  1< 

de  boxe.  A  New-York,  à  la  Nouvelle-Orléans,  à  Phi- 

ulelpiuf.  j'ai   vu  les  théâtre?  presque  vides,  tandis  que 

aille  à  quinze  cents  personnes  étaient  refusées  à  la  porte 

ai  devaient  lutter  deux  saltimbanques. 

auvent  aussi  j'ai  vu  au  théâtre  des  *cène>  vraiment  belles 

i  au  milieu  d'une  indifférence  presque  morne  de  la 


140  L'AUTRE  MONDE 

part  des  spectateurs,  lorsque  des  scènes  de  duels  qui  finis- 
saient à  coup  de  poing  étaient  accueillies  par  des  applau- 
dissements frénétiques  et  des  bravos  d'énergumènes. 

C'est  que  les  Américains,  habitués  de  bonne  heure  à  ne 
contempler  de  la  vie  que  le  côté  iéel  et  positif,  sont  in- 
capables de  goûter  rien  de  ce  qui  part  de  l'àme  ou  pro- 
vient du  cœur.  L'amour,  l'ambition,  les  regrets,  les  sou- 
venirs, les  inspirations  infinies,  les  espérances  immor- 
telles, ils  nomment  tout  cela  des  idéalités,  c'est-à-dire  des 
chimères,  des  songes  nuisibles  au  travail  et  à  la  rectitude 
de  l'esprit. 

Un  achat  et  une  vente  suivis  d'un  bénéfice,  un  dîner 
bien  lourd,  un  spectacle  d'animaux,  une  lutte  d'hommes 
sur  la  place  publique,  voilà  des  choses  à  la  portée  de  leur 
intelligence.  Le  reste,  ils  s'en  moquent  ou  n'en  savent 
même  pas  l'existence. 


VII 


11  me  serait  impossible  de  dépeindre  l'enthousiasme  que 
firent  éclater  les  Cincinnatiens  lorsque  parurent  les  deux 
rivaux.  L'un  et  l'autre  étaient  effrayants  à  voir.  Leur 
assaut,  le  plus  célèbre  peut-être  qui  se  soit  jamais  donné, 
compta  trente-trois  coups.  Ce  fut  un  combat  acharné  et 
sauvage.  De  nez  aplati  en  œil  crevé  ils  en  arrivèrent  à  ne 
plus  s'apercevoir  ;  ils  tombèrent  tous  les  deux.  Morrissey 
pourtant  se  releva,  et  trois  coups  de  sonnette  ayant  été 
donnés  sans  que  son  adversaire  eût  répondu,  ses  amis  en 
profitèrent  pour  le  faire  proclamer  vainqueur.  Mais  Sulli- 


L'AUTRE  MONDE  141 

van  revenu  à  lui  défia  son  compétiteur;  celui-ci,  qui  était 
bien  le  plus  malade,  prétexta  que  le  défi  arrivait  trop  tard 
et  refusa  de  continuer  la  lutte.  La  victoire  fut  ainsi  con- 
testée. 

J'ai  appris  depuis  que  ces  deux  boxeurs,  ayant  résolu  de 
se  battre  à  mort,  avaient  parié  chacun  en  sa  faveur  la 
somme  de  trente  mille  francs.  Morrissey  cependant  de- 
mandait quatre  mois  pour  se  remettre  entièrement  de  son 
dernier  assaut.  Quelques  journaux  faisaient  prévoir  que 
l'autorité  s'opposerait  à  ce  nouveau  combat. 

—  Avouez,  disais-je  au  fils  d'un  riche  hôtelier  de  Cin- 
cinnati, chez  lequel  Grootz  et  moi  nous  étions  descendus, 
avouez  que  ces  luttes  sont  ignobles  et  qu'elles  ne  peuvent 
développer  dans  le  cœur  de  ceux  qui  vont  les  applaudir 
que  des  instincts  cruels  et  sanguinaires. 

—  C'est  une  erreur,  me  répondit  -il  ;  la  vue  de  ces  assauts 
trempe  les  Américains.  Elle  les  rend  courageux  et  leur  ap- 
prend à  se  défendre  et  à  attaquer. 

—  Mais,  repris-jc,  est-ce  qu'il  en  serait  ici  comme  dans 
les  campagnes  louisianaises  où  le  "poing  remplace  l'épée  ? 

—  Sans  doute,  et  je  trouve  cela  tout  naturel.  Quand  on 
se  bat,  c'est  qu'on  a  à  se  venger.  A  quoi  sert  une  épée 
dans  ce  cas?  Avec  elle  on  tue,  on  blesse,  mais  on  ne  fait 
pas  de  mal.  Avec  le  poing,  au  contraire,  vous  frappez  et 
refrappez  votre  adversaire  ;  vous  lui  crevez  un  œil,  vous 
lui  brisez  les  dents,  vous  lui  fendez  les  lèvres,  vous  lui 
broyez  la  poitrine  ;  vous  le  démolissez,  vous  le  tuez  peu  à 
peu;  enfin,  vous  savourez  votre  vengeance.  Et  cela  mieux 
Du'avec  une  arme  ou  un  bâton;  car  c'est  votre  poing  qui 
:rève,  brise,  fend  ou  broie  !  Vous  le  sentez  s'enfoncer  dans 


142  L'AUTRE  MONDE 

la  chair  de  votre  ennemi,  et  ce  que  celui-ci  perd,  il  vous 
semble  que  vous  le  gagnez... 

—  Mais  ce  que  vous  dites  lit  est  odieux!  m'écriai-je  en 
l'interrompant.  Cette  manière  de  se  battre  ne  peut  pas 
exister;  ce  ne  serait  pas  un  duel,  ce  serait  un  assassinat 
qui  mettrait  le  faible  à  la  merci  du  fort  ! 

—  Allons  donc  !  le  faible  peut  par  son  adresse  suppléer 
à  son  manque  de  force.  D'ailleurs,  tant  pis  pour  celui  qui 
ne  se  sent  pas  du  nerf!  11  doit  être  prudent  et  se  tenir 
toujours  à  l'écart. 

—  L'empereur  de  Russie  ne  parlerait  pas  mieux  (pie 
vous,  lui  dis-je. 

—  Celui  qui  n'est  pas  fort,  me  répondit-il,  ne  mériie 
pas  d'être  libre.  En  Allemagne,  on  brûle  de  la  poudre;  en 
France,  on  se  balafre  ;  en  Angleterre,  on  se  dit  des  sot- 
tises... 11  n'y  a  qu'en  Amérique  où  l'on  se  batte  tout  de 
bon  et  où  Ton  sache  se  venger  ! 

Au  son  de  ses  propres  paroles,  mon  interlocuteur  s'était 
animé;  ses  yeux  brillaient  d'un  feu  étrange  et  sa  ph  y  sic-  ;| 
nomie  avait  pris  une  expression  féroce  :  si  je  n'avais  eu 
envie  de  rire,  j'aurais  eu  peur. 


Vïll 


Je  me  retournai  vers  Grootz  et  lui  dis  en  français  : 

—  Voilà  un  homme  que  j'aurais  du  plaisir  à  assommer. 

—  Gardez-vous  bien  d'en  faire  seulement  le  geste,  me 
répondit-il. 

—  Pourquoi  me  dites-vous  cela  ? 


L'AUTRE  MONDE  143 

—  Malgré  ce  qu'il  vient  de  vous  dire,  on  ne  se  bat  pas 
■i. 

—  Et  que  fait-on  ? 

—  On  a  toujours  sur  soi  un  revolver  ou  un  poignard, 
es  qu'on  est  attaqué,  on  brûle  la  cervelle  ou  on  perce 
i  cœur  à  l'assaillant.  La  loi  permet  ce  moyen  de  défense. 

—  Cet  homme,  en  me  parlant  ainsi,  n'aurait-il  donc 
)ulu  que  faire  parade  de  son  courage  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde;  il  prend  seulement  plaisir 
dire  non  ce  qui  existe,  mais  ce  qu'il  voudrait  qui  existât. 
3us  ici,  du  reste,  parlent  comme  lui. 

—  Tant  pis  !  Trouver  qu'il  est  doux  d'écharper  un  ad- 
îrsaire  et  l'anéantir  pourtant  du  premier  coup,  cela  se- 
nt considéré  en  France  lâche  autant  que  méchant. 

—  Dans  ce  pays,  c'est  une  preuve  de  hardiesse  et  de 
ravoure. 

i  —  Plus  que  toute  autre  chose,  cela  vous  prouve,  mon 
1er  Grootz,  combien  nous  sommes  encore  loin  de  votre 
ve,  l'unité  des  peuples. 

Peu  d'heures  après  cette  conversation,  nous  montâmes 
bord  du  HighFlyer  et  retournâmes  dans  la  capitale  du 
ntucky,  où  nous  attendaient  de  bien  plus  curieuses 
Mies  de  mœurs... 


REBEGGA    SMITH 

LA    BLOOMKRISTE. 


I 


Nous  étions  demeurés  huit  jours  à  Cincinnati.  Duran 
cette  courte  absence  de  Louisville,  la  célèbre  Rebecc 
Smilh  y  était  arrivée,  et  avait  lancé  un  discours  qui  eau 
sait  la  plus  grande  agitation.  Tout  le  monde  en  parlait,  e 
les  journaux,  ces  fidèles  thermomètres  de  l'opinion  et  d( 
préoccupations  publiques,  étaient  pleins  de  détails,  d 
commentaires  et  de  comptes  rendus  relativement  au 
speechs  originaux  de  la  fougueuse  bloomériste.  Voici  u 
article  extrait  du  Keniuckien  que  j'ai  voulu  conserver. 

«  Nous  étions  présents  jeudi  à  la  lecture x  de  mistre 
»  Rebccca  Smith.  La  salle  était  comble,  et  lorsque  not 
»  glorieuse  compatriote  a  paru,  les  applaudissements  q 
»  ont  éclaté  de  toutes  parts  ont  dû  lui  prouver  tout 
»  plaisir  que  nous  avions  à  la  revoir,  et  lui  montrer  coi 
»  bien  s'étaient  conservées  vivaces  et  profondes  les  syi 

1  Le  nom  de  lecture,  aux  États-Unis,  se  donne  aussi  quelquef 
ù  des  improvisations.  ' 


L'AUTRE  MONDE  145 

pathies  que  nous  avions  autrefois  déclarées  pour  sa 
noble  et  magnifique  cause.  Comme  Tannée  dernière, 
comme  il  y  a  deux  ans,  comme  toujours  elle  a  été  puis- 
sante de  raisonnement,  sublime  d'éloquence.  Nous  l'é- 
coutions,  le  cœur  à  la  fois  plein  de  joie  et  d'orgueil,  et 
nous  eussions  voulu  pouvoir  nous  écrier  en  face  de  tous 
les  peuples  du  vieux  monde  :  Voyez  ce  que  c'est  qu'une 
femme  en  Amérique!  Les  vôtres  ne  sont  que  des  es- 
claves, des  jouets,  des  instruments  pour  vos  passions  ; 
ici  elles  marchent  à  côté  de  nous,  et  parfois  nous  dé- 
passent pour  nous  indiquer  des  voies  meilleures.  Chez 
vous  elles  ne  s'adonnent  qu'aux  choses  superflues  et  ne 
peuvent  vivre  loin  de  leur  intérieur;  parmi  nous  elles 
savent  se  faire  utiles,  et  n'hésitent  pas  souvent  à  se 
mettre  à  la  tète  d'un  parti,  à  se  faire  les  chevaliers  ser- 
vants d'une  idée  ou  d'une  opinion.  Vos  femmes  en  sont 
encore  à  filer  la  quenouille,  et  n'empêcheraient  pas  la 
chute  d'une  tuile  de  vos  maisons;  les  nôtres  se  sont 
déjà  emparées  de  la  foudre,  élèvent  des  systèmes,  font 
des  constitutions,  et  seraient  capables,  si  nous  voulions 
les  laisser  faire,  de  nous  bien  gouverner.  De  quel 
côté  sont  les  femmes  fortes?  Avec  lesquelles  l'homme 
Joit-il  être  le  plus  fier  de  vivre?  Allez'  allez!  vantez- 
nous  vos  sérails  !  nous  aimons  encore  mieux  notre  foyer 
>)ù  nous  ne  sommes  pourtant  que  les  seconds.  Si  vous 
>ivez  des  maîtresses  et  des  servantes,  nous  avons,  nous, 
■les  femmes,  des  égales  dont  lame  héroïque  nous  excite 
»ans  cesse  à  des  œuvres  uliles,  et  qui  relèveraient  chez 
» ous  le  drapeau  de  la  libellé,  si  son  culte  pouvait  périr 
»  ans  nos  cœurs  ! 

10 


140  L'AUTRE   MONDE 

»  Mais  Rebecca  Smith  nous  a  promis  de  compléter, 
»  lundi  prochain,  Fexposition  de  ses  doctrines.  Nous  ne 
»  manquerons  pas  d'aller  l'entendre,  autant  pour  savourer 
»  le  ch  irme  vainqueur  de  sa  parole  que  pour  être  témoins 
»  du  t' iomphe  que  lui  préparent  ses  admirateurs.  » 

Ma  répugnance  pour  les  femmes  libres,  et  surtout  pour 
celle  i  qui  se  faisaient  apôtres  et  allaient  de  ville  en  ville 
prc  her  la  -réforme,  n'y  tint  pas  cette  fois.  Devant  ce  eoe- 
ce\t  de  déclamations  et  de  louanges  à  l'adresse  de  In 
bloomériste  orateur,  je  fus  pris  du  désir  curieux,  non-; 
seulement  d'entendre,  mais  aussi  de  connaître  ce  parangon 
de  raison  passionnée  et  d'éloquence  virile.  Je  m'informa 
uupièi  de  Grootz  s'il  n'aurait  pas  une  connaissance  qu 
put  me  présenter  à  mislress  Rebecca.  11  me  répondit  qu« 
lien  n'était  plus  facile,  et  qu'il  se  chargeait  lui-même  d< 
m'amener  auprès  d'elle.  11  m'offrit  de  m'y  conduire  sur 
le-champ;  j'aimais  mieux  retarder  et  ne  faire  sa  connais 
sancc  qu'après  l'avoir  entendue. 


11 


Le  jour  venu,  nous  nous  rendhnes  dans  la  salle  où 
première  femme  libre  de  l'Union  devait  revendiquer  poi 
son  sexe  des  droits  jusqu'alors  méconnus.  Le  disco 
était  annoncé  pour  huit  heures;  dès  six  heures  et  d 
dix-huit  cents  auditeurs  se  pressaient  devant  Eestra 
enare  vide,  tandis  que  mille  autres  personnes  assiégeait. 
les  portes  et  envoyaient  au  dedans  les  rumeurs  les  p) 


L'AUTRE  MONDE  147 

perses  elles  plus  bruyantes;  l'entrée  pourtant  coûtait 
n  demi-dollar.  Grâce  aux  plus  grandes  faveurs,  nous 
an  imnes  à  nous  placer  à  quelques  bancs  en  face  du  fau- 
?uil. 

Tout  en  attendant  l'oratrice  J'observai  les  physionomies 
e  l'auditoire. 

C'était  un  brouhaha  de  conversations  particulières,  un 
eu  croisé  d'exclamations,  un  échange  incessant  de  hou 
lo  ijoti.  do?  à  étourdir  un  Londonien  lui-même.  Ces  vi- 
jges  rouges  et  animés,  ces  tètes  coiffées  de  chapeaux  tous 
dus  indépendants  de  forme  les  uns  que  les  autres;  ces 
oix  rauques  ou  perçantes,  ces  éclats  de  rire  à  faire 
onikr  les  murs;  ces  femmes,  presque  toutes  habillées  à 
a  Bloomer,  c'est-à-dire  vêtues  d'une  blouse  et  d'un  pan- 
alon...  tout  cela  me  semblait  déjà  former  un  cadre  digne 
lu  sujet  qui  allait  venir  ;  et  je  ne  pus  rn'einpècher  de  duc 

Grootz  : 

—  Savez-vous  que  ces  gentlemen,  aux  allures  si  libre-, 
ai  poses  si  étranges  et  aux  manières  si  aisées,  me  parais- 
2iit  bien  faits  pour  comprendre  des  discours  extravagants, 

mions  risquées? 

—  Ces  gentlemen,  me  répondit  Grootz,  d'un  ton  tout  à 
lit  superbe,  ont  pourtant  plus  de  bon  sens  dans  leur  petit 

que  tous  vos  aristocrates  d'Europe  dans  leur  tète, 
s  viennent  ici  librement  entendre  une  parole  indépen- 
ante;  ce  qu'ils  accourent  saluer  en  cette  femme,  c'est 
luins  le  bloomérisine  que  le  principe  de  liberté  qui  per- 
îet  à  chacun  d'exprin*  1  ses  opinion!. 

—  De  sorte,  lui  dis-je  en  riant,  que  ce  gros  petit  homme 
ui  oit  là-bas  au  bout  du  second  banc  et  qui  met  ses  pieds 


148  L'AUTRE  MONDE 

presque  dans  les  oreilles  de  son  voisin  de  face,  en  bâillant 
si  largement  et  si  bruyamment  ;  que  ce  colosse  qui  est  à 
demi  couché  sur  le  bord  de  l'estrade  et  qui  agite  ses 
jambes  d'une  façon  si  ridicule;  que  ce  grand  efflanqué 
qui  est  là  debout  devant  nous ,  le  chapeau  enfoncé  jus- 
qu'aux yeux...  de  sorte,  dis-je,  que  tous  ces  gens-là  qui 
ont  bien  la  mine  de  leur  profession  et  à  qui  on  serait  tenté 
de  demander  pour  cinq  sous  de  cannelle  ou  de  café,,  ca- 
chent des  instincts  profondément  sérieux,  et  savent  élever 
à  la  hauteur  d'un  principe  les  moindres  détails  de  la  vie 
publique?... 

—  Mais  certainement.  Les  Américains,  j'en  conviens, 
n'ont  pas  l'air  élégant  et  souple  de  vos  freluquets  de  France. 
Mais  sous  leur  apparence  commune,  ils  cachent  une  chose 
dont  ceux-ci  n'ont  pas  la  plus  légère  dose  :  c'est  du  bon 
sens  et  la  connaissance  parfaite  des  institutions  qui  régis- 
sent leur  pays.  Demandez  à  un  Parisien  de  vous  réciter  la 
constitution  française;  il  sera  arrêté  par  le  premier  mot, 
Ici  le  plus  humble  charretier  connait  aussi  bien  la  loi  que 
le  Président  lui-même. 

—  Les  Parisiens  sauraient  leur  constitution  tout  auss 
bien  que  vos  Fankees  s'ils  ne  se  doutaient  pas  d'avanci 
que  ce  serait  du  temps  perdu.  J'en  connais  un  qui  aprè 
avoir  appris  parfaitement  l'une  après  l'autre  seize  charte 
ou  constitutions,  a  fini  par  ne  plus  savoir  à  quoi  s'en  teni 
sur  le  gouvernement  de  son  pays.  Du  reste ,  c'est  un 
science  inutile  pour  le  peuple,  qui  a  été  créé  pour  le  tra 
vail  et  non  pour  la  politique.  Que  n'est-il  toujours  de 
meure  dans  ses  ateliers,  dans  ses  études  ou  dans  ses  coraj 
toirs!   Les  choses  ne  vont  aussi  mal  dans  le  mende  qu 


1 


L'AUTRE  MONDE  149 

depuis  que  les  commerçants  et  les  stagiaires  ont  aspiré  à 
être  ministres,  députés  ou  conseillers  d'État, 

— Voilà  qui  est  affreux!  s'écria  Grootz  hors  de  lui;  l'Eu- 
rope a  été  perdue  par  des  aristocrates  ;  les  États-Unis  ont 
été  fondés  par  des  avocats  et  des  marchands  ! 

—  Allons  donc  !  vous  savez  bien  que  ce  ne  sont  pas  les 
aristocrates,  mais  bien  les  idéologues  qui  ont  bouleversé 
l'Europe.  Quant  à  vos  États-Unis,  je  ne  les  prends  pas  au 
sérieux.  Ce  n'est  pas  une  nation,  c'est  un  entrepôt  qui  ne 
pouvait  en  effet  être  fondé  que  par  des  boutiquiers! 

Les  traits  de  Grootz  se  contractèrent,  et  je  m'attendais 
déjà  à  la  réponse  la  plus  violente,  lorsqu'une  grande  ru- 
meur, suivie  de  hourahs  prolongés,  se  fit  dans  l'audience. 
Je  levai  les  yeux  et  je  vis  une  femme  au  costume  singu- 
lier, qui  entrait  par  une  petite  porte  au  fond  de  l'estrade 
même  et  s'avançait  vers  le  siège  qui  lui  avait  été  préparé  : 
c'était  Rebecca  Smith. 


III 


Rebecca  paraissait  avoir  trente-cinq  ans.  Haute  et  mai- 
gre, les  veux  ronds,  les  lèvres  minces,  la  bouche  grande, 
le  nez  fortemeni  aquilin,  le  menton  résolu,  la  physionomie 
sèche,  elle  avait  bien  tout  ce  qu'il  fallait  pour  son  rôle  de 
femme  libre.  Elle  avait  hardiment  mis  de  côté  l'élégant 
costume  de  ses  sœurs  encore  esclaves.  Une  espèce  de  gilet 
lui  servait  de  corsage;  un  pantalon  demi-large,  qui  venait 
s'attacher  par  un  nœud  de  rubans  à  coulisse  au-dessous 
le  la  cheville  et  qui  finissait  là  par  un  timide  tuyauté, 


150  L'AUTRE  MONDE 

laissait  voir  deux  larges  et  puissants  supports.  Sur  se? 
t'paules  était  jeté  un  affreux  lambeau  d'étoffe  que  Dusau- 
toy,  pas  plus  que  Palmyre,  n'eût  pu  nommer.  Ce  n'était 
ni  une  blouse  ni  un  faïma;  eela  ne  ressemblait  pas  à  un 
paletot,  encore  moins  à  un  chàle  ;  une  Française,  qui  sait 
pourtant  tirer  parti  du  moindre  chiffon,  eût  sûrement  jeté 
celui-là  dans  la  rue,  où  un  saltimbanque  l'aurait  ramassé 
pour  en  faire  une  carapace  à  ses  chiens  savants. 

Rebecca  était  coiffée  d'un  large  chapeau  de  paille  à 
la  manière  des  hommes.  Quant  au  col  de  sa  chemine  et 
au  nœud  de  sa  cravate ,  ils  étaient  irréprochables  et  eus- 
sent pu  servir  de  modèle  môme  à  un  quart  d'agent  de 
change. 

Arrivée  à  son  pupitre,  elle  tira  de  la  poche  de  son  pan- 
talon un  petit  cahier  qu'elle  posa  devant  elle.  Puis  s  as- 
seyant un  moment,  elle  repassa  ses  notes,  non  sans  jetei 
de  négligents  regards  sur  l'assemblée.  Aux  bravos  enthou- 
siastes qui  éclataient  encore,  elle  répondait  fièrement  il< 
temps  à  autre  par  un  geste  de  la  main  qui  paraissait  vou- 
loir dire  :  C'est  bien,  c'est  bien,  je  vous  continuerai  ma 
protection. 

Grootz  était  dans  l'enthousiasme;  moi,  j'avais  l'espri 
soulevé  de  dégoût. 

—  Voilà,  s'écriait-il,  qui  ferait  tomber  en  confusion  m 
femmes  d'Europe,  si  elles  pouvaient  assister  à  un  parei 
spectacle  ! 

—  En  effet,  lui  dis-je,  elles  mourraient  de  honte  si  elle.* 
entendaient  dire  que  ça,  c'est  une  femme  comme  elles. 


LJ  \UTRF    MONDK  151 


IV 


Tout  à  coup  un  grand  silence  se  fit  dans  la  salle.  Re- 
becca  s'était  levée.  Elle  dénoua  les  mbans  de  son  cha- 
peau et  posa  celui-ci  sur  sa  chaise,  laissant  ainsi  voir  une 
chevelure  remarquablement  dévastée.  Puis  croisant  ses 
bras  sur  la  poitrine,  elle  commença  en  ces  termes  : 

«  Honorable  ladies,  vous-avez  bien  fait  de  répondre  à 
l'appel  que  je  vous  avais  adressé  lors  de  ma  dernière  lec- 
ture, car  c'est  à  vous  surtout  que  je  veux  parler.  Quant 
aux  gentlemen,  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  d'eux;  que 
nous  ayons  tort  ou  raison,  nous  sommes  toujours  sùns 
de  les  voir  avec  nous.  » 

Ces  dernières  paroles,  qui  témoignaient  d'un  mépris 
souverain  pour  la  partie  mâle  de  l'assemblée,  furent  cou- 
vertes d'applaudissements.  Les  gentlemen  présents,  coir.me 
pour  prouver  leur  bon  caractère,  crièrent  oui!  oui!  sur 
tous  les  tons. 

«  Je  crois  avoir  suffisamment  expliqué,  dans  la  précé- 
dente séance,  reprit  Rebecca,  le  côté  philosophique  de 
flos  doctrines  ;  aujourd'hui  j'aurais  à  vous  parler  purement 
et  simplement  de  leur  application,  si  je  n'avais  pas  été 
l'objet,  de  la  part  de  quelques  espions  étrangers,  d'attaques 
violentes  que  je  dois  repousser  pour  l'honneur  même  do 
notre  cause. 

m  a  commencé  par  calomnier,  je  dirais  ma  vie  pri- 
vée ,  si  depuis  longtemps  je  n'étais  devenue  pour  le^ 
Stats-Unis  une  femme  publique  ;  on  s'en  est  pi  i^  ensuite  à 


152  L'AUTRE  MONDE 

ma  personne,  à  notre  costume  et  enfin  à  nos  opinions.  Du 
reste,  je  vais  vous  lire  l'article,  qui  a  pris  naissance  dans 
un  journal  français  de  la  Nouvelle-Orléans  appelé  le  Coup- 
d'cpil.  » 

«  Américains,  prenez  garde!  Cette  Rebecca  Smith, 

»  celte  Jane  Forster,  cette  Clara  Morton,  cette  Betsy  Dun- 
»  can,  tous  ces  libres  penseurs  femelles  qui  font  de  si 
»  beaux  discours  sur  l'émancipation  de  leur  sexe,  ne  sont 
»  pas  autre  chose  que  des  tyrans  en  herbe,  s'élevant  sou- 
»  terrainement  contre  votre  domination.  Au  lieu  de  mar- 
»  cher  à  leurs  fins  par  des  voies  larges  et  généreuses, 
»  elles  conspirent  contre  vous  et  ne  cherchent  à  fonder  la 
»  liberté  des  femmes  que  sur  votre  propre  asservissement. 

»  Voyez  le  sort  qu'elles  font  à  leur  mari  !  Loin  d'être 
»  pour  elles  un  compagnon,  c'est  plutôt  un  valet,  une 
»  bête  de  somme  qu'elles  attèlent  majestueusement  au 
»  char  de  leur  caprice  et  de  leur  fantaisie  ! 

»  Mais  de  quoi  ne  sont  pas  capables  des  femmes  qui 
»  s'habillent  d'une  façon  aussi  extravagante  ?  Certes,  quoi- 
»  que  nouveau,  leur  costume  est  loin  d'être  beau:  c'est 
»  même  affreux,  surtout  quand  on  n'a  pas...  » 

Ici  l'oratrice  parut  hésiter. 

u  Vraiment,  dit-elle,  je  ne  sais  si  je  dois  répéter  ici  un 
mot  aussi  abominable.  Les  Français,  vous  le  savez,  sont 
d'une  légèreté  et  d'une  impudence  de  langage  qui  eussent 
effrayé  les  Latins  eux-mêmes...  Mais,  bah  !  je  vous  lirai  la 
suite  :  une  femme  libre  doit  tout  oser  !  » 

Et  reprenant  sa  lecture  : 

«  C'est  même  affreux  quand  on  n'a  pas...  quand  on  n'a 
»  pas  de  hanches  et  quand  on  a  de  grands  pieds.  » 


L'AUTRE  MONDE  153 

Les  blooméristes  de  rassemblée  poussèrent  des  cris 
d'horreur;  les  gentlemen  émirent  trois  grognements  bien 
prononcés  :  moi,  je  scandalisai  Grootz  en  lui  faisant  obser- 
ver que  le  corps  de  Rebecca,  dans  son  gilet  et  dans  son 
pantalon,  ne  ressemblait  pas  mal  à  une  grande  bûche  de 
sapin.  Quant  aux  pieds  de  l'oratrice,  j'en  ai  déjà  parlé. 
On  comprendra  facilement  alors  le  motif  de  ses  hésita- 
tions. 

«  11  est  à  remarquer,  —  continua-t-elle  lisant,  —  que 
»  tous  ces  prétendues  femmes  émancipées  brillent  par  un 
»  physique  affreux.  Là,  plus  qu'ailleurs  peut-être,  est  le 
»  secret  de  leur  acharnement  à  proclamer  qu'elles  sont 
»  libres  et  ne  relèvent  pas  de  l'homme. 

»  Un  physique  affreux  (étrange  rapprochement!),  c'est 
»  là  le  partage  de  presque  toutes  les  femmes  dans  le 
»  monde  qui  éprouvent  le  besoin  de  jeter  dans  un  livre, 
»  un  journal  ou  un  discours,  le  trop  plein  de  leur  âme 
»  incomprise.  Et  on  les  a  nommées  des  bas-bleus!  on  leur 
»  a  appliqué  la  couleur  de  la  fidélité  et  du  sentiment  ! 
»  Quelle  ironie  à  votre  adresse,  mesdames,  qui  faites  de 
»  la  réforme,  des  comédies  ou  des  romans  ! 

»  Parlerons-nous  des  opinions  des  blooméristes?  Non, 
»  cent  mille  fois,  elles  sont  trop  absurdes  et  ridicules  : 
»  elles  ne  valent  pas  même  la  peine  d'être  attaquées...  » 

Une  longue  explosion  de  murmures  et  de  cris  d'indi- 
gnation arrêta  mistress  Smith.  Mille  adjectifs  épouvan- 
tables, à  l'adresse  de  l'écrivain,  auteur  de  cet  article, 
sortirent  de  toutes  les  bouches.  Les  uns  s'étaient  levés,  la 
tureur  peinte  sur  le  visage  ;  d'autres  brandissaient  leurs 
bras  au-dessus  de  leur  tète,  comme  pour  un  assaut  de 


154  L'AUTRE  MONDE 

boxe;  quelques  femmes  aux  traits  bouleversés  s'étaient 
soudainement  groupées,  comme  pour  convenir  d'une  Yen 
geance ! 

—  Si  l'éditeur  du  Coup-d'œil  se  trouvait  ici;  me  dit 
Grootz,  il  serait  probablement  écharpé. 

—  Ah  !  fis-je  d'un  ton  railleur;  et  cela  au  nom  du  prin- 
cipe de  liberté  dont  vous  proclamiez  tout  à  l'heure  ces 
gentlemen  les  plus  intelligents  champions? 

—  Ces  oublis  -là  sont  très-rares,  reprit  Grootz,  un  peu 
confus. 

—  Ces  oublis-là,  repris-je,  sont  de  véritables  habitudes 
chez  le  peuple  américain.  Il  n'y  a  pas  de  nation,  au  con- 
traire, plus  fanatique  dans  ses  opinions  que  les  États-Unis. 
Voyez  à  quels  scandaleux  déportements  ils  se  sont  livrés 
dès  qu'ils  ont  su  que  le  nonce  Bedini  se  trouvait  parmi 
eux  ! 

—  Ils  ont  bien  fait.  Le  papisme  est  la  honte  de  l'Eu- 
rope ! 

—  J'aime  encore  mieux  l'autorité  absolue  comme  on  la 
comprend  à  Rome  ou  à  Saint-Pétersbourg,  que  la  liberté 
incertaine  dont  on  jouit  dans  votre  intolérante  répu- 
blique. 

Rcbecca  fit  signe  qu'elle  allait  continuer. 

-«  Dire  qu'elles  peuvent  se  passer  de  nous,  c'est  une  pure 
»  va nterie.  Elles  changeraient  bien  vite  de  langage,  si 
»  elles  pouvaient  cesser  de  croire  que  les  hommes  ne  rher- 
»  cheront  pas  toujours  les  femmes.  Voici,  du  reste,  le  ni 
»  échappé  à  l'une  d'elles:  c'est  une  quakeresse  qui  a  parié 
n  ainsi  la  main  sur  son  cœur  : 

»  11  y  a  trois  choses  que  je  ne  puis  comprendre  :  la  pfe- 


L'AUTRE  MONDE  IS1 

ï  mière.  c'est  que  les  enfants  jettent  des  pierres  dans  les 
i  arbres  pour  en  faire  tomber  les  fruits,  tandis  que  s'ils 
Il  attendaient  quelques  jours  les  fruits  tomberaient  d'eux- 
»  mêmes  ;  la  seconde,  c'est  que  les  hommes  se  fassent  la 
»  guerre  et  s'entretuent  quand  ils  sont  surs  de  mourir 
»  naturellement;  la  troisième  enfin,  c'est  que  les  jeunes 
»  gens  soient  assez  fous  pour  courir  après  les  jeunes  filles, 
»  lorsque,  s'ils  restaient  ebez  eux,  les  filles  leur  cour- 
»  raient  après.  » 

«  Je  m'arrête  à  ces  infamies,  s'écria  mistress  Smith,  en 
repliant  le  journal  qu'elle  venait  de  citer  ;  et  si  j'y  réponds, 
ce  n'est  pas  que  je  me  sente  blessée;  non,  ladies!  l'âme 
d'une  femme  libre  doit  rester  perpétuellement  sereine  en 
face  même  des  plus  noires  injures.  Mais  ces  attaques  pour- 
raient égarer  quelques  âmes  naïves  •  c'est  à  cause  c\e^ 
bons  qui  sont  timides  qu'il  faut  combattre  les  méchants  ! 
»  Et  d'abord,  pour  répondre  à  celte  première  accusa- 
tion, que.  nous  rendons  nos  époux  malheureux,  permettez 
encore  que  je  vous  lise  cette  lettre,  qui  a  été  adressée  à 
mon  mari  par  le  mari  d'une  autre  apôtre  du  bloo- 
mérisme.  aussi  calomniée  que  moi.  mistrpss  Clara  Moi- 
ton  : 

c<  Mon  pauvre  ami. 

»  J'achève  de  raccommoder  la  dix-septième  paire  de  bas 
et  de  marquer  une  demi-douzaine  de  chemise*  apparte- 
nant à  ma  femme,  -h»  profite  du  moment  de  répil  que 
me  donne  le  sommeil  de  nos  cinq  (Mitants  pour  répondre 
à  ta  lettre  cl  te  donner  de  mes  nouvelles,  .le  vois  avec 


15)5  L'AUTRE  MONDE 

»  plaisir  que  tu  as  accepté  ton  nouveau  rôle,  et  que  tu 
»  t'es  résigné  à  ses  obligations.  J'ai  pris  le  parti  de  faire 
»  comme  toi.  Clara  est  en  ce  moment  à  Albany  qui  dé- 
»  bite  des  discours  sur  les  droits  de  la  femme;  elle  n'en 
»  aurait  pas  besoin,  hélas!  il  est  reconnu  que  ceux  de 
»  l'homme  ne  valent  plus  rien.  Mais  je  suis  loin  de  me 
»  plaindre.  Clara  n'est  pas  méchante;  elle  est  bien  un  peu 
»  bizarre,  un  peu  vive  parfois  ;  il  lui  arrive  souvent  même 
»  de  ne  pas  me  parler  de  quinze  jours;  c'est  qu'elle  est' 
»  occupée  de  desseins  immenses  et  magnifiques.  Je  ne 
»  saurais  lui  en  vouloir;  il  est  bien  permis  de  négliger 
»  son  mari  et  son  ménage  lorsqu'on  travaille  à  réformer 
»  le  monde.  Ah!  quelle  femme  de  génie  que  celte  Clara! 
»  Et  que  ne  sommes-nous,  elle,  présidente  à  Washington, 
»  et  moi,  son  ambassadeur  dans  l'Inde  ou  en  Australie! 
»  Adieu,  je  te  quitte  à  la  hâte  pour  aller  écumer  le  pot.  » 

«  Vous  le  voyez,  mes  chères  amies,  ces  lignes  n'accu- 
sent ni  irritation  ni  fatigue  d'une  liaison  librement  com- 
mencée. Elles  prouvent  même  combien  ce  mari  reconnaît 
la  supériorité  de  sa  femme,  puisqu'il  semble  la  croire  ca 
pable  d'occuper  le  premier  poste  de  l'Union  ;  combien  i 
l'aime  et  lui  est  dévoué,  puisqu'il  se  dit  prêt  à  aller  ser 
vir  sa  cause  au  bout  du  monde.  Devant  une  déclaratioi 
aussi  solennelle,  se  tairont-ils,  nos  vils  détracteurs? 

»  Ces  mêmes  journalistes  qui  nous  diffament  et  qu 
montrent  si  peu  de  cœur,  ne  brillent  pas  davantage  pa 
le  jugement.  Écoutez-les  parler  de  notre  costume.  Ces 
là  pourtant  notre  gloire  et  la  preuve  la  plus  éclatante  d 
l'élévation  et  de  la  virilité  de  nos  âmes.  Vous  en  avez  bie 


L'AUTRE  MONDE  157 

compris  la  signification  et  les  avantages,  vous  toutes  qui 
m'écoutez,  et  qui  êtes  venues  ici  parées  de  cette  création 
du  fier  génie  de  Bloomer,  comme  d'un  uniforme  glo- 
rieux!... [Hourahs  nombreux  poussés  par  de  petites  voix 
aigres  et  discordantes.) 

»  Sans  vouloir  blesser  les  femmes  qui  ne  sont  pas  encore 
avec  nous,  je  dois  de  nouveau  proclamer  ici  les  raisons 
qui  nous  ont  fait  écarter  l'ancienne  et  adopter  la  nouvelle 
manière  de  nous  vêtir. 

»  La  femme  n'a  été  créée  que  pour  produire  et  inspi- 
rer des  choses  utiles.  Honte  à  ces  lâches  créatures  d'Eu- 
rope qui  prétendent  n'avoir  mission  de  vivre  que  pour 
plaire,  être  aimables  et  gracieuses  !  A  elles  les  costumes 
de  poupée,  les  étoffes  fantasques,  les  riens  extravagants  ! 
Nous  autres,  femmes  fortes,  il  nous  faut  un  vêtement  libre 
et  sérieux.  Les  plumes,  les  broderies,  les  dentelles,  les  bi- 
joux, les  robes  à  volants,  ces  mille  vanités  qui  composent 
l'atl  irail  des  Européennes,  ne  servent  qu'à  faire  naître  chez 
les  hommes  des  pensées  de  plaisir,  de  paresse  et  de  vo- 
lupté. Aussi,  voyez  combien  est  énervé  le  caractère  des 
Espagnols,  des  Italiens  et  des  Français  !  La  faute  en  est 
lux  femmes  de  ces  pays.  Au  lieu  d'aspirer  à  la  domination 
jar  la  science,  la  raison  et  la  profondeur  de  leurs  vues, 
îlles  passent  le  temps  à  monter  des  coquetteries,  à  étu- 
lier  tout  ce  qui  pourra  donner  plus  d'éclat  à  leur  teint  ou 
)lus  de  grâce  à  leurs  mouvements,  ne  se  doutant  pas 
[u'elles  confessent  ainsi  leur  faiblesse  et  raffermissent 
'homme  dans  ses  prétentions  à  la  supériorité  et  au  com- 
nandement. 
»  One  ne  pouvons-nous  leur  ouvrir  les  yeux!  Comme 


158  L'AUTRE  MONDE 

elles  s'empresseraient  de  rejeter  cette  livrée  d  esclavage 
pour  prendre  notre  digne  et  simple  costume  !  Tenez  !  plus 
j'y  songe  et  le  compare,  plus  je  le  trouve  admirable  et 
pariait.  En  lui  rien  d'inutile  ou  d'efféminé.  Au  lieu  de 
deux  heures,  ce  n'est  plus  que  cinq  minutes  qu'il  faut  à 
notre  toilette.  Nous  pouvons  nous  mouvoir,  voyager,  aller 
à  cheval,  sans  être  le  moins  du  monde  gênées;  nous  pou- 
vons aussi  (et  ce  sont  là  des  avantages  qu'appréciera  votre 
pudeur)  courir  au  milieu  du  vent,  poser  nos  jambes  à  la 
hauteur  de  nos  tètes  lorsque  nous  sommes  assises,  monter 
ou  descendre  lentement  les  plus  rapides  escaliers  et  taire 
les  chutes  mêmes  les  plus  scabreuses,  sans  crainte  de  nous 
Noir  obligées  à  mourir  de  confusion  et  de  douleur. 

»  On  a  dit  que  nous  pouvions  à  la  rigueur  porter  de> 
int'xpressibles l,  mais  que  nous  n'eussions  jamais  du  on 
montrer.  11  n'y  a  que  des  gens  à  moustaches2  qui  pou- 
vaient imaginer  un  aussi  sot  calembour. 

»  Bien  au  contraire,  notre  orgueil,  à  nous,  c'est  d'étaler 
eette  partie  de  notre  costume  ;  non  parce  qu'elle  est  à  la 
fois  plus  grave,  plus  commode  et  plus  simple,  mais  aussi 
et  surtout  parce  qu'elle  représente  une  idée,  un  sentiment. 
Les  inexpressibles  à  la  place  de  nos  robes,  voilà  désor- 
mais le  signe  de  notre  émancipation!  Rien  qu'en  nous 
voyant,  il  faut  que  les  hommes  comprennent  qu'ils  ne 
sont  plus  seuls  pour  l'empire  du  monde!...  » 


1  Inexprcssibles.  Les  Américaines,  qui  ne  sont  jamais  ridicules 
a  demi,  ne  désignent  leurs  pantalons  que  par  ce  nfot-Ià. 

2  Gens  à  moustaches.  On  appelle  ainsi  quelquefois  les  Franc, 
dans  certains  États  de  l'Union. 


L'AUTRE  MONDE  15'J 

Les  femmes  libres  de  l'audience  éclatèrent  en  trépkne- 
nents.  Moi,  je  fus  pris  d'un  rire  si  éclatant  que  quelques- 
ui>  de  mes  voisins  se  lésèrent  indignés  et  dirent  à  haute 
.oi\  : 

—  Nous  avons  ici  un  espion;  qu'il  sorte  à  l'instant! 
J'avais  payé  ma  place.  Sans  l'intervention  de  Grootz, 

allais  probablement  être  l'occasion  d'un  grand  scandale, 
■ai  j'eusse  tenu  bon,  alléché  comme  je  l'étais  par  ce  coin- 
nencenient. 

Le  silence  >e  rétablit  peu  à  peu.  Rebecca,  dont  la  vpix 
naisse  et  le  geste  raide  m'avaient  autant  amusé  que  les 
||roles,  était  visiblement  échauffée.  Elle  demanda  à  boire 
i  l'un  des  heepers  de  la  salie;  on  lui  apporta  un  verre 
l'eau  quelle  coupa  fortement  avec  de  vieux  whi&key. 

—  Vous  ne  nierez  pas^  me  dit  Grootz,  que  cette  femme 
ie  soit  l'honneur  de  son  sexe  et  qu'elle  n'élève  haut  le 
irapeau  de  ses  opinions  ? 

—  J'en  conviens:  mais  je  l'aimerais  encore  mieux  si  elle 
sortait  ses  pantalons  au  bout  d'une  hampe.  Son  drapeau 
serait  regardé  avec  amour  par  tous  les  déguenillés  du 
non de. 

;  Rebecca  poursuivit  : 

«  J'en  viens  au  troisième  et  puérile  reproche  de  nos  eu- 
ignis. 

»  11  faut  vraiment  être  Français  pour  parler  du  phy- 
ique  lorsqu'on  se  mêle  déjuger  une  femme.  Mais  je  ne 
•rends  pas  pour  moi  les  épigrammes  du  Coup-d'œil  :  je 
i'ai  pas  assez  de  bonheur  pour  être  laide!  Quant  à  mes 
mies, elles  sant  loin  d'être  belles,  c'est  vrai;  unis  c'est 
i  une  bonne  fortune  dont  je  les  félicite.  La  beauté  est  un 


160  L'AUTRE  MONDE 

don  fatal  qui  semble  n'exister  qu'aux  dépens  de  tous  les 
nobles  attributs  de  l'âme  et  de  l'esprit.  Une  femme  belle 
est  presque  toujours  une  femme  vaine,  légère,  coquette  et 
dissipée.  Qnand  donc  les  hommes  ne  s'attacheront-ils 
qu'au  moral?  Quand  donc  placeront-ils  au  premier  rang, 
non  d'incertains  et  douteux  avantages  physiques,  mais  un 
caractère  mâle  et  un  cœur  régulier?  La  beauté  !  la  beauté  ! 
chose  inutile  qui  n'a  apporté  dans  le  monde  que  des  mal- 
heurs, tandis  que  la  vertu  et  l'héroïsme  dans  le  cœur  des 
femmes  ont  sauvé  des  empires  !... 

(Bravos  frénétiques  et  hourahs  prolongés.  Les  femmes 
montent  sur  les  chaises;  les  hommes  sifflent 1  avec  tant 
de  furie  que,  quelques  minutes  après,  tous  les  chiens  de 
Louismlk  aboyaient  aux  portes  de  la  salle.) 

—  Eh  bien?  s'écria  Grootz  d'un  air  triomphant. 

—  Eh  bien  !  répondis-je,  c'est  ce  qui  s'appelle  prêcher 
pour  sa  paroisse  d'une  manière  désespérée, 

—  Heureusement,  vous  n'êtes  pas  le  public.  Écoutez-le  : 
jamais  femme  en  France  fut-elle  applaudie  avec  cet  en- 
thousiasme ? 

—  Je  ne  crois  pas,  en  effet,  qu'aucune  ait  jamais  été 
l'occasion  de  tant  de  bruit.  Quelques  grandes  artistes  ont 
bien  pu  recevoir  des  corbeilles  de  fleurs  et  des  couronnes 
d'or;  mais  l'honneur  d'être  aboyée  par  cinq  cents  chiens, 
cela  ne  se  voit  et  n'est  possible  qu'aux  États-Unis. 

—  Décidément  c'est  un  parti  pris  chez  vous  de  trouver 
tout  détestable  dans  ce  pays. 


Les  Américains  souvent  sifflent  pour  applaudir. 


L'AUTRE  MONDE  161 

—  Non,  je  suis  sincère,  et  j'ai  plus  d'une  fois  rendu 
justice  aux  qualités  des  Américains. 

L'oratrice  reprit  : 

«  Non  content  de  nous  reprocher  notre  physique,  on  a 
voulu  tourner  en  dérision  le  côté  le  plus  vrai  et  le  plus 
fécond  de  notre  talent.  Parce  que  nous  manions  la  plume 
aussi  bien  que  la  parole,  on  nous  a  traitées  de  bluc-stockings 
(bas-bleus)!  C'est  là  un  sobriquet  qui  manque  de  sens,  le 
bleu  étant  la  dernière  couleur  qu'on  pût  nous  appliquer. 
Mais  on  nous  a  confondues  avec  les  femmes  écrivains  de 
France,  qui  s'habillent  de  blanc,  font  de  leurs  vaporeuses, 
parlent  sans  cesse  de  leurs  cœurs  brisés  ou  racontent  l'his- 
toire de  leur  vie.  Nous,  nous  faisons  fi  du  sentiment, 
comme  de  toute  chose  ridicule  qui  ne  rapporte  rien; 
quant  à  notre  fidélité,  nous  dédaignons  trop  les  hommes 
)our  mériter  qu'on  nous  en  fasse  une  vertu...  » 

—  Le  dédain  est  superbe!  pensai-je  tout  haut. 

—  Vous  dites?. ..  demanda  Grootz. 

—  Que  si  le  bleu  est  le  signe  de  la  fidélité,  il  y  a  bien 
es  blue-stockinq*  dans  le  monde  qui  ont  changé  de  cou- 
nir. 

—  Elles  auraient  alors  besoin  de  venir  se  retremper 
ans  les  pures  doctrines  de  Rebecca,  me  dit  Grootz  d'un 
ir  tout  à  fait  vertueux. 

—  Je  crois  que  cette  envie  ne  viendra  jamais  aux  bas- 
.  'eus  de  mon  pays. 

—  Ce  sont  toutes  des  femmes  perdues  pour  la  morale 
la  grande  liberté.  Je  ne  les  aime  pas  ! 

—•  11  est  vrai  qu'elles  sont  encore  loin  d'être  à  la  hau- 
•  Ur  de  vos  blue-stockings. 

11 


162  L'AUTRE  MONDE 

»  Enlin,  continua  mistress  Smith,  j'en  arme  a  l'attaque 
qui  nous  a  e'té  la  plus  sensible.  Dire  que  nous  rendons  nos 
époux  malheureux,  que  notre  costume  est  ridicule,  que 
notre  physique  est  déplorable,  cela  ne  saurait  réellement 
nous  atteindre.  Mais  écrire  que  nos  idées  sont  absurdes, 
mais  toucher  irrévérencieusement  à  l'arche  sainte  de  nos 
opinions,  voilà  qui  est  vraiment  lâche  et  odieux  !  (Mouve- 
ments divers.) 

»  Et  qui  avons-nous  pour  adversaires,  s'il  vous  plait? 
Des  étrangers,  des  soldats  naturels  du  despotisme  et  de 
l'ignorance  !  Ils  ne  comprennent  pas  que  nous  songions  à 
être  autre  chose  que  des  compagnes  dévouées,  que  de  pai- 
sibles mères  de  famille.  Notre  place,  affirment-ils,  est  à 
notre  foyer,  entre  nos  maris  et  nos  enfants.  Ce  qui  con 
vient  à  notre  main  (ils  ont  osé  récrire!),  ce  n'est  pas  ui 
sceptre,  ce  n'est  pas  une  plume,  frémisse?,  ô  ladies!  c'esl 
un  balai...  [Tempête  de  grognements  féminins.) 

»  Ah  !  gentlemen,  vous  ne  trouvez  pas  que  notre  assu- 
jettissement a  trop  duré;  vous  voulez  lé  perpétuer  en 
core!...  » 

—  Non!  non!  s'écrièrent  avec  force  les  Yankees  pré 
sents. 

«  Ce  n'est  pas  vous  que  j'apostrophe,  gentlemen  qui  me 
coûtez  ;  je  connais  votre  dévouement  à  notre  cause,  et  j< 
vous  en  louerais  si  on  pouvait  louer  quelqu'un  de  l'air' 
son  devoir.  Je  m'adresse  aux  vils  étrangers  qui  ont  cherch» 
à  nous  flétrir.  Et  bien  !  qu'ils  sachent  que  nous  somme 
lasses  d'être  opprimées!  que  tous  les  hommes  sachent 
s'écria  l'oratrice,  dont  la  voix  était  montée  jusqu'au  Un 
du  dith^ ïambe,  et  qui  paraissait  entraînée  par  son  sujet 


L'AUTRE   MONDE  163 

que  tous  les  nommes  sachent  qu'il  ne  nous  convient  plus 
de  demeurer  dans  nos  maisons  sans  cesse  tremblantes  et 
laborieuses!  Tous  ces  vils  détails  de  ménage  et  d'intérieur, 
dont  ils  nous  avaient  laissé  le  soin  jusqu'ici,  nous  les  leur 
abandonnons  résolument  et  impétueusement.  Assez  et 
trop  longtemps  ils  ont  gouverné  le  monde,  décidé  de  la 
paix  et  de  la  guerre!  notre  tour  est  venu:  place  pour 
nous  ! 

)>  Tous  les  grands  travaux  matériels  dans  le  monde  sont 
en  voie  d'exécution  ou  à  peu  près  terminés;  toutes  les 
institutions  capitales  sont  déjà  organisées  et  fonctionnent 
paisiblement;  ils  ont  achevé  leur  œuvre!  Il  ne  reste  plus 
qu'à  conserver  et  à  améliorer  ce  qui  existe  :  la  notre  com- 
mence !  Quant  aux  occupations  pénibles  et  aux  charges 
ennuyeuses,  nous  leur  laisserons  tout  cela.  Pouvons-nous, 
eu  effet,  consentir,  o  ladies!  à  tenir  nous-mêmes  nos 
maisons?  Serait-il  digne  à  nous  de  repasser  le  linge,  de 
l'aire  la  cuisine,  d'emmailloter  nos  pelUs?...  [Marque* 
évidentes  de  dégoût  dans  l'auditoire.) 

»  Votre  orgueil  m'a  répondu,  ô  mes  nobles  amies  L.. 
Non,  en  eifet,  la  situation  que  nous  devons  à  l'injustice  et 
à  la  paresse  des  hommes  ne  saurait  un  jour  de  plus  se 
prolonger.  Le  règne  de  la  force  brutale,  d'ailleurs,  s  e- 
eint  partout  sur  la  terre;  la  victoire  de  l'Idée  est  univer- 
selle. Nous,  qui  sommes  à  l'homme  ce  que  ridée  est  à  la 
;orce,  comprenez-vous  que  le  jour  de  notre  triomphe  ne 
oit  pas  éloigné?  Oh!  qu'ils  ne   craignent  pas  alors  que 
bûlis  cherchions  à  nous  venger  de  leur  tyrannie  passée! 
•ontentes  de  régner  sans  partage,  nous  les  laiderons  s'oc- 
uper  paisiblement  de  la  gestion  de  nos  affaires.  Notre 


164  L'AUTRE  MONDE 

premier  acte  seulement  sera  de  prononcer  l'abolition  du 
mariage,  cette  honte  de  la  grande  civilisation  qui  nous 
enveloppe;  car  si  nous  formons  de  libres  liaisons,  nous  ne 
serons  jamais  assez  stupides  pour  nous  engager  indéfini- 
ment vis-à-vis  d'un  homme,  et  encore  moins  pour  tomber 
en  amour.  Espérons  même  que  nous  deviendrons  assez 
savantes  et  ingénieuses  pour  nous  débarrasser  d'une  hu- 
miliante obligation,  et  faire  que  nos  propres  serviteurs 
eux-mêmes  mettent  au  monde  les  enfants. 

»  Quant  aux  religions,  nous  n'en  tolérerons  l'exercice 
qu'à  la  condition  de  voir  nos  statues  remplacer  tout  autre 
symbole  dans  les  églises,  les  temples,  les  synagogues,  les 
pagodes  et  les  mosquées.  Nous  sommes  bien  assez  grandes 
et  supérieures  pour  que  les  hommes  nous  adorent  et  se 
prosternent  devant  nous... 

»  Mais  je  m'aperçois  que  je  m'éloigne  des  observations 
que  j'avais  d'abord  le  projet  de  vous  présenter.  Le  désir 
de  réduire  à  néant  d'envieuses  attaques  me  faisait  perdre 
de  vue  une  bien  plus  noble  et  sérieuse  tâche  :  celle  d'a- 
chever l'explication  de  notre  système,  de  bien  tracer  la 
ligne  de  nos  droits,  de  justifier  nos  moyens,  d'indiquer 
nos  espérances  et  le  résultat  final  que  nous  attendons  do 
nos  efforts  pour  l'humanité...  » 


La  séance  demeura  suspendue  pour  quelques  minntes, 
l'oratrice  ayant  à  reprendre  haleine  et  à  se  rafraîchit 
d'un  second  verre  d'eau,  toujours  mélangé  de  whiskey. 


L'AUTRE  MONDE  165 

—  Bon  Dieu  !  mVcriai-je  en  m'adressant  à  Grootz  ;  elle 
n'a  pas  fini  ! 

—  Mais  vous  voyez  bien  qu'elle  n'a  pas  seulement 
commencé.  Elle  n'a  fait  que  répondre  à  ses  ennemis  ; 
maintenant  elle  va  prononcer  le  discours  annoncé  par  les 
journaux. 

—  Et  vous  restez  pour  l'entendre  ? 

—  Je  crois  certes  bien  ! 

—  Alors,  adieu.  Moi,  j'ai  besoin  d'aller  prendre  l'air. 
Grootz  essaya  de  me  retenir.  Voyant  que  j'étais  tout  à 

fait  décidé  à  quitter  la  salle,  il  se  leva,  fut  serrer  la  main 
à  quelques  gentlemen  de  sa  connaissance  et  sortit  avec 
mot. 

—  Si  vous  ne  goûtez  pas  cette  haute  raison,  cette  grande 
éloquence,  me  dit-il,  ce  n'est  pas  votre  faute;  l'éducation 
que  l'on  donne  en  Europe  est  faite  pour  fausser  les  meil- 
leures natures  ;  je  vous  plains  ! 

—  Vous  êtes  bien  bon,  mon  cher  Grootz;  mais  j'avoue 
que  votre  sort  me  touche  également,  car  je  vous  vois  bien 
près  de  faire  la  soupe  et  de  raccommoder  les  bas  de  votre 
famille. 

—  Allons  donc!  vous  savez  bien  que  nous  n'en  vien- 
drons jamais  là.  Nous  voulons  que  nos  femmes  soient  en 
tout  nos  égales  :  nous  ne  souffririons  jamais  qu'elles  fus- 
sent nos  maîtresses. 

—  Pourtant  la  lettre  qu'a  lue  Rebecca  révèle  bien  com- 
plètement la  dépendance  du  mari  d'une  femme  libre?... 

—  Cela  ne  prouve  rien.  11  y  a  par  tous  pays  des  hom- 
nes  qui  sont  nés  pour  écumer  le  pot. 


166  L'AUTRE  MONDE 

—  Voilà  qui  ifle  réconcilie  avec  vous.  Allons-nous  en- 
semble souper  à  Galway-honse  ? 

—  J'accepte  :  il  n'y  a  que  cela  qui  puisse  me  consoler 
de  ne  pas  entendre  le  discours  de  miss  Rebecca. 


VI 


Comme  nous  arrivions  à  Galicay-house,  Grootz  ren- 
contra un  ami  avec  lequel  il  se  hâta  de  me  faire  faire  con 
naissance.  C'était  un  riche  Français,  propriétaire  à  Wes 
Point,  petite  paroisse  sur  les  bords  de  l'Ohio.  Il  pouvait 
avoir  vingt-huit  ans;  venu  enfant  avec  sa  famille  dans  le 
pays,  il  n'en  avait  pas  moins  une  aversion  réelle  pour  les 
mœurs  exagérées  de  sa  patrie  d'adoption.  Je  m'en  aperçus 
d'abord  aux  raisons  dédaigneuses  qu'il  donna  à  Grootz 
pour  ne  s'être  pas  rendu  à  la  lecture  de  mistress  Smith. 

Celait  un  compatriote;  de  plus  il  paraissait  saisir  les 
ridicules  du  peuple  qui  l'entourait  :  je  m'empressai  de  l'in 
viter  à  venir  souper  avec  nous. 

Nous  nous  mîmes  à  table  à  neuf  heures  et  demie.  On 
nous  servit  du  porc  sous  toutes  les  formes,  des  épis  df 
maïs,  un  quartier  de  chevreuil  enterré  sous  des  pomme> 
de  terre;  puis,  selon  l'usage,  du  lait,  pour  boire,  àdiscré 
tion.  Tout  en  soupant,  nous  causâmes  de  la  France,  de 
l'Amérique,  du  Kentucky  ;  nous  parlâmes  aussi  de  l'Aile 
magne,  pour  faire  plaisir  à  Grootz. 

Palmer,  tel  était  le  nom  de  ma  nouvelle  connaissance 
était  un  gai  compagnon,  d'une  physionomie  tout  à  fai 
avenante;  on  devinait,  à  première  vue,  que  c'était  ttto 


L'AUTRE  MONDE  167 

généreuse  et  loyale  nature.  Je  lui  dis  que  j'étais  enchanté 
d'avoir  fait  sa  connaissance,  et  que  j'espérais  la  continuer 
longtemps. 

—  Vous  me  jugez  donc  bien?  me  demanda-t-il  en  sou- 
riant. 

—  Tout  à  fait  bien. 

—  Me  confieriez-vous  la  clef  de  vos  malles? 

—  Sans  doute,  lui  répondis-je,  étonné  de  sa  question  et 
ne  sachant  pas  encore  où  il  voulait  en  venir. 

—  A  la  bonne  heure  !  vous  me  consolez,  me  dit-il  avec 
satisfaction.  D'après  ce  qui  m'était  survenu  aujourd'hui , 
je  craignais  d'avoir  la  mine  d'un pick-pocket  (filou). 

Et  il  nous  raconta  qu'arrivé  le  matin  même  dans  l'hôte], 
où  il  était  très-bien  connu,  il  avait,  la  première  ciiose, 
désiré  déjeuner  dans  sa  chambre.  Le  garçon  chargé  de  le 
servjr  était  nouveau.  Après  lui  avoir  apporté  ce  qu'il  avait 
demandé,  il  fut  se  placer  derrière  sa  chaise,  comme  atten- 
dant de  nouveaux  ordres.  Palmer,  qui#voulait  prendre  son 
!  temps,  lui  dit  qu'il  pouvait  se  retirer,  qu'il  n'avait  plus 
besoin  de  lui.  11  crut  avoir  été  obéi,  lorsqu'ayant  achevé 
de  manger  une  tourterelle,  il  vit  le  garçon  s'avancer  pour 
changer  son  assiette.  Contrarié  de  n'avoir  pas  été  com- 
pris, il  s'écria  brusquement  :  «  Sortez!  je  désire  être 
seul  !  »  Le  pauvre  diable  parut  hésiter  un  momenl  ;  puis 
enfin  il  lui  dit  d'un  air  visiblement  embarrassé  :  «  Excu- 
sez-nmi,    monsieur,   je   suis   responsable    de   l'argenle- 
Itrie !.....  » 


108  L'AUTRE  MONDE 


VII 


L'heure  des  repas  dans  l'hôtel  étant  passée,  on  nous 
avait  servi  dans  la  grande  salle  ordinaire.  Il  était  environ 
dix  heures  et  demie;  j'avais  fait  apporter  du  vin  de  Cham- 
pagne, et  l'on  débouchait  déjà  la  première  bouteille,  lors- 
que nous  entendîmes  un  grand  bruit  de  petites  voix,  de 
rires  et  d'exclamations.  Tout  à  coup  la  porte  de  la  salle  où 
nous  soupions  s'ouvrit  avec  fracas.  Sept  à  huit  femmes  s'y 
précipitèrent.  Je  fus  près  de  jeter  un  cri  d'effroi  :  c'é- 
taient les  blooméristes  de  la  soirée,  ayant  à  leur  tète 
Rebecca. 

—  Qu'allons-nous  devenir?  m'écriai-je  à  demi-voix; 
voilà  notre  digestion  perdue! 

—  Eh!  eh  !  dit  à  son  tour  Palmer,  je  ne  me  croyais  pas 
si  près  du  carnaval  ! 

—  Taisez-vous  !  murmura  Grootz,  qui  semblait  mâcher 
un  petit  discours. 

En  effet,  il  se  leva  comme  saisi  d'une  inspiration  sou- 
daine, dit  quelques  mots  à  l'oreille  des  garçons,  et  fut 
droit  vers  Rebecca  qui  s'était  attablée,  ainsi  que  ses  fières 
disciples,  à  trente  pas  de  nous. 

En  un  clin  d'œil  les  restes  de  notre  petite  orgie  furent 
enlevés;  nous  n'eûmes  seulement  pas  le  temps  de  nous  y 
opposer.  Dix  couverts  furent  préparés  siu*  une  nouvelle  et 
plus  grande  table.  On  apporta  des  viandes  froides,  des  gâ- 
teaux et  des  vins  d'Espagne.  Puis  Grootz  revint  vers  nous 


L'AUTRE  MONDE  1G9 

nous  annoncer  que  mistressSmiih  serait  charmée  de  fane 
notre  connaissance  et  de  nous  voir  boire  avec  elle  à  sa 
santé. 
Palmer  et  moi  nous  nous  consultâmes. 

—  Quand  on  ne  se  sent  pas  disposé  à  être  aimable  au- 
près d'une  femme,  dis-je,  il  n'y  faut  pas  aller.  J'ai  trop 
envie  de  me  moquer  d'elles  toutes  :  je  n'accepte  pas  l'in- 
vitation ! 

—  Ni  moi  non  plus!...  répondit  Palmer.  Pourtant. ..  ce 
n'est  pas  bien,  ce  que  nous  faisons  là. 

—  Je  conviens,  repris-je,  que  ce  n'est  pas  agir  en  vrais 
Français. 

—  Ah!  parbleu  !  exclama  Grootz,  vous  ne  me  terez  pas 
tomber  en  confusion  !  Venez,  venez  ! 

—  Au  fait,  dis-je  à  Palmer,  nos  scrupules  sont  dépla- 
cés. 11  vaut  mieux  nous  moquer  d'elles  sans  qu'elles  s'en 
Joutent,  que  de  leur  faire  l'affront  de  refuser.  Allons-y  !... 

Et,  conduits  par  Grootz,  nous  nous  dirigeâmes  vers  l'a- 
rôtre  du  bloomérisme,  qui  nous  attendait  majestueuse- 
nent,  entourée  de  ses  amies  comme  d'un  bataillon  sacré. 


VIII 


Cette  mise  en  scène  ne  tint  pas  longtemps.  Soit  fatigue 
e  son  rôle,  soit  secrète  et  soudaine  sympathie  pour  nos 
arsonnes,  Rebecca,  dès  que  nous  L'eûmes  saluée  et  com- 
limentée,  nous  tendit  la  main,  et  nous  dit,  avec  une  cor- 
alité  dont  nous  ne  l'eussions  pas  soupçonnée  capable  : 


170  L'AUTRE  MONDE 

—  Bien  !  à  présent  je  vous  regarde  comme  de  vieux 
amis.  Asseyez-vous  auprès  de  moi,  et  faisons  à  qui  sou- 
pera  le  mieux  ! 

—  Tiens!  pensai-je,  c'est  là  une  parole  qui  rachète 
tout  son  discours.  Quel  dommage  qu'elle  n'en  puisse  dire 
qui  me  fasse  oublier  son  âge  et  sa  figure  ! 

Palmer  et  moi  nous  nous  assîmes ,  ayant  Rebecca  au 
milieu  de  nous;  Grootz  se  plaça  en  face  d'elle;  les  autres 
blooméristes  se  groupèrent  à  table  autour  de  nous. 

Je  les  croquai  rapidement. 

La  première.,  à  ma  gauche,  était  jeune  et  même  jolie. 
11  y  avait  de  la  gaieté  dans  son  regard.  On  eût  dit  qu'elle 
ne  prenait  pas  elle-même  au  sérieux  son  rôle  de  femme, 
libre. 

La  deuxième  ressemblait,  assez  à  un  clocher  dominé 
par  la  lune  comme  un  i  par  un  point.  Son  grand  corp* 
phthisique  n'eût  pas  manqué  de  plaire  à  M.  Walsh,  dont 
toutes  les  héroïnes  meurent  brisées!  !  !  tandis  que  sa  large 
figure  eût  fait  le  caprice  de  tous  les  Turcs  du  monde. 

La  troisième  avait  la  physionomie  plate  et  la  poitriœ 
austère.  11  était  facile  de  deviner  qu'elle  ne  pouvait  par- 
ler que  sentencieusement. 

La  quatrième  était  surtout  remarquable  par  le  nombre 
et  l'épaisseur  de  ses  longues  papillottes  blondes.  Elle  avai 
l'air  pensif,  presque  tendre,  et  ne  paraissait  nullement  i 
la  hauteur  de  sa  mission. 

La  cinquième  était  petite  et  forte;  cette  dernière  qun 
lité  m'empêchait  de  croire  complètement  aux  disposition 
méchantes  qu'annonçait  le  froncement  incessant   de 
sourcils. 


L'AUTRE  MONDE  171 

Enfin,  la  sixième  était  ce  qu'il  y  a  de  pins  affreux:  au 
monde  :  une  toute  jeune  fille.,  faisant  déjà  de  la  jeune 
femme  raisonnable.  Ses  amies  prédisaient  qu'elle  serait 
la  Luther  de  leur  réforme  ;  d'avance,  moi,  je  marquai  sa 
place,  comme  figurante,  à  Purdy  ou  à  JFallak's  théâtre, 
à  New-York. 


IX 


Le  souper  était  engagé.  Rebecca,  s'adressant  à  Grootz, 
lui  dit  d'un  ton  de  reproche  : 

—  Je  ne  suis  pas  contente  de  vous;  je  vous  ai  vu  quitter 
la  salle  ce  soir,  juste  au  moment  où  j'allais  commencer. 

grootz,  an  peu  embarrassé. — Ne  me  grondez  pas;  j'ai 
pié  assez  puni,  je  vous  jure  !  M.  Julien  avait  un  rendez- 
uiis  important  auquel  j'ai  dû  l'accompagner. 

rebecca,  se  tournant  vers  moi. —  Ali  !  monsieur  Julien  ! 
ous  aviez  un  rendez-vous?  Avec  vous  autres  Français, 
e  sais  ce  que  cela  signifie. 

mol  —  Oh!  mistress,  vous  me  jugez  bien  mal  !  Quelle 
■mine  eût  pu  me  donner  le  plaisir  que  votre  parole  me 
ru  mettait  ? 

rebecca,  visiblement  flattée. — Allons,  allons,  les  Fran- 
lis  sont  aussi  forts  dans  les  compliments  que   dans  les 

«grammes.  {S'adressant  à  Palmer.)  Et  vous,  monsieur, 
l'avez-vous  ce  soir  beaucoup  applaudie?... 


172  L'AUTRE  MONDE 

PALME*,  un  peu  déconcerté. — Mais...  j'ose  à  peine  vous 
le  dire  ;  je  n'étais  pas  présent.  (Rebecca  fait  un  léger  mou- 
vement de  dépit.)  Votre  salle  était  déjà  comble  lorsque  je 
suis  arrivé.  J'ai  offert  cinq,  dix,  quinze  piastres  pour  ob- 
tenir seulement  l'entrée  :  impossible!  S'il  y  avait  eu 
assez  de  place,  vous  auriez  compté  tous  les  habitants  de 
Louisville  pour  auditeurs. 

LA  SIXIÈME  BLOOMÉRISTE,  dll  SOU  de  VOIX  le  plllS  flÛté.  — 

Dites  tous  les  habitants  du  Kentucky,  monsieur. 

bebecca.  Monsieur  Palmer,  vous  avez  lu,  je  pense,  tout 
ce  qu'ont  écrit  sur  moi  les  journaux  de  l'Union;  que  pen- 
sez-vous de  mes  doctrines? 

Palmer  se  croyait  quitte  envers  le  bloomérisme  par  le 
mensonge  qu'il  avait  si  lourdement  fabriqué;  aussi  cette 
nouvelle  question  amena-t-elle  sur  sa  physionomie  une 
expression  froide  et  sérieuse.  11  répondit  : 

—Elles  sont  dignes,  mistress,  d'une  organisation  comme 
la  vôtre. 

bebecca,  toute  fière  de  ce  qu'elle  prenait  pour  un  com- 
pliment. —  Et  vous,  monsieur,  me  dit-elle,  comment  les 
jugez-vous  ? 

moi,  avec  enthousiasme.  —  Je  les  regarde  comme  le 
dernier  mot  de  la  civilisation  ! 

Rebecca  fut  sur  le  point  de  se  pâmer  de  plaisir;  Pal- 
mer  me  regarda  d'un  air  étonné;  Grootz,  ébahi,  murmura 
en  allemand  : 

—  Mentir  ainsi  !  11  n'y  a  que  les  Français  et  les  scélérats 
de  tous  les  pays  qui  puissent  avoir  cet  aplomb-là  ! 


L'AUTRE   MONDE  173 

rebecca,  soupirant.  —  Ah  I  j'ai  eu  aujourd'hui  un  bien 
>eau  triomphe  ! 

la  troisième  bloomériste.  —  Ce  n'est  pas  vous  qu'on  a 
ant  applaudie,  Rebecca  :  ce  sont  nos  opinions  ! 

kebecca,  jetant  sur  elle-même  un  regard  complaisant, 
mis  fixant  P aimer  d'un  œil  plein  de  langueur.—  Pour- 
ant  je  crois  que  ma  voix,  mon  geste,  et  surtout  ma  per- 
sonne, ont  plus  d'une  fois  excité  les  bravos?...  (Se  tour- 
uint  vers  moi.)  Mais  c'est  qu'il  est  très-bien,  votre  ami. 
îst-il  marié  ? 

moi.  —  Je  ne  crois  pas,  mistress. 

Rebecca,  dans  son  observation  sur  Pal  mer,  avait  enflé 
>a  voix;  il  était  évident  qu'elle  avait  parlé  davantage  poul- 
es oreilles  de  mon  nouvel  ami  que  pour  les  miennes. 

Celui-ci,  en  effet,  avait  entendu,  et  il  frémit,  car  il  sa- 
vait qu'il  n'y  a  pas  de  femmes  plus  impressionnables  que 
es  blooméristes  de  l'Union. 

Rebecca,  se  penchant  vers  lui,  reprit  la  conversation 
i  voix  basse.  Au  bout  de  quelques  minutes,  je  vis  Palmer 
ne  jeter  un  regard  désespéré.  11  avait  complètement  sé- 
luit  mistress  Smith,  qui  l'attirait  dans  un  chemin  où  un 
calant  homme  ne  peut  se  dispenser  de  suivre  une  femme. 
!>e  remerciai  Dieu  de  n'être  pas  Palmer. 

Durant  ce  temps,  Grootz,  le  vertueux  Grootz,  se  livrait 
i  un  a  parte  singulièrement  intime  avec  la  cinquième 
)loomériste;  moi,  je  ne  vis  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
n'engager  dans  le  tête-à-tète  que,  depuis  un  moment, 
emblait  vouloir  provoquer  par  ses  questions  ma  pétulante 

oisine  de  gauche. 


174  L'AUTRE  MONDE 

—  Vraiment,  me  dit-elle,  il  s'en  va  temps  !  Et  moi  qui 
croyais  aux  louanges  qu'on  débite  sur  le  caractère  des 
Français  !  Jusqu'à  présent  pourtant  je  ne  vois  pas  trop 
quelle  différence  il  y  a  entre  vous  et  un  Cincinnatien. 

—  11  y  en  a  une  énorme,  lui  dis-je,  si  aucun  Cincin- 
natien ne  vous  a  dit  que  vous  étiez  belle  et  que  son  cœur 
battait  pour  vous. 

—  Ah  !  par  exemple,  voudriez-vous  dire  que  vous  êtes 
amoureux  de  moi? 

—  Je  serais  l'homme  du  monde  le  plus  heureux,  si  je 
pouvais  vous  le  persuader  ! 

Mon  interlocutrice  avait  de  jolis  cheveux  bruns,  un  teint 
rose,  une  peau  satinée,  des  dents  blanches,  des  yeux  bril- 
lants... 11  y  avait  dans  son  vêtement  quelque  chose  de 
chaud  et  de  coquet  même,  qui  certes  était  loin  d'exister 
dans  celui  de  ses  amies.  Elle  n'aurait  pas  paru  sans  succès 
à  un  bal  de  l'Opéra. 

Plus  je  la  regardais,  plus  je  sentais  diminuer  mon  hor- 
reur pour  les  femmes  libres. 
jj  —  Vous  me  trouvez  donc  bien  jolie,  ine  demanda-t-elle 
en  penchant  gracieusement  sa  tête  vers  son  épaule. 

—  Admirablement  belle  ! 

—  Et...  où  voulez-vous  en  venir  ? 
Cette  question,  faite  à  brûle-pourpoint,  me  parut  magné* 

tique.  En  France,  on  tourne  longtemps,  comme  on  dit, 
autour  du  pot  ;  aux  États-Unis,  on  va  droit  au  but. 

—  Mais,  lui  répondis-je...  à  me  faire  aimer  de  vous  eu 
retour. 

—  Vous  oubliez,  me  du -elle  uwe  un  sourire  charmant^ 
que  mon  état  me  défend  l'amour. 


L'AUTRE  MONDE  175 


X 

J'allais  lui  répondre,  lorsque  je  sentis  mon  pied  recevoir 
une  violente  secousse.  Depuis  quelques  instants,  il  m'avait 
semblé  que  quelqu'un  ou  quelque  chose  s'obstinait  à  le 
chercher.  Je  levai  les  yeux,  et  je  rencontrai  ceux  de  la 
quatrième  bloomériste,  assise  en  face  de  moi,  qui  me 
fixaient  d'une  manière  significative. 

—  Ah  çà  !  exclama-i-elle,  il  n'y  en  a  donc  que  pour 
Ketty? 

ma  voisine,  brusquement.  —  11  faut  que  vous  soyez,  rna 
chère,  bien  mal  élevée  pour  oser  parler  à  ce  gentleman, 
quand  vous  le  voyez  s'entretenir  avec  moi  ! 

la  quatrième  bloomériste,  s  adressant  toujours  à  moi, 
d\in  ton  éléçjiaque.  —  0  jeune  homme!  quels  trésors 
d'amour  peut-être  il  y  a  dans  ton  cœur  ! 

ketty,  l'imitant.  —  0  Flora!  quelle  mine  de  ridicules 
il  y  a  sûrement  dans  toute  ta  personne! 

la  troisième  bloomériste,  avec  une  voix  de  contralto.  — 
Vous  savez  bien,  Ketty,  que  Flora  lit  assidûment  les  poé- 
esses  françaises  contemporaines. 

LA    CINQUIÈME    BLOOMÉRISTE,     qui    ll'ceOUtait    déjà    plus 

rrootz,  sadressant  aigrement  à  celle  qui  venait  de 
mrler.  —  Vous  feriez  mieux  d'aller  faire  ouater  votre 
ilet  plutôt  que  de  non?  rappeler  aussi  stupidement  que 
ous  êtes  au  monde  ! 


176  L'AUTRE  MONDE 

flora,  caressant  toujours  ma  botte  d'un  pied  qui  pa- 
raissait peu  léger.  —  Vô  été  eunn  charmann  garçon*. 

J'admirai  son  flegme  devant  le  déchaînement  de  ses 
compagnes,  autant  que  sa  persistance  à  me  parler  quand 
je  ne  lui  répondais  rien. 

11  était  clair  que  j'avais  involontairement  fait  sa  con- 
quête. 

Je  lui  dis  en  français  : 

—  Ce  n'est  pas  une  furlive  parole,  c'est  tout  un  discour? 
que  je  voudrais  vous  dire. 

—  Venez  prandre  môa  a  disse  heur,  demain  soar;  nos 
iroonns  a  la  campaignn... 

ketty,  V interrompant.  —  Dieu!  que  vous  êtes  laide, 
ma  chère,  quand  vous  parlez  français  !  Que  vous  dit-elle, 
monsieur  Julien? 

moi.  —  Que  vous  êtes  sa  meilleure  amie  et  qu'elle  ni 
cherche  qu'à  vous  taquiner. 

ketty,  avec  la  vivacité  d'un  enfant.  —  Non  pas,  elle 
vous  dit  qu'elle  vous  aime  :  la  croyez-vous? 

moi,  d'un  air  tout  à  fait  sentimental.  —  Hélas!  je  m 
suis  pas  assez  heureux  pour  qu'on  m'aime  aussi  vite  ! 

ketty,  jetant  un  regard  dédaigneux  sur  les  attira 
blooméristes.  —  11  n'y  a  qu'une  femme  capable  de  vou: 
plaire  ici  :  c'est  moi  ! 

flora,  tendrement.  —  11  n'y  en  a  qu'une  ici  capable  d< 
vous  comprendre  :  c'est  moi  f 
ketty,  à  Flora.  —  Vous  êtes  une  impudente! 


L'AUTRE   MONDE  177 

flora.  —  Et  vous,  une  femme  libre  ! 

kf.tty,  aw  emportement.  —  Vous  mentez!  Cela  n'est 
)ennis  qu'à  vous  et  aux  femmes  qui  sont  laides!  Moi, 
e  suis  jolie,  et  j'aime  mieux  la  conversation  d'un  beau 
gentleman  que  vos  plus  beaux  discours  sur  notre  liberté  !.. . 

Rebecca,  accoudée  sur  la  table  et  tout  à  fait  tourne'e 
/ers  Palmer,  savourait  une  flir talion  dont  elle  faisait  tous 
es  frais. 

La  cinquième  bloomériste,  se  levant  impétueusement 
ît  s'adressant  à  elle,  s'écria  : 

—  11  vaut  bien  la  peine  de  se  faire  l'apôtre  d'un  prin- 
cipe pour  le  laisser  flétrir  ainsi  sans  opposition!...  Enten- 
lez-vous,  Rebecca? 

rebecca,  daignant  se  retourner  à  peine.  —  What  is 
he  matter,  my  dear  (de  quoi  s'agit-il,  ma  chère)  ? 

la  troisième  bloomériste,  gravement.  —  11  est  permis 
;e  s'oublier  quand  on  reçoit  à  tort  une  grosse  injure  ; 
flora  a  insulté  Ketty. 

la  cinquième  bloomériste.  —  Je  le  nie!  Mais  quand 
lême  cela  serait  vrai,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  trai- 
er  dans  la  boue  le  drapeau  de  notre  émancipation. 


la  deuxième  bloomériste,  d'un  ion  de  mauvaise  hu- 
eur.  —  D'ailleurs,  nous  sommes  quatre  femmes  ici  ; 
esl  vraiment  indécent  de  vouloir  monopoliser  le  seul 
mime  qui  soit  de  notre  côté. 

ketty,  riant  aux  éclats.  —  Quand  on  est  faite  comme 

18 


178  L'AUTRE   MONDE 

vous,  ma  chère  Anna,  on  ne  devrait  jamais  parler  que  poui 
dire  :  Veuillez  excuser  ma  tournure  ! 

rebecca,  magistralement.  —  11  ressort  de  tout  cela 
ladies,  que  vous  êtes  jalouses.  Vous  êtes  aussi  à  blâme 
que  le  seraient  Léonor  et  la  jeune  Zenobia  elles-mêmes 
si  elles  me  reprochaient  la  galanterie  dont  ne  fait  preuv 
que  vis-à-vis  de  moi  M.  Palmer,  le  gentleman  qui  est  dj 
leur  côte'. 

Celui-ci  me  lança  un  coup  d'œil  plein  de  dénégation* 

léonor,  dun  air  vexé.  —  Monsieur  Grootz  me  disa 
des  choses  trop  intéressantes  pour  que  j'aie  pu  m'apera 
voir  seulement  de  ce  dont  vous  vous  vantez. 

grootz,  qui  voyait  sa  vertu  compromise.  —  En  effe 
je  disais  à  miss  Léonor  qu'il  était  plus  court  de  pass( 
par  Buffalo  que  par  Philadelphie  pour  aller  à  New-Yari 

Léonor  parait  confuse.  Ses  amies  la  complimente! 
charitablement  sur  la  tendresse  qu'elle  a  su  inspirer 
M.  Grootz. 

ketty,  se  penchant  à  mon   oreille.  —  Votre  ami 
moque  de  Rebecca;   Grootz  s'ennuie   avec  Léonor; 
autres  enragent  de  n'avoir  pas  un  cavalier  pour  leur  vt 
ser  le  xérès  ou  le  malaga.  11  n'y  a  que  nous  ici  de  série' 
et  de  contents. 

moi,  prenant  un  air  malheureux.  —  Vous  vous  troi 
pez  étrangement,  je  me  sens  au  contraire  triste  à  raour 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  vous  ne  voulez  que   rire  du  sentin  i 
qu'a  fait  naître  en  moi  votre  beauté. 


L'AUTRE  MONDE  179 

—  Bah!  l'opposition  que  j'ai  paru  vouloir  vous  faire, 
vous  en  connaissez  bien  vous-même  la  valeur. 

—  Ah?... 

—  Oui,  venez  demain,  à  n'importe  quelle  heure  dans  la 
ournée  ;  nous  irons  promener  où  vous  voudrez. 

—  Chère  Ketty,  mon  œil  embrasse  vos  lèvres  !... 


XI 


A  ce  moment  l'un  des  garçons  entra,  tenant  à  la  main 
in  papier  qu'il  présenta  à  Rebecca. 

Celle-ci  s'empressa  de  l'ouvrir.  Un  éclair  de  joie,  à  sa 
scture,  parut  sur  son  blême  visage.  Puis  se  levant  avec 
najesté  : 

j  —  Ladies,  s'écria-t-elle,  encore  un  nouveau  triomphe,! 
j'ne  députation  de  Kentuckiens  est  là  qui  demande  à  être 

îtroduite  afin  de  m'offrir  un  présent  au  nom  de  toii( 

État!  Je  veux  la  recevoir.  Vous,  soyez  devant  elle   fières 

.  dignes  comme  toujours. 

I  Elle  dit,  et  quitta  la  table  pour  aller  au-devant  de  ses 

Imirateurs. 

Palmer  profita  de  son  absence  pour  s'approcher  de  moi 
me  dire  : 

—  Je  n'y  tiens  plus  !  Vingt  fois  j'ai  essayé  de  lui  parler 

!  l'exposition  de  New- York,  de  la  guerre  d'Orient,  de 
isurrection  chinoise;  elle  s'obstine  et  revient  sans  cesse 

•  ne  dire  qu'elle  est  toile  de  mes  yeux  et  de  ma  barbe,  et 

[' elle  donnerait  tous  les  pantalons  du  monde   pour  un 


■180  L'AUTRE  MONDE 

ruban  de  moi.  Je  ne  sais  ce  qui  nie  fait  peur  davantage 
de  ses  longues  dents  jaunes  ou  de  ses  yeux  de  veau!... 

Tandis  qu'il  parlait  encore  ,  la  porte  de  la  salle  s'ouvri 
à  deux  battants,  et  laissa  entrer  une  foule  nombreuse  corn 
posée  de  presque  tous  les  gentlemen  qui  étaient  présent 
à  la  lecture  et  de  quelques  ladies  qui  avaient  laissé  per 
cer  dans  leur  costume,  encore  féminin,  leurs  sympathie 
pour  le  bloomérisme.  Les  unes  avaient  un  chapeau 
d'homme;  d'autres  portaient  un  gilet  sur  leurs  robes 
quelques-unes  enfin  avaient  accouplé  les  inexpressibltl 
avec  le  corsage  plus  ou  moins  décolleté  de  leur  dernièi; 
toilette  de  bal. 

L'une  d'elles,  l'oratrice  de  la  députation,  portait  sur 
bras  un  paquet  recouvert  d'une  enveloppe  de  gaze.  E 
se  détacha  du  groupe,  et,  s'adressant  à  Rebecca,  s'e 
prima  ainsi  : 

«  Illustre  et  noble  compatriote  !  le  Kentucky,  et  j'o> 
»  rais  dire  toute  l'Union,  nous  envoie  vers  vous  pour  vo 
»  dire  toute  l'admiration  que  lui  inspirent  vos  vertus 
»  votre  caractère,  toute  la  sympathie  qu'il  éprouve  po 
»  les  opinions  indépendantes  que  votre  grande  âme  p) 
»  fesse  et  défend  avec  une  si  magnifique  éloquence.  Gloi 
»  à  vous,  Rebecca  !  Gloire  à  ces  compagnes  de  vos  glorie 
»  travaux,  à  ces  disciples  de  votre  immense  génie  !  Cert 
»  si  le  présent  qu'avaient  à  vous  faire  vos  amis  avait 
»  être  en  rapport  avec  l'estime  qu'ils  ont  pour  vous, 
»  n'aurait  pas  été  assez  de  la  république  d'Andorre  ou 
»  l'empire  de  Monaco.  Mais  ce  n'est  pas  le  prix  de  vos  v 
»  tus  qu'ils  ont  voulu  vous  offrir;  non,  c'est  seulement  i 


L'AUTRE  MONDE  J   1 

»  signe  de  valeur  toute  morale  qui  fût.  comme  vous  l'avez 
»  dit  vous-même  si  brillamment  ce  soir,  la  représentation 
I  vivante  d'une  idée,  d'un  sentiment...  {Enlevant  la 
»  gaze  qui  cachait  le  présent.)  Recevez  donc,  ô  Rebecca  ' 
»  ce  mâle  symbole  de  votre  puissance,  ce  viril  attribut  de 
»  votre  génie,  ces  inexpressibles  enfin  que  vous  méri- 
»  tez  de  porter  le  jour  et  même  la  nuit  !...  »  (Hourahs 
bruyants  dans  toute  la  salle.) 

rebecca,  visiblement  déçue  et  s' adressant  à  la  troi- 
sième bloomériste.  —  Lucretia,  recevez  ce  présent.  (Puis 
se  tournant  vers  la  députation.)  Amis,  les  discours 
comme  celui  que  j'ai  prononcé  aujourd'hui  sont  bons  pour 
la  foule;  à  vous,  que  je  crois  plus  intelligents,  je  vous 
dirai  sans  phrase  le  fond  de  ma  pensée. 

Votre  cadeau  n'est  pas  complet  :  J'aimerais  mieux  ces 
inexpressibles  s'il  y  avait  un  homme  dedans  !  ,  (Les  bloo- 
néristes  poussent  des  cris  d'enthousiasme.) 
j  La  députation,  gentlemen  et  ladies,  rougit  jusqu'aux 

treilles.  Les  dames  prétendirent  que  les  bravos  et  les  fa- 
;igues  de  la  soirée  avaient  troublé  l'imagination  de  Re- 
becca. Plusieurs  Louisvilliens  affirmèrent  que  les  bouteilles 
>;ides  qui  gisaient  sur  la  table  du  souper  n'étaient  pas 

trangères  à  l'énormité  que  venait  de  prononcer mislress 

mith.  Tous  se  retirèrent  consternés. 


Historique. 


i 


182  L'AUTRE  MONDE 


XII 


Notre  partie  s'acheva  au  milieu  d'un  déraisonnement 
général.  Quoiqu'elles  eussent  beaucoup  parlé,  les  bloomé- 
ristes  n'en  avaient  pas  moins  mangé  et  bu  avec  verve  et 
entrain. 

Rebecca  porta  le  premier  toast  : 

A  l'abolition  des  préludes  en  toutes  choses  ! 

La  cinquième  bloomériste  proposa  le  second  : 

A  V extermination  des  hommes  timides  ! 

Ce  toast  tut  unanimement  appliqué  à  Grootz,  son  ver- 
tueux voisin. 

La  deuxième  bloomériste  : 

A  la  suppression  des  soupers  où  il  n'y  aura  pas  un 
nombre  égal  de  labiés  et  de  gentlemen! 

Palmer  sollicité  : 
A  notre  digestion  ! 

La  troisième  bloomériste  : 
A  la  maternité  indéfinie  chez  tous  les  bas-bleus  d> 
France! 

Grootz,  plein  encore  d'illusions  et  toujours  de  bon» 
foi  : 

A  l'avenir  du  bloomérisme  !  { Les  femmes  libres  écla 
tent  de  rire.) 


L'AUTRE  MONDE  183 

Zenobia  : 
A  la  prospérité  de  la  Gazette  des  Femmes. 

Flora  : 

A  l'amour  spontané  ! 

Ketty  : 

A  la  restauration  des  robes  à  volants!  (Exclamations 
diverses.) 

Moi: 

A  l'aimable  Ketty  ! 

Rebecca,  à  ce  dernier  toast ,  regarda  Palmer  d'un  air 
furieux;  la  cinquième  bloomériste  lança  à  Grootz  un  coup 
d'œil  plein  de  mépris;  les  autres  femmes  soupirèrent. 

Ketty,  se  levant,  m'embrassa,  au  grand  scandale  de  ses 
unies. 

Rebecca,  se  levant  à  son  tour  et  s'adressant  à  Palmer, 
ni  dit  d'un  ton  indigné  : 

—  Là  galante  conduite  de  M.  Julien  me  fait  apercevoir 
âe  la  brutalité  de  la  vôtre.  Je  vous  croyais  Français  :  vous 
l'êtes  que  le  dernier  des  Kcntuckiens  ! 

!  Et  donnant  le  signal,  elle  sortit  avec  toutes  ses  disci- 
les.  Ketty  seule  resta,  et  tandis  que  mistress  Smith  se  re- 
rait  elle  lui  cria  : 

—  Je  suis  jolie  et  j'ai  un  amoureux  :   comprenez-vous 
le  je  ne  puisse  plus  être  une  femme  libre? 

rebecca,  sèchement.  Je  ne  comptais  plus  sur  vous. 


184  L'AUTRE  MONDE 


XIII 


Le  reste  de  la  soirée  fut  ce  que  tous  pouvez  le  prévoir. 

Palmer,  redevenu  joyeux,  fit  apporter  de  nouveau  vin 
de  Champagne  ;  il  lui  semblait  ne  pouvoir  trop  célébrer  le 
départ  de  Rebecca. 

Grootz,  qui  jetait  sur  moi  de  temps  à  autre  un  regard 
furtif  et  embarrassé.,  avait  une  mine  éploree  ;  il  semblait 
attendre  mes  épigrammes  avec  une  résignation  qui  me 
toucha. 

Quant  à  moi,  je  n'eusse  pas  trouvé  Ketty  une  fort  belle 
fille,  que  je  l'eusse  aimée  de  toute  mon  àme  pour  son  in- 
telligence et  sa  gaieté. 

Nous  nous  séparâmes  à  une  heure  du  matin.  P aimer  c 
Grootz  restèrent  dans  l'hôtel,  tandis  que  je  fus  achever  la 
nuit  avec  Ketty,  dans  une  promenade  embellie  par  la  lune 
à  travers  la  campagne  de  Portland. 

On  vient  de  le  voir  donc;  les  femmes  de  l'Union,  pré- 
tendues libres,  ont  une  pente  énorme  à  se  lier. 

De  loin,  on  les  dirait  faites  de  marbre  ou  de  vertu;  on 
leur  croirait  des  âmes  indomptables,  des  cœurs  ossifiés. 

De  près,  on  s'aperçoit  que  leur  peau  est  chaude,  qui 
y  a  en  elles  quelque  chose  de  pétrissable,  qu'elles  sont 
enfin  accessibles  à  toutes  les  influences  extérieures  cômmi 
leurs  sœurs  les  plus  vulgaires. 

Le  bloomérisme,  en  Amérique  même,  n'est  qu'un  fan 


L'AUTRE  MONDE  183 

tome;  l'entière  émancipation  de  la  femme,  une  chimère. 
Cela  pourra  devenir  possible  dans  quelques  centaines 
d'années  ;  jusque-là  deux  choses  serviront  mieux  les 
femmes  que  le  plus  grand  génie  et  la  plus  vaste  intelli- 
gence :  c'est  la  grâce  de  leur  sourire  et  le  rayonnement 
de  leur  beauté. 


LA  VIE 


DANS  LES  HOTELS,  DANS  LES  BOARDINGS 

El    SLR    LES    STEAMBOATS. 


1 


De  Louisville,  Julien  monta  l'Ohio  jusqu'à  Pittsburg;  il 
s'arrêta  dans  plusieurs  villes  de  Test  et  du  nord,  et  enfin 
se  rendit  à  New-York,  où  nous  l'avons  trouvé.  L'histoire 
de  ses  dernières  impressions,  qui  se  rapportent  à  la  poli- 
tique et  aux  hommes  de  Washington,  aux  mœurs  des 
quakers  de  Pensylvanie,  à  la  littérature  et  au  journalisme 
américains,  mêlée  au  récit  rétrospectif  de  ses  aventures 
dans  la  Floride  et  sur  les  bords  du  lac  Michigan,  pourra 
me  fournir  plus  tard  l'occasion  de  nouveaux  entretiens. 
En  attendant,  laissez-moi  vous  dire  un  mot  de  la  vie 
d'hôtel,  de  nos  compatriotes  et  des  institutions  politiques 
chez  les  Américains. 


II 


Si  le  premier  et  plus  constant  besoin,  c'est,  pour  ui 
Anglais,  d'exalter  son  pays;  puur  un  Français,  de  vanta 


L'AUTRE  MONDE  187 

sa  personne;  pour  un  Italien,  de  chanter;  pour  un  Alle- 
mand, de  philosopher;  pour  un  Espagnol,  d'être  jaloux; 
pou  r  un  Russe,  d'être  fanfaron  ;  le  premier  et  plus  con- 
stant besoin  pour  un  Américain,  c'est  assurément  d'agir, 
ou  mieux,  de  se  transporter  d'une  extrémité  à  l'autre  de 
son  vaste  pays. 

En  effet,  il  n'est  pas  de  peuple  dans  le  monde  qui 
voyage  autant  et  avec  aussi  peu  de  préparatifs  que  les 
Américains.  Ils  partent  pour  une  distance  de  quatre  mille 
kilomètres  comme  nous  pourrions  le  faire  nous-mêmes 
pour  aller  de  Paris  à  Rouen. 

Je  dirai  plus  ;  ils  ne  prennent  souvent  pas  la  peine  d'em- 
porter une  malle  pour  leurs  plus  longs  voyages.  Le  vête- 
ment qu'ils  ont  sur  eux  le  jour  de  leur  départ  leur  suffit, 
sauf  à  s'arrêter  dans  la  première  ville  et  aux  premiers 
magasins  venus  pour  y  remplacer  la  dépouille  qu'ils  aban- 
donnent au  vent  du  chemin,  donnant  ainsi  à  leurs  péré- 
grinations la  vive  impulsion  caractérisée  par  ces  mots  : 
Go  ahead,  en  avant! 

Grâce  à  leurs  instincts  de  locomotion,  les  Américains 

but  naturellement  dû  soigner  davantage  tout  ce  qui  se 

apportait  à  la  lie  (V extérieur.  Aussi  leurs  hôtels  sont-ils 

ncomparables  pour  la  grandeur,  le  luxe  et  l'administra- 

ion.  Que  sont  les  établissements  de  ce  genre  en  Europe, 

OHiparés  à  ceux  des  États-Unis,  dont  la  plupart,  reçoivent 

u  entretiennent  chaque  jour  de  mille  à  quinze  cents 

oyageurs?  Chez  nous,  je  ne  vois  pas  trop  quelle  différence 

y  a  entre  ce  que  les  voyageurs  appellent  un  hôtel,  et  ce 

ne  les  locataires  appellent  une  maison.  Dans  l'un  comme 

ms  l'autre,  on  n'entre  qu'après  avoir  fait  constater  son 


188  L'AUTRE  MONDE 

identité  par  le  concierge;  c'est  à  peu  près  le  même  silence 
et  le  même  sérieux,  le  même  empressement  à  s'éviter 
entre  locataires  ou  voyageurs.  Là-bas,  au  contraire,  c'ot 
un  va-et-vient  perpétuel;  les  vestibules,  les  salles  de  ro- 
tonde, les  barres,  les  parloirs,  les  chambres  de  lecture, 
tout  est  plein,  non-seulement  de  voyageurs,  mais  aussi 
d'oisifs  venus  pour  causer  ou  apprendre  les  nouvelles  du 
jour;  car  l'entrée  des  hôtels  est  publique.  Si  le  mouve- 
ment, c'est  la  vie,  il  n'y  a  pas  de  centre  dans  le  monde 
où  Ton  consomme  plus  d'existence  dans  vingt-quatre 
heures  que  dans  les  hôtels  aux  États-Unis. 

Les  moindres  entreprises  en  Amérique  se  font  par  asso- 
ciation. De  là,  comme  de  quelques  autres  causes  toutes 
locales,  provient  sans  doute  cette  âpre  énergie  qui  est  le 
trait  dominant  du  caractère  américain.  Les  hôtels,  par 
conséquent,  sont  la  propriété,  non  d'un  seul,  mais  de 
plusieurs  capitalistes.  Aussi,  la  distribution  et  l'économie 
en  sont-elles  largement  entendues.  Les  chambres  à  cou- 
cher seules  n'ont  généralement  pas  le  comfortable  qu'elles 
connaissent  dans  les  grands  hôtels  de  France  et  d'Angle- 
terre. Quant  aux  salons,  la  magnificence  et  le  luxe  dé- 
ployés y  sont  inouïs.  Vastes  autant  que  splendides.  ils 
contiennent  pour  une  somme  fabuleuse  de  tapis,  de  glaces. 
de  tentures,  de  bronzes,  d'ameublement.  Les  salles  à 
manger  ont  des  proportions  inconnues  en  Europe  ;  les  r«- 
ding-rooms  (salons de  lecture)  sont  fournis  d'un  nombre 
prodigieux  de  gazettes,  de  magazines  et  autres  publica- 
tions. L'office  des  hôtels  Me  bureau)  est  une  merveille  d< 
réglementation.  C'est  là  que  se  trouve  le  registre  où  le* 
voyageurs  viennent   inscrire  leurs  noms,  la  date  de 


L'AUTRE  MONDE  189 

privée  et  celle  de  leur  départ;  que  se  dépose  toute  lettre 
m  tout  paquet  à  leur  adresse;  que  se  rapporte  la  clef  de 
naque  chambre  ;  que  se  payent  les  comptes  particuliers 
ît  généraux;  que  se  trouvent  tous  les  genres  de  rensei- 
gnements et  d'indications  à  l'usage  des  étrangers.  La  salle 
ians  laquelle  se  trouve  l'office  contient  plusieurs  bancs 
)ccupés  sans  cesse  par  des  garçons  aux  ordres  des  com- 
iris.  Les  barres,  institution  toute  américaine,  forment 
me  dépendance  obligée  des  hôtels.  Ce  sont  des  salles 
3avées  de  marbre  et  pourvues  d'un  long  et  large  comptoir 
)ù  se  débitent  des  vins  et  des  liqueurs  de  toutes  prove- 
nances. 

La  ferme  de  ces  barres,  ainsi  que  celle  des  barres  de 
meamboats,  se  paye  quelquefois  un  prix  extravagant.  Les 
idjudicataires,  néanmoins,  trouvent  encore  le  moyen  de 
ligner  par  an  plusieurs  milliers  de  dollars,  tant  est  géné- 
rale et  constante  la  consommation  des  liqueurs  pour 
toute  ri'nion.  Les  Américains  ne  boivent  à  leurs  repas 
(jue  de  l'eau  ou  du  thé.  Le  soir  venu,  ils  n'en  ont  pas 
moins  consommé  dans  leur  journée  une  ou  plusieurs  bou- 
teilles de  spiritueux,  car  à  chaque  ami  qu'ils  rencontrent 
ils  ne  manquent  jamais  de  terminer  leur  conversation  par 
:ette  phrase  stéréotypée:  Let  us  go  lotake  a  drinkl  C'est 
me  mode  à  laquelle  obéissent  avec  le  même  empresse- 
nent  et  le  cabman  (cocher1,  et  le  journaliste,  et  le  ban- 
mier. 
1  En  dehors  de  ces  divisions  toutes  générales,  quelques 

rands  hôtels  des  États-Unis  ont  ce  qu'on  appelle  the  bri- 
le-room  l'appartement  de  la  mariée).  C'est  une  chambre 
aagnifiquement  et  voluptueusement  meublée,  où  l'or,  la 


160  L  AUTRE  MONDE 

soie,  les  broderies,  le  velours,  les  dentelles,  se  marient 
harmonieusement  dans  un  demi-jour  tranquille  et  pares- 
seux. On  la  loue  cent  piastres  pour  vingt-quatre  heures 
aux  nouveaux  mariés  qui  désirent  y  passer  leur  première 
nuit  de  noces.  C'est  une  fantaisie  qu'aiment  surtout  à  se 
payer  les  Américains  qui  vivent  habituellement  sur  leurs 
plantations. 

Dans  plusieurs  capitales  de  l'Union,  les  hôtels  sont 
moins  des  constructions  particulières  que  de  véritables 
monuments  publics.  L'hôtel  Saint- Nicolas,  à  New-York; 
Planter  s  Home,  à  Saint-Louis;  l'hôtel  de  l'Union,  à 
NYashington  ;  l'hôtel  Saint-Louis  et  Y  hôtel  Saint-Charles, 
à  la  Nouvelle-Orléans,  comptent  parmi  les  édifices  les  plus 
grandioses  et  représentent  un  énorme  capital.  Le  seul 
Aïtov-Housr,  à  New-York,  a  coûté  quatre  millions  ! 


ni 


Le  prix  ordinaire  dans  les  hôtels  varie  de  deux  piastres 
et  demie  à  cinq  piastres  par  jour.  Dès  qu'il  arrive,  le  voya- 
geur passe  à  l'office,  et  dépose  là  tout  ce  qu'il  peut  avoir 
de  précieux.  La  sonnette  de  chaque  chambre  correspond 
à  un  vaste  cadre  placé  en  vue  des  employés.  Mise  en 
mouvement,  elle  abat  une  petite  plaque  de  cuivre  sur  le 
tableau,  qui  laisse  à  découvert  le  numéro  de  la  chambre 
qui  appelle.  C'est  ce  que  j'ai  vu  de  plus  ingénieux  dan- 
ce  pays  où  le  génie  de  l'utile  est  universel. 

Les  services  de  table  sont  partout  riches  et  même 
luxueux  ;  les  repas,  qui  ont  lieu,   pour  le  déjeuner,  <1« 


1/AUTRE  MONDE  191 

sept  à  onze  heures,  pour4e  lunch  (goîiter),  de  une  à  trois 
heures  de  l'après-midi,  pour  le  diner,  à  cinq  heures,  et 
pour  le  thé,  à  huit  heures,  sont  abondants  et  quelquefois 
gargantuéliques.  Dans  je  ne  me  rappelle  plus  quel  hôtel  sur 
les  bords  du  lac  Miehigan,  j'ai  vu  servir  deux  chevreuils 
entiers  cuits  à  la  vapeur,  pour  une  seule  table  où  on  ne 
comptait  pas  moins  de  trois  cents  voyageurs.  A  Québec, 
j'ai  vu  également  servir  à  la  fois  plusieurs  saumons  de 
près  de  cinq  pieds  de  longueur  chacun.  L'appétit  général, 
il  faut  le  dire,  est  partout  à  la  hauteur  des  cartes  môme 
les  plus  lourdes. 


IV 


Les  Américaines  à  l'hôtel  font  sans  cesse  des  toilettes 
éblouissantes.  Dès  trois  heures  de  l'après-midi,  elles  sont 
en  robes  à  volants  décolletées,  la  poitrine  et  les  bras  nus, 
et  resplendissent  de  bijoux  et  de  diamants  comme  pour 
un  bal  diplomatique  ;  elles  ignorent  complètement  cet  art 
dans  lequel  la  Française  triomphe  :  l'art  de  se  mettre  en 
négligé.  Elles  se  réunissent  de  bonne  heure  dans  les  sa- 
lons, causent,  lisent,  dansent  ou  flirtent  avec  des  amis 
qu'on  leur  a  présentés  la  veille  ou  le  jour  même.  La  toi- 
lette des  hommes  est  généralement  libre  ;  cependant  les 
règlements  de  quelques  hôtels  sur  les  bords  du  golfe  du 
Mexique,  en  Louisiane  ou  dans  l'Alabama,  exigent  pour  le 
dîner  l'habit  noir  et  le  gilet  blanc. 

Cette  existence,  à  la  lois  indépendante,  comfortablc  et 


19à  L'AUTRE  MONDE 

joyeuse,  qu'on  est  toujours  sur  de  mener  dans  les  hôtels 
de  l'Union,  a  dû  naturellement  avoir  de  l'attrait  pour  un 
peuple  qui  n'aperçoit  de  vie  que  dans  le  bruit  et  dans 
l'agitation.  Aussi  beaucoup  de  familles  américaines,  jouis- 
sant d'un  certain  revenu,  mais  ne  voulant  ou  ne  pouvant 
pas  supporter  les  embarras  et  les  dépenses  d'un  grand 
train  de  maison,  vont-elles  vivre  à  l'hôtel  d'une  manière 
permanente. 

Là,  pour  une  somme  relativement  minime,  elles  trou- 
vent un  intérieur  commode  et  élégant,  des  salons  magni- 
fiques, une  nourriture  pour  leurs  goûts  les  plus  fantasques 
et  leurs  appétits  les  plus  étonnants,  un  service  intelligent 
et  prompt,  des  journaux  et  des  publications  de  toutes  les 
capitales  des  États  ;  enfin,  une  société  nombreuse  et  sou- 
vent renouvelée,  au  sein  de  laquelle  elles  savent  vite  se 
faire  des  amis  et  se  créer  des  relations  utiles  au  commerce 
de  leurs  chefs. 

Dans  un  pays  nouveau,  où  le  travail  est  la  préoccupa- 
tion unique  et  générale,  ces  instincts  de  sociabilité  sont 
un  élément  nouveau  de  richesse  et  de  progrès.  Ils  favori- 
sent le  luxe,  étendent  les  idées,  accroissent  les  lumières. 
Sans  doute  les  chemins  de  fer,  les  télégraphes  électriques, 
les  bateaux  à  vapeur,  sont  des  auxiliaires  bien  précieux 
pour  une  société  qui  commence  ;  mais,  aux  États-Unis,  i! 
y  a  quelque  chose  qui  aide  plus  puissamment  la  civili- 
sation que  tous  ces  triomphes  de  la  science  :  ce  sont  k> 
hôtels  ! 


L'AUTRE  MONDE  193 

V 

.es  boardings  ne  reçoivent  d'hôtes  que  sur  présenta- 
1  ;  c'est  en  cela  surtout  qu'ils  diffèrent  des  hôtels.  Ils 
t  tous  tenus  par  des  femmes  ;  la  plupart  sont  des  veuves 
int  perdu  leur  fortune  ;  d'autres  sont  des  misses  im-  ' 
sibles  à  marier  ;  quelques-unes  jouissent  d'un  époux, 
is  celui-ci  alors  n'est  que  le  commis  de  sa  femme,  et  ne 
ïcupe  en  rien  des  détails  ni  de  l'administration  de  Té- 
lissement. 

)ans  le  plus  grand  nombre  des  boardings,  la  pension 
complète;  dans  d'autres,  elle  se  borne  aux  repas.  Cer- 
is  boardings  du  nord  sont  richement  conduits.  Avec 
;ablc  et  le  logement,  ils  comprennent  l'usage  des  pai- 
rs et  des  salons.  Là,  plus  intimement  que  dans  les  hô- 
?,  on  se  réunit  le  soir,  on  danse,  on  fait  de  la  musique, 
mène  joyeuse  vie.  Dans  la  saison  des  bals,  les  maîtresses 
ces  boardings  donnent  deux  fois  par  semaine  des  soi- 
îs  dansantes  à  leurs  pensionnaires,  qui  ont  la  faculté 
amener  leurs  connaissances.  Pour  les  jeunes  gens,  il 
saurait  y  avoir  de  centre  plus  agréable  que  ces  mai- 
is  où  la  tranquilité  et  le  comfort  se  réunissent  à  l'élé- 
îce  et  aux  charmes  d'une  aimable  compagnie. 
3es  médecins,  des  avocats,  des  voyageurs  de  commerce, 
i  commis  de  banque,  des  marchands,  des  étrangers, 
•ils  ou  avec  leurs  femmes,  sont  les  hôtes  ordinaires  des 
Urdinij*.  Des  familles  entières  vont  également  vivre  dans 
I;  pensions,  qui  sont  à  la  t'ois  moins  coûteuses  et  moins 
tiyantes  que  les  hôtels.  L'heure  des  repas  est  à  peu  près 

13 


J94  L'AUTRE  MONDE 

• 

la  même  que  dans  ceux-ci;  quant  au  prix  moyen,  il  vïi 
de  dix  à  quinze  piastres  par  semaine. 

—  Mais  dira-t-on,  cette  vie  presque  de  famille,,  ces  r»| 
lions  incessantes,  ces  soirées  où  Ton  commence  par  la  1 
litesse  et  où  l'on  finit  par  l'intimité,  cet  échange  cont] 
d'attentions  charmantes,  de  procédés  galants,  tout  celai 
finit-il  pas  souvent  par  amener  des  scènes  de  jalousie 
des  situations  compromettantes? 

—  Non,  la  femme  légère  est  inconnue  aux  États-U 
Elles  s'amusent  toutes  bruyamment,  rient  aux  écl 
parlent  en  criant,  dansent  d'une  façon  étrange  :  accepl 
leurs  mœurs  et  leurs  usages,  nul  pourtant  ne  peut  < 
qu'il  a  vu  publiquement  se  compromettre  l'une  d'el 
car  il  y  a  quelque  chose  d'aussi  muet  que  la  tombe 
sont  les  amours  d'une  Américaine! 


VI 


La  vie  à  bord  des  steamboats,  quoiqu'elle  ne  soitpasâ 
variée,  n'en  a  pas  moins  des  charmes  réels.  Qui  n'a 
tendu  parler  de  ces  magnifiques  bateaux  à  vapeur  n 
guant  sur  le  lac  Éric,  sur  l'Hudson,  l'Ohio,  le  Missis 
ou  le  Saint-Laurent?  bateaux  qui  coûtent  quelquefois 
million  et  qui  rapportent  dans  une  saison  de  si\rii 
jusqu'à  deux  eent  cinquante  mille  francs  de  bénéfifl 
leurs  propriétaires!  L'Éclipsé,  steamboat  qui  fait  les^c 
ges,  aller  et  venir,  entre  la  Nouvelle -Orléans  et  Lo 
Aille,  a  près  de  trois  cenls  pieds  de  longueur.  L'iniéii 


L'AUTRE  MONDE  195 

crime  magnificence  incroyable;  le  salon  des  femmes, 
nme  celui  des  gentlemen ,  dépasse  en  richesse  et 
élégance  les  plus  splendides  bateaux  d'Angleterre. 
Eclipse  contient  environ  deux  cents  chambres  et  cinq 
its  lits.  Sur  le  panneau  des  portes  est  peinte  avec 
n,  et  quelquefois  avec  art,  une  Vue  prise  sur  les  bords 
TOhio  ou  du  Missouri.  Avec  la  peinture,  ont  prodi- 
s  leurs  merveilles  la  dorure,  la  sculpture  et  la  tapisse- 
.  Autour  du  steamboat,  qui  ressemble  à  un  palais  flot- 
it,  règne  une  galerie  extérieure  du  haut  de  laquelle  le 
fageur  peut  admirer  les  plantations  qui  bordent  le  vieux 
mhacébê. 

Les  repas  et  le  service  sont  en  rapport  avec  tout  ce  luxe. 
s  machines  sont  à  basse  pression  et  d'une  force  qui  a 
'mis  à  ce  puissant  bateau  de  remonter  le  courant  du 
îve  et  de  parcourir  douze  cents  milles  en  quatre  jours, 
sieurs  autres  steamboats  mettent  généralement  de  sept 
euf  jours  pour  faire  le  même  trajet.  Mais,  quoiqu'ils  ne 
nt  ni  aussi  bons  marcheurs  ni  aussi  splendides  d'ap- 
înce,  leurs  tables  et  leurs  salons  n'en  sont  pas  moins 
les  des  plus  riches  voyageurs.  Il  n'est  pas  rare  de  voir 
habitants  du  Kentucky,  de  l'Indiana  et  du  Missouri, 
ibarquer  à  Louisville,  au  Caire  ou  à  Saint-Louis,  dés- 
ire à  la  Nouvelle-Orléans,  où  ils  s'arrêtent  quelques 
3,  et  remonter  ensuite  jusqu'à  leur  point  de  dépari , 
t  ainsi  restés  près  de  trois  semaines  sur  le  fleuve, 
dément  pour  le  plaisir  de  vivre  quelque  temps  hors 
îez  eux ,  et  de  changer  constamment  de  point  de  a  ue 
sortir  du  milieu  le  plus  comfortable. 
distractions,  d'ailleurs,  qui  se  rencontrent  à  bord 


196  L'AUTRE  MONDE 

de  ces  steamboats,  sont  tout  ce  qu'il  faut  pour  les  Ai 
ricains.  Fumer,  causer,  boire  ou  jouer,  voilà  pour 
hommes;  quant  aux  femmes,  elles  lisent,  brodent 
jouent  sur  le  piano  de  leur  salon  des  airs  inédits.  Je 
rencontré  qu'en  France  des  femmes  qui  sussent  ne  i 
faire. 


VII 


On  l'a  déjà  vu  précédemment,  les  steamboats,  cor 
les  hôtels,  sont  souvent  infestés  d'une  certaine  classa 
voyageurs  aussi  dangereux  qu'intelligents.  On  les  apï 
les  gamblers  (joueurs) .  Ils  vont  toujours  deux  ou  tro  c 
compagnie  et  sans  avoir  l'air  de  se  connaître.  Partoi  o 
ils  s'arrêtent,  ils  forment  vite  dei  liaisons,  car  les  An  r 
cains,  ayant  sans  cesse  en  vue  d'étendre  leurs  relata: 
acceptent  toujours  la  conversation  du  premier  venu,  h 
ils  amènent  adroitement  une  partie  dans  laquelle  ils  m 
sûrs  d'avance  du  résultat.  Lorsqu'ils  sont  seuls,  ils  ei 
tendent  quelquefois  avec  les  bar-keepers.  Leur  jeu  :b 
tuel  est  le  pocher,  combinaison  infernale  qui  favori.'  a 
plus  haut  point  la  friponnerie;  car,  avec  certaines  (*fa 
dans  les  mains,  le  gambler  peut,  sur  un  simple  enj»  d 
cinq  piastres,  entraîner  d'un  coup  ses  adversaires  ;  m 
perte  de  plusieurs  milliers  de  dollars.  Rien  n'égale  eu 
sang-froid  sauvage  dans  ces  parties  désespérées,  qi  or 
quelquefois  pour  terme  fatal  la  ruine  ou  la  mort  do\\ 
sieurs  hommes.  Sur  leurs  physionomies,  impassibl  ( 
mornes,  se  voit,  pour  qui  sait  y  lire,  quelque  chose  de  ru 


L'AUTRE  MONDE  197 

reux  et  de  fatal.  Tantôt  leur  regard  devient  fixe  :  on 
irait  qu'ils  méditent  le  bris  d'une  serrure  ou  l'enfoncer 
lent  d'un  coffre-fort;  tantôt  il  s'illumine  d'un  éclair  : 
est  leur  victime  qu'ils  voient  déjà  palpitante  sous  leurs 
eds.  Malgré  tout  leur  génie,  ils  n'échappent  pourtant  pas 
i  fois  à  autre  au  sort  qu'ils  méritent.  Là  où  on  soupçonne 
ur  présence,  on  joue  pistolets  sur  table;  il  ne  se  passe 
is  de  semaine  aux  États-Unis  où  il  n'en  périsse  quelqu'un 
us  les  coups  d'un  poignard  ou  d'un  revolver.  Un  grand 
)mbre  de  cités  ont  fait  contre  eux  les  règlements  les 
us  sévères.  Il  y  a  quelques  années,  Wicksburg  en  fit 
le  razzia  complète;  plusieurs  gamblers  qui  s'étaient 
►stinés  à  demeurer  dans  la  ville  furent  pendus. 


VIII 


Les  récits  de  Julien  nous  l'ont  démontré  :  il  y  a  loin  du 
ississipi  réel  au  Mississipi  de  M.  de  Chateaubriand.  Vu 
i  bas  en  haut  ou  de  haut  en  bas,  les  perspectives  en 
>nt  grandioses,  presque  infinies;  mais  ses  bords,  qui  dé- 
issent  à  peine  le  niveau  de  l'eau,  sont  d'une  désolante 
liformité.  L'œil  ne  commence  à  être  réjoui  qu'en  Loui- 
ane,  par  la  vue  de  magnifiques  champs  de  cannes  ou  de 
)ton,  choses  qui  n'existaient  pas  au  temps  où  René  soli- 
quait  sur  le  Père  des  Eaux. 

Ce  n'est  donc  pas  l'attrait  des  grandes  beautés  natu- 
Ues  qui  porte  les  planteurs  de  l'ouest  et  du  centre  à 
er  vivre  plusieurs  semaines  à  bord  des  hôtels  flottants 


198  L'AUTRE  MONDE 

du  Mississipi ;  non.  C'est  une  justice  à  rendre  d'ailleurs 
aux  Américains  ;  ils  vont  et  viennent  dans  leur  pa\  s,  à 
travers  les  splendeurs,  les  magnificences  et  les  prodiges 
de  la  création,  sans  paraître  seulement  s'apercevoir  qu'il-* 
y  a  dans  le  ciel  plus  d'azur  et  de  lumière,  dans  l'horizon:' 
plus  d'étendue,  dans  les  cataractes  plus  d'écume,  sur  les 
montagnes  plus  de  neige,  dans  les  forêts  plus  de  mystère../  : 
Toutes  ces  sensations,  qui,  chez  nous,  sont  le  signal  de 
rêveries  prolongées,  d'aspirations  ardentes,  d'extases  in- 
dicibles, leur  sont  complètement  inconnues. 

L'Américain  voyage  pour  obéir,  ai-je  dit,  à  un  besoin 
inné  de  locomotion  et  de  calcul.  La  préoccupation  du 
mieux  dans  le  positif  le  poursuit  et  l'absorbe  constam- 
ment. Il  part  souvent,  sans  dessein  arrêté,  pour  se  faire 
de  nouvelles  connaissances;  pour  apprendre,  de  voyageurs 
comme  lui,  les  habitudes  commerciales  et  le  genre  d'af- 
faires qu'il  ignore  ;  pour  voir  de  ses  propres  yeux  les  terres 
qui  pourraient  être  avantageuses  à  ses  projets  d'agrono- 
mie; pour  connaître  quelles  idées  prédominent  dans  telle 
ou  telle  partie  de  l'Union,  et  en  déduire  le  motif  d'uae 
spéculation  nouvelle. 

Si  je  croyais  aux  États-Unis  comme  nation,  je  dirais 
que  leur  peuple  est  un  peuple  étonnant,  qui  fera  faire  au 
monde,  rien  que  par  sa  fiévreuse  activité  et  sa  cupide 
énergie,  un  pas  définitif  vers  le  progrès  absolu.  C'est  aux 
Américains  sûrement  que  revient  d'avance  l'honneur  de 
toutes  les  inventions  utiles  de  l'avenir.  D'autres  peuples 
seront  les  poètes,  les  législateurs,  les  prêtres  de  la  civili- 
sation prochaine;  eux  en  seront  les  pionniers.  C'est  en 
1  lance,  en  Italie  ou  en  Allemagne,  que  s'écrira  la  grande 


L'AUTRE  MONDE  199 

>pée  moderne;  c'est  aux  États-Unis  que  doit  se  trouver, 
est  trouvante,  le  secret  du  mouvement  perpétuel! 


IX 


e  m'étonne  que  Paris,  cette  ville  qui  aspire  à  la  fois  à 
b  l'œil  et  le  cœur  du  monde,  n'ait  pas  encore  vu  s'éle- 
■  dans  son  sein  une  construction  grandiose  pouvant 
vir  de  caravansérail  aux  voyageurs  du  inonde  entier.  Elle 
Errait  cependant  prendre  ses  modèles  dans  trente  villes 
l'Union.  Comment  se  fait-il  que,  dans  un  pays  comme  le 
;re,  chez  un  peuple  qu'on  dit  le  plus  sociable  du  monde, 
ait  aussi  peu  songé  à  rendre  agréable,  charmante,  fa- 
2,  et  partant  générale,  la  vie  d'extérieur?  Comment 
f  a-t-il  pas  à  Paris,  comme  en  Amérique,  des  hôtels  à 
itrée  libre,  aux  registres  publics;  des  hôtels  pourvus 
salles,  qui  deviendraient  autant  de  Bourses  et  de  lieux 
rendez -vous  pour  les  hommes  d'affaires,  autant  de 
îtres  à  nouvelles  pour  les  oisifs;  des  hôtels  qui  seraient 
îommés  pour  le  luxe  et  la  somptuosité  de  leur  table  ; 
i  feraient  faire  de  la  bonne  musique  le  soir  dans  leurs 
ons  et  les  enrichiraient  de  publications  attachantes  et 
volumes  illustrés,  afin  d'y  provoquer  la  réunion  de  leurs 
tes  ?  C'est  en  rendant  leur  séjour  agréable  qu'ils  parvien- 
nent à  changer  en  plaisir  pour  leurs  voyageurs  ce  qui 
st  souvent  pour  ceux-ci  qu'une  affaire  ou  une  nécessité. 
>rs  ils  verraient  leurs  bénéfices  s'accroître;  car  non- 
ilement  on  ne  serait  plus  aussi  pressé  d'en  partir,  mais 
mode,  ce  dieu  si  accessible  à  qui  sait  le  [nier,  la  mode 


200  L'AUTRE  iMONDE 

s'en  mêlerait,  et  il  deviendrait  tout  à  fait  de  bon  ton  d'à 
1er  vivre  dans  le  milieu  élégant  et  commode  qu'ils  ai 
raient  su  préparer. 


A  ceux  qui  diraient  que  de  semblables  établissement 
possibles  dans  le  Nouveau-Monde,  contrée  essentielleme 
démocratique,  ne  sauraient  se  soutenir  en  France,  où  I 
mœurs  générales  protestent  contre  le  principe  d'égali 
proclamé  par  les  lois,  je  répondrais  :  que  la  démocratie  d 
États-Unis  est  le  plus  grand  mensonge  de  ce  siècle;  que 
peuple  du  monde,  au  contraire,  le  plus  invincibleme 
porté  vers  l'aristocratie,  c'est  le  peuple  de  l'Union;  enfi 
que,  dans  cinquante  ans,  le  pays  qui  sera  devenu  le  cent 
de  monarchisme  le  plus  ardent  et  le  plus  passionné 
toute  la  terre,  ce  sont  ces  mêmes  États-Unis,  qui  reçoive 
et  absorbent  pourtant  à  flots,  chaque  année,  la  plèbe 
toutes  les" nations  !... 


DU  PROTESTANTISME 

DE    L'ÉGALITÉ    ET    DE    LA    LIBERTE 


AUX   ÉTATS-UNIS. 


I 


L'opinion  générale,  en  France,  est  pour  les  États-Unis. 
C'est  qu'on  a  pris  au  sérieux  les  rêveries  de  quelques 
hommes  de  talent  qui  ont  écrit  sur  l'Amérique.  Heureu- 
sement les  faits  se  feront  jour  peu  à  peu,  et  l'opinion  re- 
viendra. En  attendant,  j'adresse  ce  dernier  chapitre  à  ceux 
qui  ont  des  yeux  pour  voir  et  des  oreilles  pour  entendre. 
Je  m'engage  à  être  impartiale  :  je  ne  leur  demande  que 
d'être  de  honne  foi. 

Voilà  près  de  trois  quarts  de  siècle  qu'une  douhle  expé- 
rience de  liberté  religieuse  et  de  liberté  politique  se  fait 
aux  États-Unis.  A-t-elle  réussi,  a-t-elle  échoué?  Toutes 
nos  institutions  sont-elles  en  péril,  ou  bien  les  défenseurs 
de  l'autorité  et  de  la  tradition  ont-ils  pour  eux  une  grande 
preuve  de  plus,  une  république  à  coucher,  dans  l'histoire, 
au  rang  des  républiques  mortes  par  trop  de  liberté?... 


202  L'AUTRE  MONDE 

C'est  peut-être  pour  la  première  et  dernière  fois  qu'il 
est  permis  à  l'individualisme  de  se  produire  ainsi  dans 
toutes  les  divergences  de  sa  nature,  sans  contrôle  et  sans 
frein,  et  que  l'humanité  est  destinée  à  voir  le  spectacle 
d'une  démocratie.  Mais  examinons  d'abord  la  société  re- 
ligieuse, dont  l'intelligence  est,  avant  tout,  nécessaire 
pour  comprendre  la  société  politique  et  civile  des  Amé- 
ricains. 


II 


LE    PROTESTANTISME. 

11  est  peu  de  pays  où  la  religion  se  mêle  autant  aux 
actes  de  la  vie.  Elle  inscrit  les  naissances,  fait  les  maria- 
ges,  règle  l'esprit  de  famille  et  préside  continuellement 
aux  élections,  où  le  reproche  d'irréligion  est  d'ordinaire 
fatal  aux  candidats.  Le  protestantisme  a  fait  ce  peuple  ce 
qu'il  est;  il  lui  a  donné  sa  forme  politique,  et  a  inspiré 
jusqu'à  sa  législation  criminelle. 

Une  multitude  de  sectes  se  partagent  le  territoire  de 
l'Union. 

Voici  le  nom  des  principales  : 

Les  Baptistes. 

Les  Méthodistes  abolitionnistes. 

Les  Méthodistes  non  abolitionnistes. 

Les  Presbytériens  de  la  vieille  école. 

Les  Presbytériens  de  ia  nouvelle  école. 

Les  Congrégationalistes. 

Les  Episcopaliens. 


L'AUTRE  MONDE  203 

Les  Universalises. 

Les  Luthériens. 

Les  Amis. 

LesUnitairiens. 

Les  Dunckers. 

Les  Swcdemborgiens. 

Les  Membres  de  l'Église  libre. 

Les  Chrétiens  de  la  Bible,  etc.,  etc. 

Ainsi,  voilà  une  foule  de.  sectes  sorties  du  vieux  tronc 
catholique,  en  moins  de  quatre  siècles,  grâce  à  la  supré- 
matie du  sens  privé.  Plus  de  la  moitié  de  ces  Églises  dissi- 
dentes ont  reçu  leurs  croyances  du  vieux  monde,  de  l'An- 
gleterre surtout.  Les  autres,  nées  sur  le  sol  môme  de 
l'Union,  sont  d'une  origine  toute  récente.  Les  Mormons 
datent  d'hier;  le  fondateur  du  Millérisme  était  encore,  il 
y  a  quelque  temps,  à  la  tète  de  ses  adhérents;  les  villages 
monastiques  des  Trembîears  s'achèvent  à  peine;  il  y  a 
peu  d'années,  l'apôtre  du  campbélisme  était  engagé  dans 
une  grande  et  solennelle  discussion  religieuse  avec  l'évè- 
que  catholique  de  Cincinnati:  beaucoup  d'Américains  se 
souviennent  d'avoir  vu  passer  John  Wesley  par  les  villes  et 
les  hameaux,  une  Bible  sous  le  bras,  prêchant,  comme  en 
Angleterre,  contre  l'Église  établie;  enfin  une  foule  de  gens 
ont  eu  occasion  d'entendre  l'un  des  premiers  orateurs  de 
l'unitérianisme,  M.  Fornex,  nier,  comme  Arius,  la  divinité 
du  Christ.  N'y  eut-il  pas,  au  mois  de  mai  18i.'i,  à  New- 
York,  une  grande  assemblée  dans  laquelle  on  attaqua  ou- 
vertement, non  pas  le  catholicisme  en  particulier,  mais  le 
christianisme  en  général,  au  nom  de  la  civilisation,  dont 
cette  secte  nouvelle  l'accusait  de  contrarier  la  marche?  Je 


204  L'AUTRE  MONDE 

ne  parle  pas  crime  multitude  de  ministres  qui,  pour  de 
petites  raisons  de  doctrine  ou  d'intérêt  particulier,  sortent 
chaque  année  des  grandes  communions  protestantes,  et  se 
bâtissent  à  part  une  Église  qui  ne  doit  jamais  durer  plus 
qu'eux.  C'est  chose  fréquente  aux  États-Unis,  dans  les 
grandes  villes  principalement,  que  d'entendre  désigner  les 
temples  par  les  noms  des  ministres;  et,  en  effet,  le  dogme 
qui  s'y  prêche  se  distingue,  par  quelque  point,  de  tous  les 
dogmes  connus.  Un  prédicateur  baptiste,  M.  Burrows, 
ayant  été  censuré  par  l'autorité  ecclésiastique  de  sa  secte 
pour  avoir  pris  part  aux  émeutes  de  Philadelphie  contre 
les  catholiques,  se  sépara  incontinent  de  ses  coreligion- 
naires, condamna  leurs  croyances,  et,  de  son  autorité  pri- 
vée, ouvrit  une  nouvelle  Église.  Elle  fut  bientôt  remplie 
de  fidèles;  car,  aux  États-Unis,  il  n'y  a  pas  d'enseigne- 
ment religieux  si  absurde  qui  ne  trouve  des  disciples  de 
bonne  foi. 


III 


Pourquoi  cela?  Parce  que  le  protestantisme,  qui  domine 
en  Amérique,  est  impuissant  à  remplir  le  cœur  de  l'homme. 
Il  ne  sait  pas  lui  donner  la  certitude  de  son  avenir.  Ce- 
lui-ci quitte  une  secte  pour  en  suivre  une  autre;  celui-là 
imagine  une  nouvelle  croyance;  la  plupart  courent  à  ce 
qui  est  nouveau,  dans  l'espoir  d'y  trouver  l'appui  qui 
manque  à  leur  foi  ;  c'est  en  vain  :  la  nuit  continue  tou- 
jours à  les  envelopper. 


L'AUTRE  MONDE  505 

Le  droit  de  libre  examen  règne  par  tonte  l'Union.  Les 
conséquences  dont  il  était  gros  étonneraient  fort  aujour- 
d'hui, ce  me  semble,  ceux  qui  jadis  le  professèrent  les 
premiers;  même  Luther,  qui  écrivit  contre  Carlostadt; 
même  Calvin,  qui  fit  brûler  Servet.  Il  a  marché  plus  vite 
en  Amérique  que  partout  ailleurs;  sous  le  régime  répu- 
blicain que  sous  l'ancien  régime  colonial;  dans  les  nou- 
veaux États  de  l'ouest  que  dans  les  vieux  États  de  l'est  et 
du  sud.  Les  libres  penseurs  (!)  pullulent  parmi  les  popula- 
tions des  vallées  de  l'Ohio  et  du  Mississipi.  Là  naissent  les 
théories  les  plus  étranges,  les  pratiques  les  plus  bizarres; 
là  sont  les  Mormons,  les  Trembleurs,  les  Campbélistes  ;  les 
Méthodistes  y  ont  leurs  bruyants  meetings;  Robert  Owen  y 
fonda  New-Harmony,  et  les  fouriéristes  y  eurent  plus  d'un 
phalanstère.  Tout  y  est  possible,  tout  s'y  fait,  parce  qu'il 
n'y  a  jamais  eu  ni  autorité  ni  tradition. 

Les  états  de  l'est  et  du  sud  n'ont  pas  subi  en  vain  l'in- 
fluence européenne  avant  la  révolution;  ils  ont  gardé 
quelque  chose  de  ce  contact.  Les  mœurs  y  sont  plus 
calmes,  les  habitudes  plus  lixes;  mais  partout  règne  une 
sombçe  inquiétude,* un  désir  continuel  de  changement; 
personne  ne  reste  en  place,  personne  n'est  content  de  son 
sort.  C'est  une  agitation  sans  fin  dans  le  monde  moral 
comme  dans  le  inonde  physique;  ils  essayent  sans  cesse  de 
nouveaux  systèmes  et  sont  toujours  en  route;  ils  se  sont 
personnifiés  dans  deux  inventions  éminemment  améri- 
caines :  la  vapeur  et  la  télégraphie  électrique. 

Certes,  il  faudrait  être  peu  habitué  à  rapporter  les  con- 
séquences aux  principes  pour  attribuer  cet  état  de  choses 
à  la  forme  seule  du  gouvernement.  Le  gouvernement  lui- 


206  L'AUTRE  MONDE 

même  n'est  qu'une  conséquence  d'un  principe  plus  ancien 
que  lui  :  la  néfjation  de  l'autorité.  Le  peuple  est  trop 
gouverné1,  voilà  la  maxime  du  parti  qui  a  élevé  M.  Pierce 
à  la  présidence.  Les  théories  protestantes  contre  la  supré- 
matie spirituelle  ont  fini,  on  le  voit,  par  envahir  le  tem- 
porel. L'indépendance  est  entrée  à  leur  suite  dans  la  fa- 
mille aux  dépens  de  l'autorité  du  père,  et  dans  l'État  au 
préjudice  de  l'ordre  public.  Elles  exercent  une  influence 
énorme  sur  toute  la  société,  atteignent  chaque  généra- 
tion, et  s'emparent  de  l'homme  à  chaque  station  impor- 
tante de  la  vie. 


IV 


Il  est  impossible  d'étudier  la  marche  du  protestantisme 
sans  se  demander  d'où  il  vient.  La  carte  de  l'Europe  à  la 
main,  je.  le  trouve  fortement  enraciné  au  sein  de  presque 
toute  la  famille  germanique,  tandis  que  les  peuples  d'ori- 
gine slave  ou  romaine  lui  ont  échappé.  C'est  que  le  pro- 
testantisme était  dans  les  mœurs  des  Germains  bieg  avant 
Luther.  Tacite  avait  déjà  remarqué  leur  esprit  d'indépen- 
dance, leur  goût  pour  l'isolement.  L'individu  construisait 
sa  demeure  au  milieu  des  bois,  loin  de  tout  voisin  -  :  le 

1  Le  Globe,  de  Washington,  organe  officiel  du  président  Mar- 
tin van  Buren,  portait  ces  mots,  en  forme  d'épigraphe,  à  côté  de 
de  son  titre. 

"  L'émigrant  allemand  est  fidèle  à  ce  passé.  Il  se  fait  remar- 
quer, entre  tous,  par  son  penchant  pour  la  solitude.  Il  est  rare 
qu'il  s'arrête  dans  les  villes;  il  s'enfonce  dans  la  grande  forêt  avec 
pa  famille,  bâtit  sa  cabane  bien  loin,  au  bord  de  quelque  cours 


L'AUTRE  MONDE  207 

guerrier  suivait  le  chef  de  son  choix.  La  société,  au  lieu 
de  s'appuyer  sur  l'autorité,  se  conservait  par  la  puissance 
des  mœurs. 

Cette  sorte  de  souveraineté  de  l'individu  dans  les  choses 
matérielles  était  un  acheminement  à  l'empire  que  l'auteur 
de  la  Réforme  lui  fit  usurper  dans  le  domaine  spirituel. 
Comment  expliquer  sans  cela  l'immense  succès  de  la  ré- 
volution religieuse  chez  tous  les  peuples  de  même  origine? 
Elle  s'empara  presqu'à  son  début  de  la  plus  grande  partie 
de  l'Allemagne,  de  toute  la  presqu'île  du  Nord,  de  la  Suisse 
et  de  l'Angleterre,  tandis  qu'elle  n'a  pu  s'établir  ni  en 
Espagne,  ni  en  Portugal,  ni  en  Italie.  Elle  a  perdu  beau- 
coup de  terrain  en  France:  les  provinces  qu'elle  y  a  con- 
servées sont,  pour  la  plupart,  d'origine  germanique. 

Ce  désir  d'indépendance  est  allé  croissant  depuis  l'éman- 
cipation des  âmes  décrétée  dans  la  Confession  d'Augsbourg. 
Les  sectes  l'ont  entretenu  sans  relâche,  comme  si  elles  sa- 
vaient d'instinct  que  leur  avenir  en  dépend.  Ses  consé- 
quences ont  profondément  marque  la  société  en  Amérique. 

Les  liens  de  famille  sont  faibles;  j'ai  eu  déjà  l'occasion 
de  le  faire  remarquer.  Les  époux  peuvent  à  leur  gré  faire 
entrer  le  divorce  dans  le  ménage.  Le  père  n'a  pas  d'auto- 
ritô  sur  le  fils;  les  mœurs  et  la  loi  s'accordent  à  l'en  dé- 


'} 


■'eau,  et  passe  sa  vie  à  cultiver  laborieusement  son  champ.  Cette 
lie  solitaire  est  L'indépendance  absolue,  une  sorte  de  protestan- 

kme  complet.  Les  Irlandais,  au  contraire,  ne  peuvent  supporter 
!  ment;  ils  se  fixent  dans  les  villes  et  travaillent  en  com- 
mun. La  même  influence  de  race  agit  sur  les  Français.  Volney 
a  écrit,  à  propos  de  leurs  pauvres  établissements  d'Amérique, 
qu'il*  étaient  trop  sociables  pour  réussir  dans  l.i  solitude, 


203  L'AUTRE  MONDE 

pouiller.  Le  fils  dit  à  son  père  monsieur;  il  n'appartient 
bien  souvent  ni  à  sa  religion  ni  à  son  parti.  11  entend  mau- 
dire dans  son  temple  celui  où  son  père  va  prier  :  ils  n'ont 
presque  rien  de  commun.  Le  père,  de  son  côté,  traite  son 
fils  comme  un  étranger.  Si  celui-ci  gagne  de  l'argent,  il 
lui  fera  payer  sa  place  à  table  et  son  coin  au  foyer;  il  ne 
se  dépouillera  jamais  pour  aider  à  son  établissement.  A 
son  mariage,  comme  à  toutes  les  autres  époques  de  sa  vie, 
il  l'abandonne  à  ses  propres  ressources.  11  le  poussera  vo- 
lontiers à  aller  chercher  fortune  ailleurs  :  au  Texas,  dans 
rOrégon  ou  en  Californie.  Ils  sont  à  peu  près  certains  de 
ne  plus  se  revoir,  et  ils  ont  les  yeux  secs  en  se  séparant, 
tant  ils  sont  restés  moralement  étrangers  l'un  à  l'autre. 

Les  relations  de  la  mère  avec  la  fille  sont  pires  encore. 
L'opinion  publique  est  toujours  pour  celle-ci  contre  celle- 
là,  qui  ne  pourrait  viser  à  la  surveillance  sans  encourir  le 
blâme  général  *.  La  mère  ne  doit  pas  même  songer  à  ac- 
compagner sa  fille  au  bal  ou  dans  ses  visites  :  elle  ne  serait 
pas  reçue  dans  le  monde  où  va  son  enfant.  Force  lui  est 
donc  de  se  résigner  à  la  voir  maîtresse  absolue  de  ses  ac- 
tions, marcher  sans  guide,  sans  soutien  naturel,  régler  sa 
destinée  toute  seule,  bien  souvent  malgré  tous. 

La  domesticité  n'y  revêt  pas  le  même  caractère  qu'en 
Europe.  Le  serviteur,  s'il  est  Américain,  se  comporte 
comme  s'il  était  l'égal  de  son  maître.  Il  réclame  des 
égards2;  il  regarde  certaines  parties  du  service  comme 

1  Les  ménages  franco-américains  y  sont  rarement  heureux, 
parce  que  le  Français  ne  peut -souffrir  de  ne  pas  avoir  l'entier 
contrôle  de  sa  famille. 

*  Le  maître  lui  dira  sir  (monsieur);  mais  cela  n'implique  pas 


L'AUTRE  MONDE  169 

indignes  de  lui,  en  sa  qualité  d'homme  libre.  Il  n'est  mille 
part  domestique  dans  l'acception  du  mot;  il  y  a  même 
jes  Etats  où  il  n'en  soutire  pas  la  qualification  :  à  la  Nou- 
velle-Orléans, les  domestiques  libres  s'appellent  engagés. 

Une  pareille  organisation  de  la  famille  donne  à  l'État 
les  membres  difficiles  a  gouverner,  forts  de  leurs  droits, 
■Dorants  de  leurs  devoirs,  incapables  d'aucun  sacritice  à 
'honneur  ou  à  l'intérêt  national.  11  n'y  a  pas  un  seul  eni- 
>loi  gratuit,  une  seule  fonction  honorifique  dans  toute  la 
liérarchie  gouvernementale.  Lisez  l'histoire  de  ce  peuple  : 
'est-il  jamais  dévoué  à  quelque  grand  principe  d'hu- 
nanité?  A-t-il  jamais  sacrifié  ses  intérêts  matériels  au 
riomphe  d'intérêts  plus  grands?  11  s'est  toujours  battu 
>our  de  l'argent.  L'indépendance  est  née  d'une  question 
l'argent:  la  guerre  de  1812  était  une  guerre  au  profit  des 
apitaux.  Si  la  France  n'avait  payé  vingt-cinq  millions,  il 
urait  sans  scrupule  et  sans  remords  attaqué  la  France. 

Personne  ne  veut  être  soldat  ni  matelot  dans  un  pa\  = 
.1  les  assujettissements  de  la  discipline  sont  regardés 
mime  une  sorte  d'esclavage  déshonorant.  L'armée  et  la 
grine  se  recrutent  parmi  les  étrangers,  gens  sans  aveu  et 

ns  lendemain,  pour  la  plupart  appelés  sous  le  drapeau 

r  l'appât  du  salaire.  Mais  l'élan  et  l'intrépidité,  qui  sont 
jj>  vertus  des  mercenaires  de  tous  les  pays,  ne  sauraient 

«placer  toujours  le  renoncement  de  soi-même  en  faveur 
«  grand  tout,  seule  base  sur  laquelle  une  armée  puisse 
le  organisée.  Si  les  Américains  avaient  la  folie  de  s'en- 


Inoindrc  politesse,  car  l'Américain  appelle  ainsi  Bondiioii,  »on 
Cval  et  sou  esclave. 

M 


-210  L'AUTRE  MONDE 

gager  dans  dans  une  guerre  sérieuse,  ils  s'apercevraient 
bien  vite  de  cette  vérité. 

Mais  il  y  a  une  autre  raison  qui  éloigne  les  Yankees  du 
nié iier  de  soldat.  Hommes  d'affaires  avant  tout,  ils  aiment 
mieux  travailler  pour  eux  derrière  un  comptoir  que  d'aller 
servir  l'État  sous  le  drapeau.  Le  culte  des  intérêts  maté- 
riels est  consacré  en  Amérique  par  une  religion  dont  le 
dieu  n'est  ni  le  dieu  des  armées,  ni  celui  du  sacritice.  Au- 
cune nation  civilisée  n'a  moins  de  défenseurs  parmi  ses 
propres  enfants.  Ses  officiers  ne  sont  même  pas  tous  na- 
tifs. Ceux  qui  lui  appartiennent  sont  assez .  souvent  des 
héros  d'insubordination,  des  célébrités  de  cours  mar- 
tiales. 

L'indépendance  individuelle  est  un  levain  anglo-saxon 
que  le  protestantisme  a  fait  fermenter  dans  la  famille  et 
dans  l'État.  Le  jeune  homme,  émancipé  avant  l'âge  du 
contrôle  domestique,  est  plus  entreprenant,  plus  audacieux 
que  l'Européen;  il  travaille  par  lui  et  pour  lui  de  bonne 
heure;  sa  capacité,  dont  il  est  seul  juge,  suit  ainsi  la  na- 
ture et  devance  les  lois1;  mais  le  sentiment  de  sa  propre 
personnalité  l'aveugle  :  il  n'y  a  que  son  ignorance  qui  soi 
chez  lui  à  la  hauteur  de  sa  vanité. 

La  famille  se  déplace  comme  l'individu,  sans  regret  pou 
la  pierre  refroidie  de  l'àtre.  Les  routes,  au  printemps,  son 
rouvertes  de  leurs  charrettes  et  de  leurs  troupeaux  de  bœufs 
conduits  par  des  hommes  armés  de  carabines.  Les  jeune 


1  Aussi  la  loi  commune',  dans  sa  partie  criminelle,  exige-tell 
qu'on  prenne  pour  règle  la  capacité  de  l'individu  et  non  son  agi 
Blackstone  mentionne  plusieurs  enfants  de  huit  et  dix  uns  peu  h 
pour  meurtre  et  incendie. 


I 


L'AUTRE  MONDE  -211 

lies  mêmes  délaissent  le  toit  paternel  pour  se  joindre  au\ 
pavanes  d'émigrants,  continuellement  en  marche  vers 
ouest  lointain.  La  mobilité  de  la  famille  fait  naître  ainsi 
l'improviste,  dans  le  désert  américain,  une  foule  d'États 
ont  nous  avons  à  peine  le  temps  d'apprendre  les  noms. 
Cette  nation,  qui  peuple  et  défriche  les  vastes  étendues 
id  couvrent  son  pays  jusqu'à  la  mer  Pacifique,  est  loin 
e  se  douter  qu'elle  ne  travaille  pas  pour  elle.  Elle  n'est 
ue  l'instrument  d'une  oceidte  et  puissante  volonté.  Quand 
Ue  aura  préparé  toutes  choses  matériellement,  elle  fera 
lace  à  une  société  nouvelle  et  supérieure,  qui  viendra, 
rmée  d'idées  justes  et  de  principes  fixes,  choses  que 
elle-là  n'a  jamais  connues. 
En  France,  nous  tenons  encore  à  la  glèbe  par  habitude, 
îous  ressemblons  à  des  lions  de  ménagerie  qui  ne  savent 
as  sortir  de  leur  cage  ouverte.  Les  familles  sont  immo- 
iles;  un  petit  nombre  d'individus  savent  à  peine  se  dé- 
crier du  sol.  Je  me  trompe,  ce  n'est  pas  un  détache- 
lent ,  mais  plutôt  un  déplacement  auquel  l'esprit  de 
itour  donne  un  caractère  ordinairement  momentané, 
lissi  éprouvons-nous  beaucoup  de  difficultés  à  attirer  nos 
i  .tionaux,  en  nombre  suffisant,  pour  occuper  nos  colo- 
res civilement,  c'est-à-dire  utilement.  L'Algérie  doit  à  la 
|riisse  et  à  l'Allemagne  la  plus  grande  partie  de  sa  popu- 
lion  agricole,  la  seule  qui  sache  prendre  à  jamais  pos- 
■sion  du  pays.  Sans  les  étrangers,  nous  n'y  aurions  que 
I)  soldats,  des  commis-voyageurs  et  des  trafiquants,  gens 
passage,  tourmentés  sans  cesse  par  l'esprit  de  retour. 
Ixemple  des  Antilles  est  une  exception;  leurs  premiers 
c  upants,  aventuriers  hardis,  condamnés  par  toutes  les 


m  L'AUTRE  MONDE 

lois,  furent  forces  d'y  rester,  de  s'y  faire  une  patrie  et  di 
doter  ainsi  la  France  de  véritables  colonies. 

Il  est  juste  de  tenir  compte  de  cette  disposition  inhé 
rente  à  la  société  pour  ne  pas  attribuer  l'état  relativemen 
stationnaire  de  nos  colonies  aux  fautes  seules  de  l'admi 
nistration  métropolitaine. 

Le  gouvernement  anglais  est  le  gouvernement  colonisa 
teur  par  excellence.  Loin  de  s'imposer  comme  le  nôtre  l 
ses  colonies,  il  leur  reconnaît  une  indépendance  absolui 
dans  le  cercle  de  leurs  intérêts  locaux.  Il  est  allé  jusqu'i 
abdiquer  volontairement  une  partie  de  sa  souveraines 
sur  un  riche  et  beau  pays,  en  faveur  d'une  compagnie  ce 
lèbre,  pour  la  récompenser  d'y  avoir  créé  des  marché 
toujours  ouverts  aux  produits  de  la  Grande-Bretagne.  Elli 
a  gagné  au  détachement  des  États-Unis;  si  cette  questioi 
de  politique  commerciale  n'était  pas  bouffie  d'une  questioi 
d'amour-propre  national,  les  Anglais  pourraient  la  ré 
soudre  sainement  :  aucune  de  leurs  possessions  ne  \an 
le  marché  américain. 

On  ne  colonise  plus  à  la  façon  romaine,  pour  étendr 
le  territoire,  mais  pour  étendre  les  relations.  Chaque  peu 
pie  cherchait  autrefois  à  planter  son  drapeau  sur  de 
plages  lointaines,  afin  de  réunir  sous  son  ombre  un  noya 
d'hommes  rattachés  à  la  métropole  par  le  triple  lien  d 
sang,  de  la  langue  et  des  mœurs.  On  revient  de  ces  pr< 
jugés,  et  on  comprend  que  la  langue  et  les  habitudt 
séides  donnent  à  la  mère-patrie  une  influence  autremei 
durable  que  sa  propre  administration.  Un  jour  de  révolti 
la  colonie  peut  briser  celle-ci,  tandis  qu'elle  ne  pour) 
pas  vivre  sans  les  idées  que  sa  langue  lui  apportera  tout< 


L'AUTRE  MONDE  213 

faites  du  dehors,  ni  sans  les  objets  de  consommation  dont 
elle  aura  contracté  le  besoin  *. 

Les  États-Unis  sentent  leur  dépendance,  et  ils  s'en  in- 
dignent sans  pouvoir  y  échapper.  Ce  sentiment  explique 
la  rudesse  de  leur  gouvernement  dans  ses  relations  avec 
la  Grande-Bretagne.  Il  a  nié  sans  ménagement  son  droit 
de  visite,  ses  titres  au  territoire  de  FOrégon  et  à  une  par- 
tie de  l'État  du  Maine;  il  a  annexé  le  Texas  malgré  lui;  il 
laissa  mettre  un  officier  anglais  en  jugement  par  l'État 
de  New-York,  sans  aucun  égard  pour  la  cour  de  Saint- 
James,  qui  déclarait  couvrir  l'accusé  de  sa  responsabilité. 
Cette  fille,  qui  bat  ainsi  sa  mère  pour  se  venger  de  son 
ascendant,  ne  traite  pas  mieux  ses  bienfaiteurs.  Notre 
pays  a  lieu  de  se  souvenir  des  vingt-cinq  millions  et  du 
message  menaçant  du  président  Jackson.  L'ingratitude  de 
ce  peuple  de  marchands  affligea  la  France,  qui  oublia  de 
rire  de  sa  jactance  et  de  ses  colonels  l.  Si  ce  gouverne- 
ment est  sourd  à  la  justice  et  aveugle  au  danger,  il  ne  faut 
pas  s'en  étonner  :  rien  de  moins  libre  que  l'administration 
d'un  peuple  libre.  Elle  doit  se  jeter,  si  le  peuple  l'exige, 
dans  tous  les  hasards  de  la  politique  la  plus  aventureuse. 


'  Ces  idées  naissent  d'elles-mêmes  à  la  vue  de  ce  qui  se  passe 
en  Amérique,  où  l'Angleterre,  malgré  la  déclaration  de  l'indé- 
pendance, règne  encore  par  les  idées  et  les  écus.  La  république 
de  Libérie,  l'établissement  belge  du  Brésil,  les  elïbrts  de  M.  le 
prince  de  Solms,  au  Texas,  démontrent  que  les  peuples  modernes 
cherchent  plutôt  à  créer  des  marchés  que  des  colonies. 

9  II  n'y  a  pas  de  pays,  y  compris  l'Espagne,  où  il  y  ait  autant 
de  colonels  qu'aux  États-Unis.  Ai-jc  besoin  de  dire  que  la  plu- 
part sauraient  bien  mieux  se  servir  d'une  aune  (pie  d'une  épée? 


214  L'AUTRE  MONDE 

Son  premier  devoir  est  d'obéir  à  son  souverain  impérieux. 
Une  fuis  sa  volonté  connue,  elle  doit  l'exécuter  sans  hési- 
tation :  sa  popularité,  c'est-à-dire  son  salut,  est  à  ce  prix. 
Cette  manière  brutale  de  gouverner  tient  à  la  fois  aux 
hommes  et  aux  institutions;  elle  tient  surtout  aux  hommes 
qui  font  fonctionner  celles-ci.  La  faiblesse  des  liens  domes- 
tiques, en  faisant  sortir  de  bonne  heure  l'enfant  des  liens 
de  la  famille,  le  jette  dans  la  vie  politique  à  l'âge  où  l'on 
commence  en  Europe  sa  vie  civile.  Au  Congrès,  dans  les 
législatures  particulières,  à  la  tribune  des  meetings,  par- 
tout enfin  où  il  s'agit  de  diriger  le  peuple,  les  jeunes  gens 
sont  en  majorité.  Ils  forment  la  classe  active  et  éminem- 
ment éligible;  eux  seuls  ont  assez  d'audace  et  d'ambition 
pour  se  poser  devant  les  masses  et  accepter  le  périlleux 
honneur  de  les  conduire.  Ils  sont  à  la  tête  des  partis  dans 
chaque  comté;  ils  forment  les  clubs;  ils  commandent  la 
milice,  haranguent  le  peuple,  donnent  aux  élections  l'in- 
térêt, presque  le  caractère,  d'une  bataille,  et  la  décident. 
Tout  se  fait  par  eux  et  beaucoup  pour  eux  ;  ils  remplissent 
les  conseils  de  la  nation  l  et  donnent  à  la  politique  cette 
façon  d'agir,  cassante  et  aventureuse,  qui  a  rendu  célèbre, 
et  quelque  peu  ridicule,  le  nom  américain.  Leur  âge  leur 
permet  de  suivre  les  élans  du  peuple  sans  se  laisser  de- 
vancer. Des  vieillards  seraient  trop  prudents,  ils  ne  pour- 
raient exécuter  à  la  lettre,  et  à  lettre  rue,  le  programme 
toujours  changeant  des  volontés  populaires.  Ils  seraient  en 
arrière  de  la  besogne,  ou  ils  succomberaient  sous  le  faix. 


1  Ceux  qui  ont  vu  le  Congrès  ne   peuvent  s'empêcher  <lc  trou- 
ver nos  député^  bien  vieux. 


L'AUTRE  MONDE  215 

La  jeunesse,  j'aime  à  en  convenir,  est  éminemment  pro- 
pre aux  affaires.  La  monarchie  et  la  république  lui  doi- 
vent leurs  plus  belles  époques.  Les  gouvernements  con- 
stitutionnels ne  pourraient  se  soutenir  sans  elle.  En  An- 
gleterre, où  cette  vérité  est  passée  dans  la  pratique,  la 
jeunesse  s'occupe  de  bonne  heure  des  affaires  publiques. 
Beaucoup  de  parents,  à  l'exemple  de  lord  Chatham,  pré- 
parent leurs  enfants  aux  luttes  de  la  tribune  et  aux  diffi- 
cultés de  la  diplomatie.  La  politique,  au  lieu  d'être  un 
résultat  d'impressions  sans  enchaînement,  est  pour  eux 
une  science  armée  de  traditions  invariables,  remplie 
d'axiomes  inflexibles.  Ils  apprennent  au  collège  l'histoire 
philosophique  des  événements,  l'origine,  les  tendances  des 
partis  et  le  rôle  de  la  Grande-Bretagne  dans  toutes  les 
questions  extérieures.  L'intelligence  de  ces  grandes  choses, 
unie  à  la  solidarité  de  caste,  leur  donne  cet  esprit  de 
suite,  si  dangereux  dans  la  politique  anglaise,  il  y  a  en 
conséquence,  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  beaucoup 
.d'hommes  d'État  de  vingt  ans,  initiés  à  tous  les  secrets, 
'rompus  à  toutes  les  manœuvres  des  partis,  préparés  à  la 
vie  publique  par  leurs  études,  affamés  de  pouvoir  autant 
que  peu  soucieux  d'argent.  Ils  sont  dispensés  par  leur  l'or- 
une  de  tous  les  soucis  de  la  vie  matérielle;  ils  n'ont  be- 
Iîoin  ni  d'un  emploi  ni  d'une  profession,  et  peuvent  ainsi 
lonner  à  la  politique  leur  vie  entière  et  leur  intelligence 
lans  toute  sa  verdeur. 

En  Amérique,  il  n'en  est  pas  ainsi.  Quand  un  garçon 
sait  lire,  écrire  et  calculer,  il  sait  tout  ce  qu'il  faut  savoir, 
l  est  apte  à  tout.  Homme  politique  par  accident,  il  entre, 

Iipprenti,  au  service  de  l'État  à  l'âge  où  aucune  leçon  ni> 


2ffl  L'AUTRE  MONDE 

profite.  Sans  études,  sans  plans,  sans  préparations,  il  se 
croit  propre  à  la  vie  publique  par  droit  d'élection,  comme 
s'il  ne  fallait  pas  de  talent  pour  régler  l'administration  de 
la  fortune  nationale,  pour  surveiller  la  politique  exté- 
rieure, pour  activer  l'industrie  du  pays  et  lui  donner  des 
débouchés  ! 

La  différence  des  hommes  explique  la  différence  des 
choses  dans  les  deux  pays. 


V 


L   FliAMTE 


On  dit  souvent  aux  États-Unis  qu'un  homme  en  vaut 
un  autre.  C'est  un  mot  de  Jefferson  maintenant  passé  en 
proverbe.  Cette  maxime  n'a  ni  l'histoire,  ni  la  Bible  pour 
base  ;  car  d'un  côté  l'histoire  est  pleine  d'inégalités,  et  de 
l'autre  on  ne  soupçonnera  pas  Jefferson,  le  disciple  avoué 
de  la  philosophie  française,  de  s'être  inspiré  des  livres 
saints1.  L'évêque  catholique  de  Richmond  disait  un  jour, 
à  son  sujet,  qu'aucune  religion  ne  put  prospérer  en  Vir- 
ginie tant  que  ce  voltairien  vécut.  C'est  dans  les  livres  de 


1  Jefferson  eut  toujours  une  grande  sympathie  pour  la  France 
Washington  avait  inauguré  la  politique  américaine,  politiqu* 
d'égoïsme  et  de  neutralité,  en  manquant  de  reconnaissance  enver 
notre  patrie.  Adams,  son  successeur,  avait  accordé  toute  la  fa 
veur  des  traités  à  l'Angleterre;  Jefferson,  seul,  lorsqu'il  fut  de 
venu  président,  s'est  souvenu. 


*   L'AUTRE  MONDE  217 

nos  philosophes  qu'il  faut  chercher  les  the'ories  d'égalité 
radicale;  c'est  là  que  Jefferson  les  a  trouvées.  Personne 
n'y  avait  vu  jusqu'alors  que  des  spéculations  de  publicistes  ; 
Jefferson  les  introduisit  dans  la  pratique  du  gouverne- 
ment. 11  les  publiait,  le  4  juillet  1776,  comme  des  vérités 
incontestables  et  les  faisait  signer  par  le  congrès  assem- 
blé :  We  hold  those  truths  îo  be  self  évident,  that  ail  men 
are  created  equal,  etc.,  etc. 

Voilà  les  premières  lignes,  tant  soit  peu  roides,  de  la 
déclaration  de  l'indépendance,  ce  soufflet  audacieux  donné 
par  Jefferson  à  la  face  encore  rouge  de  la  vieille  Angle- 
terre. Champion  de  l'égalité,  il  lutta  toute  sa  vie  pour  son 
triomphe;  il  lutta  contre  Alexandre  Hamilton,  contre 
Aaron  Burr,  contre  Washington  lui-même,  dont  le  cœur 
était  rempli  de  doute  et  d'inquiétude  sur  l'avenir  de  la 
démocratie.  Si  Washington  fut  le  père  de  son  pays,  Jef- 
ferson en  fut  l'apôtre;  l'un  lui  donna  la  vie,  l'autre  lui 
eût  donné  la  foi,  si  la  foi  était  une  vertu  qui  pût  être  con- 
nue des  Américains. 

Il  y  a  bien  dans  la  société  quelques  individus  qui  souf- 
frent de  cette  égalité,  les  gens  de  talent,  par  exemple; 
mais  ils  doivent  taire  leurs  griefs  et  cacher  leurs  opinions, 
sous  peine  d'impopularité.  Véhémentement  soupçonnés 
d'aristocratie  par  leurs  égaux  politiques,  ils  ont  déjà  beau- 
coup de  peine  à  arriver  au  pouvoir.  Il  suffit  de  parcourir 
la  liste  des  présidents  élus  depuis  Madisson,  pour  s'assurer 
que  le  peuple  a  toujours  invariablement  préféré  un  homme 
médiocre  à  un  homme  de  talent.  M.  Polk,  un  des  derniers 
présidents,  homme  inconnu  et  sans  antécédents,  a  été 
préféré  par  les  démocrates  aux  trois  hommes  les  plus  con- 


218  L'AUTRE  MONDE 

sidérables  du  parti,  Callioun,  Benton  et  Buchanan;  et  le 
peuple  de  ITnion,  fidèle  aux  mêmes  instincts,  a  donné 
une  immense  majorité  à  M.  Polk  sur  Henri  Clay,  le  can- 
didat des  whigs;  à  l'homme  sans  valeur  politique,  sur 
l'orateur  éprouvé  par  de  glorieux  services.  Les  whigs 
s'étaient  déjà  conduits  comme  les  démocrates  dans  la 
grande  convention  tenue  par  eux  dans  l'État  de  l'Ohio  en 
1 840.  Ils  avaient  à  choisir  entre  le  même  Henri  Clay  et  le 
général  Harrisson,  un  homme  nul,  qui  avouait  sa  propre 
incapacité  en  donnant  d'avance  la  responsabilité  de  sa  pré- 
sidence à  MM.  Clav  et  Webster  :  il  fut  l'élu  de  son  parti 
d'abord  et  du  peuple  ensuite. 

Enfin,  pour  parler  du  président  actuel,  personne  ne 
connaissait  M.  Pierce  avant  son  élection.  11  ne  l'en  emporta 
pas  moins  de  la  plus  belle  majorité  qui  ait  jamais  été  ob- 
tenue; et  cependant  il  avait  pour  concurrent  le  général 
Scott,  la  première  illustration  des  États-Unis. 
•  La  môme  remarque  pourrait  s'appliquer  au  personnel 
du  congrès  et  des  législatures  des  États.  Le  peuple  partout 
affectionne  les  intelligences  qui  ne  s'élèvent  pas  trop  au- 
dessus  de  son  niveau.  Ceux  qui  aspirent  aux  emplois  put 
blics  sont  soigneux  de  cacher  leur  capacité  et  nième  font 
souvent  parade  de  leur  ignorance.  Le  premier  citoyen  du 
Kentucky  se  vantait  publiquement  d'ignorer  le  latin1;  cela 


1  Henri  Clay.  Voici  une  note  écrite  sur  lui  en  1844  par  un 
Havanais,  qui  a  bien  voulu  me  la  communiquer;  je  la  traduis: 

«  %k  octobre.  Passé  la  journée  avec  Henri  Clay  chez  le  colonel 
»  Bivak.  AI.  Clay  me  parait  un  homme  d'esprit  sans  porto:  i! 
»  se  croit  homme  d'Etat  parce  qu'il  a  réussi  à  boucher  quelques 
»  trous  à  l'occasion.  Il  parle  bien,  dit-on.  et  de  façon  à  dominer 


L'AUTRE  MONDE  219 

rn^  rappelle  Périelès,  qui,  au  rapport  Je  Piutarque.  se  ca- 
chait des  Athéniens  pour  aller  entendre  les  philosophes. 

La  puissance  et  les  emplois  lucratifs  venant  du  peuple, 
chacun  s'étudie  à  lui  faire  sa  cour,  en  se  tenant  an  niveau 
de  ses  vices  et  de  ses  préjugés.  Au  Texas,  dans  le  sud  et 
dans  l'ouest,  les  candidats  doivent  hoire  outre  mesure,  un 
jour  d'élection,  et  boire  avec  tout  le  monde.  Dans  le  nord, 
il  est  de  leur  intérêt  de  mêler  l'Écriture  sainte  à  la  poli- 
tique. Partout  les  ambitieux  sont  obligés  de  refléter  le 
peuple,  de  prendre  ses  habitudes  et  surtout  les  termes  de 
son  vocabulaire;  en  un  mot,  de  descendre  jusqu'à  son  ni- 
veau au  lieu  de  l'élever  jusqu'à  eux.  en  supposant  qu'ils 
vaillent  mieux  que  lui. 

Cette  tendance  générale  est  peu  encourageante  pour 
l'instruction  libérale;  le  nombre  des  collèges  diminue  sen- 
siblement. Les  familles  riches  qui  y  envoyaient  autrefois 
leur-  enfants  se  voient  forcées,  dans  l'intérêt  de  leur  ave- 


une  assemblée  délibérante.  Je  l'ai  yi  dans  un  petit  cercle,  et  je 
me  suis  convaincu  qu'il  sait  an  besoin  colorer  ses  discours  de 
ce  Ion  vulgaire  qui  constitue  l'éloquence  du  peuple.  La  nature 
a  fait  immensément  pour  lui;  il  est  déplorable  qu'il  ne  Tait 
-avantage  secondée.  Aucun  des  admirateurs  de  Clay  ne 
voudra  le  croire,  mais  il  ne  sait  ni  le  latin,  ni  le  grec,  ni  l'b;  — 
toire,  ni  aucune  langue  vivante,  quoiqu'il  ait  demeure  en  France 
comme  ministre.  Je  l'ai  entendu  maltraiter  le  président,  et  Le 
mol  mi  vient  souvent  à   la  bouche.  Il  boit  du  whiskey 

dans  les  tavernes,  quand  il  y  a  du  monde  américain;  n  ais  il 
préfère  le  xérès  quand  il  est  en  bonne  sociél  i.  Il  a  une  haute 
idée  de  Louis-Pbilippe  et  méprise  la  révolution  et  les  républi- 
cains français.  Je  crois  qu'il  aime  à  poser  et  à  discourir  longue- 
ment. Il  s'écoute  parler,  mais  il  aime  surtout  à  être  écouté.  Il 
i  une  voix  magnifiquement  timbrée  et  une  liante  taille;  il  sait 


220  L'AUTRE  MONDE 

nir,  de  les  faire  participer  à  l'égalité  de  l'instruction  pri- 
maire. Le  peuple  se  méfie  des  grandes  fortunes  et  des 
grandes  intelligences;  il  semble  craindre  de  trouver  dans 
ces  distinctions  accidentelles  la  source  d'une  aristocratie. 
Il  ne  reste  plus  aux  riches  que  deux  partis  à  prendre,  s'ils 
veulent  continuer  à  vivre  dans  la  république  :  se  résigner 
d'avance  à  n'avoir  aucune  place  dans  les  conseils  de  la  na- 
tion, et  c'est  ce  qu'ils  avaient  fait  jusqu'ici,  ou  bien  renon- 
cer pour  leurs  enfants  aux  avantages  d'une  forte  éducation 
et  les  envoyer  à  l'école  primaire,  afin  que  les  fils  d'arti- 
sans consentent  à  les  accepter  pour  égaux,  et  c'est  ce  qu'ils 
commencent  à  faire.  Doit-on  s'étonner  maintenant  si  les 
hommes  dont  l'éducation  se  fit  avant  l'époque  de  l'indé- 
pendance sont  demeurés  supérieurs  à  leurs  descendants. 
La  démocratie,  qui  ne  cherche  qu'à  niveler  les  intelli- 
gences, n'a  pas  produit  un  homme  dont  le  nom  pût  être 
glorieusement  opposé  à  ceux  de  la  forte  race  qui  naquit  et 


»  cela,  je  crois,  car  il  ne  parle  guère  qu'en  se  promenant.  Ne  pas 
»  se  mêler  des  affaires  européennes  est  sa  maxime,  et  il  la  pousse 
»  jusqu'à  demeurer  complètement  ignorant  de  ce  qui  se  passe  ou 
»  a  eu  lieu  sur  l'autre  continent.  Sa  trempe  d'esprit  est  gaie,  sa 
»  parole  lente  et  sonore;  sa  figure  a  une  coupe  cadavérique,  ses 
»  narines  sont  larges,  ses  yeux  petits,  et  sans  expression;  mais  eu 
»  revanche  il  a  une  belle  lèvre,  qui  se  retourne,  quand  il  parle, 
»  de  la  manière  la  plus  dédaigneuse.  Il  est  chauve,  et  les  rares 
»  cheveux  qu'il  possède  sont  noir&,  quoiqu'il  ait  soixante-quatre 
»  ans.  Il  porte  de  gros  souliers  comme  M.  Dupin,  et  un  habit 
»  d'élection  très-peu  élégant.  Il  se  mêle  avec  le  peuple  et  use  vis- 
»  «à-vis  de  lui  de  la  plus  insultante  familiarité,  parlant  à  chacun. 
»  comme  le  ferait  un  roi,  de  ses  affaires  personnelles,  de  sa  femme. 
»  qu'il  ne  connaît  pas,  de  ses  enfants,  de  ses  terres,  etc.  Il  se  curt 
»  les  dents  à  table,  avec  son  couteau,  en  présence  des  dames.  > 


L'AUTRE  MONDE  921 

se  développa  sous  le  joug  anglais.  Le  temps  et  les  événe- 
ments ne  lui  ont  pourtant  pas  manqué.  Elle  a  eu  devant 
elle  près  de  trois  quarts  de  siècle  et  de  grands  intérêts  à 
soutenir.  Il  n'est  pas  encore  sorti  de  son  sein  un  seul 
homme  qui  se  puisse  comparer  à  Washington,  à  Madisson, 
à  Jefl'erson,  à  George  Hamilton,  à  Clinton,  au  vieil  Adams, 
à  Charles  Carroll  et  à  tant  d'autres.  La  dernière  prési- 
dence un  peu  glorieuse  est  celle  de  Jackson,  le  dernier 
Anglais  révolté  qui  ait  occupé  la  Maison-Blanche1, 

Dans  chaque  assemblée  publique,  il  y  a  presque  tou- 
jours quelque  homme  du  peuple  appelé  à  la  tribune,  et 
sa  parole  n'est  pas  la  moins  écoutée.  Les  présidents  et  les 
orateurs  du  nativisme,  à  New- York  et  à  Philadelphie, 
étaient  pour  la  plupart  des  ouvriers.  Quelques  mois  avant 
l'élection  de  M.  Polk,  les  whigs  promenèrent  sur  toute  la 
surface  de  l'Union  deux  ouvriers,  un  cordonnier  du  Ken- 
lucky  et  un  forgeron  de  l'Ohio,  gagés  à  tant  par  mois  pour 
haranguer  le  peuple.  Leurs  discours,  remplis  de  redites 
et  de  lieux  communs,  étaient  plus  que  médiocres,  malgré 
une  certaine  hardiesse  de  style,  habituelle  aux  gens  de 
l'ouest.  Et  cependant  le  peuple,  pour  les  entendre,  se  por- 
tait en  foule  partout  où  ils  passaient,  a\ec  le  même  em- 
pressement qu'il  eût  mis  a  aller  visiter  le  musée  de  Dan 
Rice  ou  la  ménagerie  de  Fan  Amburqh*. 


i  Maison-Blanche,  demeure  du  président  à  Wa>bington. 

*  Je  tiens  le  fait  suivant  dune  personne  qui  l'a  entendu  racon- 
ter à  M.  John  Swift,  ex-maire  de  Philadelphie.  Il  se  rapporte  au 
forgeron  de  l'Ohio  et  servira  à  peindre  le  pays. 

Ce  forgeron  orateur  Venait  de  faire  son  début  à  Philadelphie 


-2:>-2  L'AUTRE  MONDE 

Les  citoyens  riches  qui  ne  peuvent  souffrir  de  n'avoir 
aucune  part  au  gouvernement  et  qui  aiment  trop  leurs  fils 
pour  faire  le  sacrifice  de  leur  développement  intellectuel 
à  la  méfiance  du  peuple,  n'hésitent  pas  à  changer  de  pa- 
trie. Chacun  a  pu  observer  l'échange  de  population  que 
fait  l'Europe  avec  le  Nouveau-Monde.  Elle  envoie  chaque 
année,  à  travers  l'Atlantique,  des  centaines  de  mille  d'é- 
migrants,  pauvres  ou  malheureux,  tous  en  cherche  d'une 
condition  meilleure.  Les  États-Unis  ne  lui  retournent^ 
pour  leur  part,  qu'un  petit  nombre  de  ses  citoyens;  mais 
t  »us  sont  riches  et  ne  quittent  leur  pays  que  pour  se  pro- 
curer du  loisir  et  des  jouissances.  Ce  double  fait  prouve 
que  si  les  institutions  européennes  chassent  le  pauvre, 
celles  de  l'Union  éloignent  le  riche.  Leur  position  respec- 
tive, en  effet,  n'est  pas  tolérable:  ici,  parce  que  la  misèie 

et  avait,  dans  un  premier  meeting,  obtenu  un  succès  d'enthou- 
siasme. Le  parti  démocratique,  effrayé,  répandit  le  bruit  que  ce 
champion  des  whigs  n'était  pas  un  travailleur,  mais  bien  quelque 
avocat  déguisé.  Beaucoup  le  crurent;  les  masses  n'auraient  pas 
manqué  de  s'indigner  si  on  leur  avait  laissé  le  temps  de  se  croire 
dupes.  Il  fallait  une  preuve  concluante,  éclatante!  On  installa 
une  Forge  avec  tous  ses  accessoires  sur  la  plate-forme  qui  servait 
de  tribune  aux  harangues.  Le  meeting  avait  lieu  en  plein  air,  sur 
ice  de  l'Indépendance;  et  il  y  avait  un  monde  immense  qui 
demandait  et  attendait  l'épreuve.  Peu  de  hourahs  saluèrent  le 
jeune  ouvrier  lorsqu'il  parut;  du  reste  il  s'en  fut,  sans  mot  dire. 
droit  à  la  forge  et  endossa  son  tablier  de  travail.  Ceci  fut  fait 
avec  tant  d'aisance  que  les  ouvriers  le  reconnurent  pour  un  des 
leurs  et  l'applaudirent.  Leurs  cris  redoublèrent  en  le  voyant  à  la 
besogne,  martelant  et  forgeant  un  superbe  fer  à  cheval,  qu'il 
montra  ensuite  orgueilleusement  au  peuple.  La  joie  des  whigs  ne 
connut  plus  de  bornes;  ils  portèrent  leur  orateur  en  triomphe  : 
la  classe  ouvrière  les  suivit  et  vota  plus  tard  avec  eux. 


L'AUTRE  MONDE  <m 

arrête  le  prolétaire  dans  toutes  ses  aspirations;  là-bas, 
parce  que  son  or  même  est  un  obstacle  clans  la  voie  de 
l'homme  fortuné. 


VI 


Je  viens  d'examiner  une  partie  des  institutions  que  l'on 
doit  à  l'égalité,  ce  principe  nouveau  sorti  de  la  philosophie 
française.  Le  protestantisme,  qui  passe  sa  vie  à  maudire 
et  à  livrer  aux  railleries  du  peuple  celte  philosophie,  n'en 
a  pas  moins  donné  une  sorte  de  consécration  religieuse 
à  la  doctrine  de  l'égalité,  en  se  mettant  à  la  tête  du  mou- 
vement abolitionniste.  Tous  les  hommes  sont  égaux  à  ses 
yeux,  non  pas  en  vertu  de  la  déclaration  de  V indépen- 
dance et  de  la  constitution,  mais  grâce  à  l'Ancien  et  au 
Nouveau  Testament.  Cette  opinion,  descendue  d'abord  de 
la  chaire,  a  pris  dans  la  société  de  profondes  racines.  Un 
sénateur,  M.  Archer,  s'écriait  jadis  en  plein  congrès  : 
«  L'Union  est,  non  pas  généralement,  mais  essentiellement 
protestante  !  »  11  disait  malheureusement  la  vérité  ;  mais 
ce  qui  est  vrai  aussi,  c'est  que  les  sectes  ne  savent  pas 
Faire  fonctionner  un  principe  social  sans  le  rendre  anarchi- 
ique.  Depuis  que  les  méthodistes,  les  presbytériens,  les 
ibaptistes  et  les  quakers  ont  pris  la  défense  des  noirs,  ils 
JDiit  compromis  leur  cause l  ;  et  je  suis  loin  de  m'en  plain- 

'  La  Virginie  était  disposée,  il  n'y  a  pas  longtemps,  à  abolir 
'esclavage  clans  tonte  l'étendue  de  l'Etat;  mais  les  déclamations 
les  révérends  effrayèrent  les  alave-holders,  et  l'œuvre  de  l'émanci- 
lation  des  nègres  l'ut  ajournée. 


«24  L'AUTRE  MONDE 

dre,  car,  certes,  je  ne  suis  pas  abolitionniste;  ils  ont  intro- 
duit un  élément  nouveau,  le  fanatisme,  dans  la  lutte  pour- 
suivie jusqu'ici  contre  l'esclavage.  Ils  veulent  vaincre  vite, 
épargner  le  temps  plus  que  le  sang  ;  le  pays  a  été  agité 
sans  relâche,  la  terreur  semée  au  sud,  le  fanatisme  souf- 
flé dans  le  nord,  la  haine  répandue  partout.  Qu'importe  ! 
le  péché  de  V esclavage  doit  être  puni  par  la  mort  du  maî- 
tre, s'il  le  faut1.  Le  lien  fédéral  est  en  danger;  le  sud 
s'habitue  tous  les  jours  à  se  séparer  du  nord,  devenu  pil- 
lard de  ses  ressources  et  ennemi  de  ses  institutions.  Le 
protestantisme  n'a  que  faire  de  ces  considérations.  Les  nè- 
gres doivent  être  les  égaux  des  blancs,  et  si,  pour  arriver 
à  ce  résultat,  il  faut  détruire  la  constitution,  eh  bien  !  il  sa- 
crifiera ce  catéchisme  national2. 

En  attendant  ce  résultat,  le  maître  vit  dans  la  colère  et 
l'esclave  dans  la  peur.  Tout  le  monde  souffre  sans  que 


1  Les  prédicateurs  protestants  confondent  l'abolition  de  l'escla- 
vage avec  l'égalité,  qui  ne  peut  être  accordée  qu'après  la  liberté. 
Ils  soutiennent  théoriquement  que  l'esclave  est  l'égal  du  maître, 
mais  en  réalité  ils  ne  reconnaissent  point  l'égalité  des  deux  na- 
tures devant  Dieu,  puisqu'il  y  a  dans  chacun  de  leurs  temples 
une  place  à  part  où  l'on  parque  les  nègres.  Est-ce  une  inconsé- 
quence? est-ce  de  la  mauvaise  foi?... 

'  Les  abolitionnistes  s'attaquent  maintenant  à  la  constitution. 
MM.  Cassius  Clay,  Burley,  Garrisson,  et  autres  chefs  de  cette  croi- 
sade, prêchaient,  il  y  a  quelques  années,  la  Bible  à  la  main,  la 
dissolution  de  l'Union.  Ils  publièrent  par  millions  d'exemplaires 
la  lettre  de  l'abolitionniste  anglais  Th.  Glarkson,  dans  laquelle 
celui-ci  invitait,  au  nom  de  la  religion,  les  États  du  nord  à  se  sé- 
parer de  ceux  du  sud,  et  à  briser  le  lien  politique  qui  les  unissait 
entre  eux.  Vous  verrez  avant  peu  ce  que  cette  question  amènera 
d'orages  et  de  bouleversements  dans  ce  pays. 


L'AUTRE  MONDE  225 

l'oeuvre  de  l'abolition  se  trouve  plus  avancée.  Au  contraire,, 
l'action  des  prédicants  contre  les  maîtres  a  provoqué  de  la 
part  de  ceux-ci  une  réaction  fatale  aux  esclaves.  En  défi- 
nitive, ces  créatures  y  ont  perdu  tout  le  bien-être  maté- 
riel qui  mettait  en  danger  les  droits  du  propriétaire. Voilà 
ce  que  le  protestantisme  a  produit  en  se  mêlant  d'intérêts 
qui  ne  le  regardaient  pas  ! 

Il  a  aussi  trouvé  le  moyen  de  rendre  odieuse  l'associa- 
tion des  Américains  de  naissance  en  voulant  la  diriger. 
Cette  société  célèbre,  organisant  une  coalition  indigène 
contre  les  étrangers,  s'était  proposée  de  faire  apporter 
quelques  changements  aux  lois  qui  réglementaient  la  na- 
turalisation. Rien  de  plus  impolitique,  mais  aussi  rien  de 
plus  légitime.  Les  États  confèrent  le  droit  de  cité  aux  émi- 
grants,  après  cinq  ans  de  résidence.  Il  faut  le  dire,  cette 
facilité  des  Américains  ouvrait  la  porte  à  bien  des  abus. 
Des  masses  d'étrangers  ignorants  sont  naturalisés  en 
fraude  de  la  loi,  à  la  veille  de  chaque  élection,  et  envoyés 
aux  poils.  Ils  y  vont  par  milliers;  on  en  charge  des  ba- 
teaux à  vapeur.  11  y  a  dans  toutes  les  grandes  villes  des 
comités  de  naturalisation  et  d'élection  chargés  de  ces  sor- 
tes d'affaires. 

Les  Américains  de  naissance,  qui  revivent  aujourd'hui 
>>ous  le  nom  de  knoir-nothing,  voulurent  mettre  fin  à  cet 
Rat  de  choses  en  obligeant  l'étranger  à  vingt  et  un  ans 
le  résidence,  avant  de  lui  accorder  le  droit  de  sui- 
rage.  C'était  leur  droit;  beaucoup  de  bons  esprits  parta- 
geaient leurs  vues,  et  des  membres  du  Congrès  s'étaient 
léjà  engagés  à  demander  le  rappel  des  lois  sur  la  naturali- 
ation.  L'élection  du  maire  de  New- York  et  d'un  represen- 

1a 


226  L'AUTRE  MONDE 

tant  du  peuple  à  Philadelphie  avait  prouvé  la  puissance 
d'un  parti  qui  s'emparait  ainsi  à  son  origine  des  deux 
premières  villes  de  la  république.  Tout  semblait  lui  présa- 
ger de  glorieuses  destinées.  Eh  bien!  il  a  suffi  de  quelques 
ministres  pour  gâter  un  tel  début;  l'élément  protestant 
est  entré  dans  la  question,  Va  absorbée,  l'a  changée  de 
telle  façon  qu'il  s'est  plutôt  agi  du  triomphe  de  la  Bible 
que  du  rappel.  Les  Américains  de  naissance  exigeaient 
d'abord  une  plus  longue  résidence  de  la  part  des  étran- 
gers, avant  de  leur  accorder  l'exercice  des  droits  politi- 
ques; les  protestants,  plus  tard,  soutinrent  qu'il  y  avait 
grand  danger  pour  les  États  à  investir  de  ces  droits  les 
catholiques  irlandais.  Les  sujets  spirituels  du  pape  ne  pou- 
vaient avoir,  disaient-ils,  aucune  liberté.  On  ne  leur  épar- 
gna aucune  injure,  aucune  calomnie;  on  insulta  les  fem- 
mes dans  les  rues,  on  frappa  publiquement  les  sœurs  de 
charité,  on  leur  cracha  à  la  face.  Il  y  eut  des  scènes  comme 
au  temps  de  nos  guerres  de  religion  ;  des  ministres  pro- 
testants se  montrèrent  dans  les  rues,  au  milieu  de  gens 
avinés  ;  au  lieu  de  faire  entendre  des  paroles  de  paix,  ils 
criaient  partout  amtêhème  contre  les  papistes1  !  On  doit  à 
ces  forcenés  les  scènes  afl'reuses  de  Philadelphie,  l'incen- 
die de  trois  églises,  d'un  collège  et  de  soixante-dix  mai- 
sons; la  mort  d'un  grand  nombre  de  citoyens,  la  ruine  de 

1  Toutes  les  libertés  fleurissent  aux  États-Unis.  M.  Chambcrs, 
ministre  presbytérien  dont  Féglise  est  située  dans  Broweî  Street,  à 
Philadelphie,  est  un  homme  renommé  pour  la  virulence  de  son 
langage.  Un  jour,  il  taxa  publiquement  d'impiété  le  président 
Ta\lor,  le  directeur  général  des  postes,  M.  Wiekliff,  et  tous  leurs 
subordonnés,  parce  qu'ils  laissaient  faire  le  service  de  la  malle 


L'AUTRE  MONDE  227 

plusieurs  familles,  et  le  trouble  de  toute  une  grande  ville. 
Le  parti  des  américains  de  naissance  a  été  écrasé  sous 
les  ruines  qu'il  a  faites  au  nom  de  la  Bible  et  à  la  voix  de 
ses  prétendus  ministres. 

Le  protestantisme  soutient  le  pour  et  le  contre  :  l'éga- 
lité en  faveur  des  nègres,  le  privilège  au  préjudice  des 
catholiques.  L'inconséquence  de  sa  conduite  n'étonne  per- 
sonne, dans  un  pays  qui  est  lui-même  tourmenté  par 
l'inconséquence  de  ses  institutions;  où  l'on  voit  l'esclavage 
en  face  de  la  liberté  illimitée,  l'incapacité  politique  des 
Indiens  à  côté  de  la  déclaration  de  l'indépendance.  C'é- 
tait un  crime  à  Rome  de  battre  de  verges  un  citoyen  ;  en 
Amérique,  s'il  est  soldat  ou  matelot,  il  est  fouetté  sans 
égard  pour  sa  dignité  d'homme,  reconnue  par  les  lois.  Il 
n'y  a  pas  d'avancement  pour  lui;  le  soldat  n'arrive  jamais 
à  l'épaulette,  le  matelot  garde  toute  sa  vie  sa  chemise 
d'uniforme  et  son  chapeau  goudronné.  Leur  aptitude  est 
méconnue,  leur  mérite  nié  :  ils  doivent  obéir  au  privilège 
légué  par  les  traditions  anglaises,  après  les  victoires  de 
leurs  pères  contre  le  privilège  '. 

L'habitude  du  franc-parler  enlève  à  la  vie  de  relation 


le  saint  jour  du  dimanche.  Dans  le  môme  sermon,  il  injuria  vio- 
lemment un  journaliste,  M.  Chandler,  et  traita  de  misérable  em- 
poisonneur un  cabaretier  voisin  de  son  église,  parce  qu'au  lieu 
•de  tenir  une  maison  de  tempérance,  il  persistait  à  vendre  des  liqueurs 
1  ses  habitués  11  attaqua  de  cette  manière,  sans  précautions  m 
Darabolcs.  une  foule  de  personnes,  en  appliquant  à  chacune  d'elles 
|;on  nom.  suivi  le  plus  souvent  d'une  fiche  épithète. 

1  Je  ne  crois  pas  que, les  choses  aient  changé  depuis  la  prési- 
tence  de  M.  Polk,  époque  à  laquelle  il  faut  rapporter  une  partie 
ta  faits  consignes  dans  ce  chapitre. 


228  L'AUTRE  MONDE 

une  grande  partie  de  ses  agréments.  11  règne  un  ton  dé- 
plorable dans  les  salons.  La  perfidie,  d'homme  à  homme, 
ce  vice  qu'on  devrait  laisser  aux  esclaves,  y  est  fort  répan- 
due, et  sur  ce  point  les  Yankees  pourraient  en  revendre 
même  aux  Italiens. 


Vil 


LA    LIBERTE 


Je  n'exagère  ni  ne  suppose  rien.  Je  dis  ce  que  j'ai  vu 
et  entendu,  non  pas  à  la  façon  des  voyageurs  anglais,  qui, 
de  parti  pris,  adressent  des  injures  aux  Américains,  parce 
que  cet  article  se  vend  bien  aux  boutiquiers  de  Londres; 
non  pas  non  plus  à  la  manière  des  écrivains  français,  qui 
ont  pris  en  tout  la  contre-partie  des  jugements  anglais. 
Monarchistes  ou  républicains,  tous  nous  ont  offert  la  con- 
stitution des  États-Unis  pour  modèle;  tous  ont  proclamé 
merveilleuses  ses  entreprises  industrielles  et  financières. 
Malheureusement,  la  crise  de  1837,  suivie  de  la  ruine  de 
tous  les  établissements  basés  sur  le  crédit,  s'est  chargée  de 
réfuter  leurs  livres. 

11  serait  temps  de  voir  finir,  des  deux  côtés  de  la  Man- 
che, cet  industrialisme  littéraire,  qui,  en  plein  dix-neu- 
vième siècle,  malgré  la  facilité  des  communications,  en- 
tretient Fignorance  de  l'Europe  sur  ce  pays. 

11  est  juste  de  dire  qu'on  a  attribué  l'essor  des  États- 
Unis  à  la  liberté.  C'est  l'opinion  qui  traîne  partout;  mais 


L'AUTRE  MONDE  -229 

on  s'est  bien  gardé  de  sortir  de  cette  assertion  générale  ; 
qui  dispense  de  connaître  ce  pays  autrement  que  par  les 
Bévues,  et  derrière  laquelle  on  pouvait  se  réfugier  pour 
organiser  un  système  d'attaque  et  faire  peur  aux  divers 
gouvernements  qui  se  sont  succédé  depuis  trente  ans. 

Il  fallait  dire,  pour  ne  tromper  personne,  que  la  liberté 
aux  États-Unis  est  le  sacrifice  continuel  de  la  société  à 
l'individu.  Chacun  est  libre  d'y  exercer  son  industrie  sans 
autorisation,  sa  profession  sans  diplôme  x,  son  métier  sans 
apprentissage  ni  livret  ;  de  se  livrer  à  toutes  les  cultures 
sans  crainte  des  régies,  à  tous  les  commerces  sans  les 
charges  des  octrois.  Toutes  les  branches  y  sont  exploitées: 
le  planteur  virginien  a  des  haras  d'esclaves  pour  approvi- 
sionner les  marchés  de  la  Nouvelle-Orléans  ;  au  nord  et  à 
l'ouest  il  y  a  des  bateaux  à  vapeur  et  des  chemins  de  fer 
sans  police  et  sans  règlements,  qui  déciment  la  population 
plus  que  la  fièvre  jaune  et  le  choléra;  il  y  a  partout  des 
banques  voleuses  et  banqueroutières,  des  maisons  de  com- 
merce sans  garanties;  la  fraude  peut  s'établir  effronté- 
ment derrière  un  comptoir,  s'afficher  dans  un  prospec- 
tus... Le  gouvernement  n'a  rien  à  dire  tant  que  personne 
ne  se  plaint  :  le  peuple  serait  trop  gouverné.  Bien  mieux  ! 
[jtout  New-York  a  connu  une  femme ,  la  Restcll,  qui  fit 
.pratique  d'avortements,  qui  l'annonça  dans  les  journaux 
3n  donnant  son  adresse  à  ses  clients,  comme  eût  pu  le 
aire  un  médecin.  L'avocat  général  fut  instruit  de  ces 
-  aits,  et  il  se  tut;  il  laissa  faire,  parce  qu'il  n'y  eut  pas 


1  La  Louisiane  est,  je  crois,  le  seul  Etat  où  les  médecins  soient 
liges  d'être  pourvus  d'un  diplôme. 


230  L'AUTRE  MONDE 

de  réclamation,  cl  que  l'intérêt  de  ia  société  était  seul  en 
jeu.  D'ailleurs  il  n'est  pas  dans  les  habitudes  du  pays  de 
poursuivre  d'office-:  la  loi  n'en  fait  pas  un  devoir  à  ses 
représentants. 

Un  planteur,  je  pourrais  dire  son  nom  et  la  paroisse 
qu'il  habite,  tua,  il  y  a  quelques  années,  à  coups  de  fu- 
sil, deux  voyageurs  qui  avaient  pris  dans  son  champ  quel- 
ques cannes  à  sucre  pour  se  désaltérer.  Le  crime  eut  lieu 
en  plein  jour;  le  sang  coula  en  présence  de  plusieurs  té- 
moins :  l'assassin  n'en  resta  pas  moins  impuni.  La  justice 
criminelle  de  l'État  n'intervint  pas,  parce  que  personne 
ne  prit  assez  d'intérêt  aux  pauvres  étrangers  pour  faire 
un  affidavit  contre  un  homme  de  la  localité. 

Dans  une  autre  paroisse  du  même  État,  trois  hommes 
se  réunirent  pour  attirer  dans  un  piège  un  homme  qu'ils 
n'aimaient  pas  et  l'assommer.  Celui-ci  était  également 
étranger  ;  mais  les  meurtriers  étaient  enfants  du  pays  : 
personne  ne  les  inquiéta. 

L'organisation  politique  du  pays  comporte  le  silence  des 
avocats  généraux  sur  de  pareils  faits.  Soumis  dans  beau- 
coup d'États  à  l'élection  populaire,  dans  les  autres  à  la 
nomination  des  gouverneurs,  ils  doivent  éviter  partout  de 
se  faire  des  ennemis.  La  justice  criminelle  y  ressemble  à 
une  vengeance;  force  leur  est  de  s'abriter  derrière  celui 
qui  a  provoqué  la  poursuite,  de  lui  en  laisser  toute  la  res- 
ponsabilité. La  loi,  son  esprit,  les  institutions,  la  pratiqua 
du  gouvernement,  tout  condamne  l'intervention  officieuse 
des  magistrats  dans  les  actes  des  citoyens  :  l'individu 
triomphe  de  la  société,  l'autorité  est  vaincue  par  la  li- 
berté ! 


L'AUTRE  MONDE  231 

Cela  n'est  rien  encore.  Avec  un  nombre  de  crimes  tri- 
ple, les  condamnations  sont  aussi  rares  en  Amérique 
qu'elles  sont  fre'quentes  en  France.  La  loi  commune  en- 
toure le  prévenu  de  précautions  multipliées.  D'abord  le 
jury  l'avertit  de  ne  rien  dire  qui  puisse  aggraver  sa  posi- 
tion., de  nier,  s'il  le  juge  à  propos,  les  charges  qui  lui 
sont  imputées,  de  ne  répondre  à  toutes  les  questions 
qu'autant  qu'il  pourra  le  faire  sans  se  compromettre.  Les 
témoins,  de  leur  côté,  peuvent  légalement  refuser  de  dé- 
poser sur  certaines  circonstances  du  procès,  si  leur  témoi- 
gnage devait  les  incriminer.  Puis  les  jurés  décident  du  fait 
et  du  droit,  sans  que  le  juge  se  permette  de  leur  poser 
aucune  question.  L'accusé  est  oun'est  pas  coupable,  telle 
est  la  formule  consacrée  du  verdict.  Enfin,  la  loi  exige 
l'unanimité  du  jury  pour  la  condamnation;  il  est  vrai 
qu'elle  la  prescrit  aussi  pour  l'acquittement  ;  mais  il  est 
rare  que  le  prévenu,  renvoyé  devant  un  second  jury,  ne 
soit  pas  acquitté. 

L'intérêt  de  la  communauté  est  peu  de  chose,  comme 
on  voit.  C'est  le  citoyen  accusé  qui  est  protégé,  défendu 
contre  tous  et  contre  lui-même.  J'ai  entendu  des  gens 
dire  que  la  société,  s'exposant  ainsi  plutôt  que  d'exposer 
un  de  ses  membres,  ne  faisait  que  son  devoir  ! 

L'esprit  dissolvant  du  protestantisme  devait  entrer  dans 
la  loi  criminelle  comme  il  était  déjà  entré  dans  la  loi 
Dolitique,  afin  de  s'emparer  entièrement  de  l'homme  dans 
outes  ses  relations  avec  la  société.  La  loi  civile  elle-même 
uété  forcée  de  subir  son  influence.  On  pourrait  dire,  à  la 
rigueur,  qu'elle  est  abolie  par  les  jurys.  Ceci  paraîtra  in- 
royable  à  nombre  de  gens:  les  jurys  décident  des  affaires 


232  L'AUTRE  MONDE 

purement  civiles  et  commerciales,  de  la  lettre  de  change 
et  du  mur  mitoyen.  Les  difficultés  qui  entourent  les  ques- 
tions de  droit,  et  qui  arrêtent  si  souvent  nos  plus  savants 
magistrats,  sont  tranchées  par  eux  sans  la  moindre  hési- 
tation, comme  si  le  droit  de  libre  examen,  qu'ils  s'attri- 
buent aussi  dans  ces  sortes  d'affaires,  pouvait  leur  donner 
les  connaissances  spéciales  du  juge.  Que  deviennent  alors 
l'autorité  de  la  doctrine  et  la  tradition  des  arrêts  ?  Atten- 
dez, la  loi  va  tomber  dans  l'absurde  ;  elle  exige  que  le  jury 
soit  unanime  sur  la  solution  d'un  point  de  droit,  souvent 
très-épineux,  tandis  qu'en  appel,  devant  la  cour  suprême, 
jugeant  sans  jury,  elle  ne  demande  que  la  majorité  des 
opinions  ! 

Les  formes  de  la  justice  en  France  sont  lentes  et  dis- 
pendieuses, mais  nous  n'avons  rien  à  envier,  à  cet  égard, 
aux  États-Unis,  où  l'affaire  la  plus  minime  oblige  assez 
souvent  le  juge  à  tenir  le  jury  sous  clef,  toute  une  se- 
maine, pour  en  obtenir  un  verdict.  Heureux  lorsqu'il 
n'est  pas  forcé,  par  leur  désaccord,  d'appeler  un  autre 
jury  devant  lequel  l'affaire  doive  être  instruite  et  plaidée 
de  nouveau  !  Encore  si  ce  jugement,  si  longuement  et  si 
chèrement  acheté,  pouvait  décider  les  parties  à  s'en  tenir 
là  !  Mais  le  bon  sens  de  ces  douze  hommes  est  si  rarement 
d'accord  avec  le  texte  de  la  loi,  que  le  plaideur  malheu- 
reux a  tout  à  gagner  à  tenter  un  appel. 

VIII 

Disons  un  mot  de  l'opinion  publique. 

Cette  puissance,  qui  régit  encore  l'Europe,  commence  à 


L'AUTRE  MONDE  233 

s'émousser  aux  Etats-Unis,  ou  plutôt  elle  est  tombée  dans 
le  commerce.  Loin  de  prêter  l'oreille  au  cri  public,  les 
journaux  n'écoutent  que  les  riches  voix  qui  viennent  leur 
proposer  de  se  vendre.  Dans  un  district  du  sud,  j'ai  vu  un 
journal  démocrate  livrer  ses  vingt-quatre  colonnes  à  un 
manifeste  wbig,  qui  lui  avait  été  payé  d'avance,  il  est 
M'ai.  Les  convictions  sont  calculées  à  leur  rapport.  Rien 
n5est  plus  facile,  avec  de  l'argent,  que  de  faire  mousser 
un  homme,  une  idée,  une  entreprise  ou  même  une  chi- 
mère. Les  hommes  supérieurs  de  ce  pays  méprisent  une 
opinion  publique  qu'il  est  si  facile  de  conquérir  et  de  di- 
riger. Livrée  à  elle-même,  elle  va  au  plus  habile  et  non 
au  plus  honorable.  C'est  la  conséquence  des  idées  répan- 
dues parmi  ce  peuple  :  II  mut  mieux  être  un  coquin  et 
mussir,  que  d'être  un  honnête  homme  et  végéter.  Deux 
avocats,  dans  l'est,  publièrent  L'un  contre  l'autre,  durant 
un  mois,  des  placards,  qu'ils  faisaient  afficher  et  distri- 
buer par  la  ville,  où  ils  se  traitaient  réciproquement  d'in- 
fâmes, d'hommes  sans  courage  et  sans  honneur.  Ils  ne  se 
battirent  pas  ;  en  France  ils  seraient  tombés  sous  le  mé- 
pris public  :  dans  leur  pays  ils  continuèrent  à  être  reçus 
partout  et  à  avoir  une  clientèle.  Pour  qu'il  y  ait  une  opi- 
nion, il  faut  qu'il  y  ait  une  conscience  publique;  ur.  c'est 
là  ce  qui  manque  aux  populations  des  Etats-Unis.  Un 
acte  vil  et  scandaleux  sera  jugé  tel  chez  nous  de  toutes 
pari-:  là-bas,  il  passera  inaperçu,  ou,  si  l'on  en  parle, 
ce  sera  pour  demander  si  S"ii  auteur  en  a  retiré  un  beau 
protit. 


23'.  h' AUTRE  MONDE 


IX 


Tout  cela  prouve  une  chose,  c'est  que  le  sens  moral 
manque  au  peuple  américain,  ce  qu'il  faut  attribuer  chez 
lui  à  l'absence  de  tous  principes.  Le  protestantisme,  sous 
prétexte  de  libre  examen,  n'y  a  rien  laissé  debout.  Reli- 
gion de  fantaisie  et  non  de  sentiment,  il  se  prête  à  tous 
les  caprices  de  l'individu,  flatte  ses  passions,  exploite  ses 
intérêts...  le  dogme  vient  ensuite.  Et  quel  dogme?  Quel- 
que chose  de  sec  et  de  froid,  qui  laisse  l'àme  plus  inquiète 
et  plus  incertaine.  Le  plus  grand  malheur  des  États-l  nis, 
c'est  qu'ils  soient  livrés  à  cette  multitude  de  sectes  qui, 
loin  de  chercher  à  y  répandre  l'espérance,  la  charité  et 
le  patriotisme,  n'y  soufflent  que  le  doute,  l'ignorance  et  la 
vanité.  Et  Ton  voudrait  m'obliger  à  dire  que  ce  peuple, 
parce  qu'il  a  plusieurs  milliers  de  lieues  de  télégraphes 
électriques  et  de  chemins  de  fer,  un  commerce  et  des  res- 
sources immenses,  est  un  grand  peuple  !  qu'il  a  un  avenir 
merveilleux  et  des  destinées  splendides!...  Comme  s'il 
suffisait,  pour  vivre,  d'avoir  des  fourneaux  sans  cesse  al- 
lumés et  des  greniers  toujours  remplis!  Non,  non!  Là  où 
il  n'y  a  pas  de  famille,  il  n'y  a  pas  de  société  ;  là  où  il  n'y 
a  pas  d'enthousiasme,  d'orgueil,  de  dévouement,  d'esprit 
de  justice,  il  n'y  a  pas  d'avenir  !  Les  États-Unis  n'existent 
que  dans  le  commerce;  si  quelque  chose  peut  les  faire  ; 
monter  au  rang  de  nation,  ce  sera  le  retour  de  la  loi 
parmi  eux.  Or,  il  n'y  a  qu'une  religion  dans  le  monde 
capable  de  l'y  ramener  :  c'est  le  catholicisme!... 


LES 

FRANÇAIS  EN  AMÉRIQUE. 


L'antipode  du  caractère  français,  c'est  le  caractère  amé- 
ricain. 

C'est  probablement  parce  que  les  extrêmes  se  touchent, 
ju'il  n'y  a  point  d'étrangers  qui  s'américanisent  aussi  vite 
me  les  Français. 

Dès  qu'il  peut  s'orienter  par  lui-même  aux  États-Unis, 
;e  qu'un  Français  cherche  le  plus  à  éviter,. c'est  un  autre 
Français. 

Les  Suisses,  les  Belges,  les  Irlandais,  les  Allemands,  les 
Portugais,  fussent-ils  établis  depuis  cinquante  ans  en  Amé- 
rique, éprouvent  néanmoins  de  temps  à  autre  le  besoin  de 
>e  réunir  pour  causer  de  leur  patrie,  de  leurs  familles,  de 
leurs  affaires,  et  savoir  s'il  n'y  aurait  pas  parmi  eux  quelque 
ïompatriote  à  soulager. 

Non-seulement  le  Français  vit  en  dehors  des  homni 
les  choses  de  son  pays,  mais  il  est  même  hostile  à  tout  ce 
mi  lui  rappelle  sa  nationalité. 


230  L'AUTRE  MONDE 

11  est  vrai  que,  d'après  la  nouvelle  politique,  l'amour  d< 
la  patrie  n'est  qu'un  préjuge'. 

A  ce  compte-là,  le  Français  d'Amérique  est  un  être  su- 
périeur, car  tous  les  pays  de  la  terre,  y  compris  le  sien, 
sont  égaux  devant...  son  indifférence. 


II 


Quelle  qu'ait  été  la  position  d'un  Français  dans  sa  pa- 
trie, s'il  arrive  en  Amérique  privé  de  toute  fortune,  il  doit 
être  résigné,  ou  mieux,  résolu  à  tout.  S'appelàt-il  Montmo- 
rency, Lamartine  ou  Girardin,  il  ne  saurait  échapper  aux 
plus  difficiles  commencements.  Le  plus  simple  épicier 
croira  le  favoriser  beaucoup  en  lui  offrant  dans  sa  bou- 
tique la  place  de  garçon;  car,  là-bas,  naissance  illustre, 
caractère  élevé,  talent  réel,  sont  comptés  pour  zéro  s'ils 
ne  sont  pas  accompagnés  d'un  capital.  Mais  il  faut  dire 
que  le  travail  à  tous  les  degrés,  qu'il  se  rapporte  à  la  con- 
fection des  chaussures  ou  aux  opérations  de  banque,  j  est 
en  honneur...  pourvu  qu'il  réussisse.  Désignés  sous  le  titre 
générique  d'affaires,  tous  les  métiers  comme  toutes  les 
industries  se  valent  à  nombre  égal  de  dollars.  Ce  qui  fait 
la  noblesse  ou  la  vulgarité  des  diverses  occupations,  ce 
n'est  pas,  comme  en  Europe,  l'objet  auquel  elles  s'appli- 
quent, mais  bien  le  plus  ou  moins  de  puissance  jiroduc- 
tive  dont  elles  sont  l'occasion.  Un  marchand  de  cirage 
ayant  un  compte  ouvert  à  la  Banque  passera  partout 
avant  un  avocat  de  réputation  ou  un  docteur  habile  qu'a 


L'AUTRE  MONDE  237 

Liinés  une  fausse  spéculation,  et  un  emballeur  parvenu 
ura  infiniment  plus  de  chance  pour  la  place  de  maire  ou 
e  gouverneur  qu'un  homme  politique  ayant  mange  sa 
rtune  au  service  de  son  parti. 


III 


Tout  cela  serait  magnifique  si  on  cherchait  ainsi  à  rendre 
Immage  au  travail  qui  a  su  produire  et  à  l' intelligence 
ui  sait  conserver;  si,  dans  le  succès,  on  voulait  toujours 
■uver  la  part  de  l'activité,  de  la  patience  et  de  l'honneur, 
[alhenreusement,  plus  que  partout  ailleurs,  le  but  règne 
d  maître  aux  États-Unis.  L'homme  enrichi  par  la  mise 
n  feu  de  sa  maison  ou  par  trois  ou  quatre  faillite*  est 
raité  d'HONORABLE  par  tontes  les  bouches,  et  aie  droit  d'ap- 
eler  rascal  coquin  le  marchand  consciencieux  dont  il  a 
évoré  la  fortune. 


IV 


Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Que  même  dans  ce  pays,  où 
2spiït  d'égalité  est  plus  développe  que  dans  aucun  autre 
1  monde,  le  besoin  d'une  aristocratie  se  fait  sentir.  Seu- 
ment,  au  lieu  de  la  placer  dans  le  courage,  le  talent,  la 
'obité,  le  dévouement  à  la  chose  publique,  on  en  décore 

succès  :  le  succès  par  le  vol,  le  succès  par  l'agiotage,  le 
iccès  par  le  parjure,  le  succès  par  l'assassinat...  comme 

succès  par  le  travail,  le  succès  par  l'intelligence...  Mal- 


238  L'AUTRE  MONDE 

heur  au  peuple  qui  a  le  sens  moral  assez  perverti  pour  en 
arriver  à  ces  fatales  confusions,  pour  expliquer  les  moyens 
par  le  but  et  placer  les  faits  au-dessus  des  principes  !  Sa 
puissance,  qui  n'est  fondée  que  sur  un  concours  inespéré 
de  hasards  heureux,  est  une  puissance  artificielle  ;  son  re- 
pos, qui  ne  provient  que  du  concert  des  égoïsmes  particu- 
liers, peut  finir  à  toute  heure;  il  vend,  il  achète,  il  tra- 
fique, il  bat  monnaie  à  toute  vapeur.  Tout  à  coup  l'équilibre 
des  intérêts  se  rompt,  les  ambitions  individuelles  se  heur- 
tent, les  antagonismes  s'établissent:  il  <sroit  que  ce  n'est 
qu'une  crise...,  c'est  la  vérité  qui  se  fait  jour  au  prix 
d'une  révolution. 


H  y  a  donc  une  aristocratie  aux  États-Unis;  aristocratie 
de  suif  et  de  morue,  plus  hautaine,  plus  impitoyable  que 
ne  le  fut  jamais  la  vieille  aristocratie  d'Europe.  Aux  jours 
mêmes  où  celle-ci  fut  le  plus  puissante,  elle  avait,  qui  lui 
servaient  de  frein  et  l'excitaient  à  la  grandeur,  à  l'hé- 
roïsme, à  la  générosité,  l'orgueil  de  ses  noms,  l'héritage 
illustre  de  toute  une  longue  suite  d'aïeux,  la  responsabi- 
lité de  ses  actes  devant  le  monde  entier...  Mais  les  princes 
américains,  par  quoi  pourraient-ils  être  obligés?  Par  leur 
passé?  ils  ont  poussé  en  une  seule  saison;  par  leur  fa- 
mille? c'est  un  mot  qu'ils  ne  connaissent  pas;  par  leur 
cœur?  ils  prétendent  que  c'est  une  marchandise  inconnue 
dans  le  commerce.  Comme  on  le  voit,  c'est  une  aristocra- 
tie effrayante,  car  elle  ne  doit  compte  de  ses  actes  qu'à 


L  AUTRE  MONDE  239 

elle-même,  seule  condition  qui  soit  nécessaire  pour  ame- 
ner partout  la  plus  oppressive  tyrannie. 
Ce  mot,  échappé  à  un  Anglais  établi  à  New- York  :  J\ii- 
is  mieux  être  le  laquais  d'un  grand  seùptewr  d'Eu- 
ropr  que  le  premier  commis  d'un  parcenu  américain, 
semble  avoir  été  dit  pour  compléter  cette  digression. 


VI 


Dès  son  arrivée  aux  États-Unis,  si  le  Français  pauvre 
■table  n'a  pas  le  bon  esprit  de  se  jeter  dans  le  commerce, 
garçon  dans  une  boutique  ou  commis  dans  un  magasin, 
c'eit  un  malheur  pour  lui;  car  tout  le  temps  qu'il  passera 
loin  de  ce  tourbillon  d'affaires  au  sein  duquel  se  trame  la 
vie  américaine,  sera  un  temps  irréparablement  perdu  pour 
sa  fortune. 

C'est  cependant  la  faute  que  commettent  la  plupart  des 

français  qui  émigrent  dans  le  Nouveau-Monde.  La  cause 

m  est  de  ce  qu'on  ne  dit  pas  assez  chez  nous  que  l'Amé- 

ique  est  un  champ  tout  de  spéculation  ;  qu'on  y  vit  non 

K)iir  se  reposer  et  jouir,  mais  pour  produire  et  amasser  ; 

i(ue  l'art,  qui  ne  s'attache  qu'à  de  douces  ou  brillantes 

bstractions,  n'a  que  faire  dans  un  pays  imprégné  de  réa- 

ité;  que  tout  ce  qui  n'a  pas  un  but  immédiat  et  palpable 

tombe  sous  le  dédain  général;  qu'un  Byron  y  serait  jugé 

nitile;  qu'un  Donizetti  s'y  verrait  préférer  un  maçon 

u'un  Vernet  y  mourrait  de  faim...  que  le  talent,  le  génie, 


240  L'AUTRE   MONDE 

là-bas,  consiste  non  à  inventer  des  méthodes  d'enseigne- 
ment, à  publier  des  journaux  littéraires,  à  remuer  un 
monde  d'art  ou  de  pensée,  mais  à  amasser,  n'importe 
par  quel  métier,  une  petite  somme;  puis  à  trouver  une 
branche  où  cette  petite  somme  puisse  être  doublée,  tri- 
plée, quintuplée,  centuplée!  Car  l'existence  doit  être  une 
progression  constante  vers  un  chiffre  de  fortune  prévu. 
Prévu  d'abord,  oui;  les  étrangers  se  promettent,  en  com- 
mençant, de  s'arrêter  à  une  certaine  réalisation  de  capi- 
tal; puis,  à  mesure  qu'ils  grandissent,  ils  prennent  goût  à 
cette  vie  d'escomptes,  de  courtages,  de  commissions,  de 
profits,  et  finissent  par  faire  comme  les  Américains,  qui, 
arrives  même  au  chiffre  de  soixante  millions,  n'en  conti- 
nuent pas  moins  de  se  lever  à  cinq  heures,  de  monter  en 
omnibus  et  de  se  rendre  de  grand  matin  derrière  leur 
comptoir,  où  ils  brocantent,  mesurent,  calculent,  sûrement 
pour  le  plaisir  de  brocanter,  mesurer,  calculer.  Combien 
de  fois  ai-je  entendu  de  jeunes  gens  qui  avaient  dissipé 
leur  patrimoine  en  France,  et  qui  par  suite  travaillaient 
dans  New- York,  s'écrier,  en  parlant  d'un  de  ces  Crésus  : 
«  Cinquante-neuf  millions  de  moins  dans  la  fortune  de  cet 
homme  n'amèneraient  pas  la  plus  légère  différence  dans 
sa  manière  de  vivre  :  quel  dommage  que  la  Providence  ne 
nous  choisisse  pas  pour  faire  fructifier  cet  excédant!  »  Je 
comprends  leurs  regrets,  mais  je  crois  néanmoins  que  ce 
qui  est  doit  être.  Si  la  fortune  n'allait  qu'aux  mains  géné- 
reuses, il  y  aurait  d'heureux  trop  de  gens  à  la  fois,  et  pro- 
bablement la  société  n'est  pas  mûre  encore  pour  une  aussi 
large  distribution  de  bonheur.  D'ailleurs,  comme  il  y  a 
des  crapauds  dans  les  fisses,  il  faut  des  cuistres  dans  lo 


L'AUTRE  MONDE  VA 

monde.  Toute  chose  est  utile  ici-bas,  et  les  avares  mêmes, 
j'en  suis  sûre,  servent  les  desseins  de  Dieu!... 


Vil 


En  Louisiane,  le  Français  est  maître  d'école.  Sans  même 
savoir  beaucoup  d'anglais,  il  obtient  dans  les  campagnes 
un  district  qui  lui  rapporte  par  an  une  somme  fixe.  Sa 
classe  est  ouverte  de  quatre  à  six  heures  par  jour;  il  fait 
suivre  à  ses  élèves  des  méthodes  de  fantaisie  ;  donne  deux 
jours  de  congé  par  semaine,  et,  avec  des  classes  particu- 
lières pour  les  noirs,  le  secrétariat  du  trésorier  de  la  pa- 
roissse...  élève  souvent  son  revenu  au  chiffre  de  six  mille 
francs.  En  somme,  il  n'est  pas  trop  malheureux...  quand 
il  est  payé. 

A  New- York  il  est  professeur.  Le  taux  de  ses  leçons 
varie  de  cinq  à  dix  francs  l'heure.  Mais  il  n'y  a  pour  lui 
Ide  bons  que  les  premiers  mois  de  l'année  ;  et  alors  même 
tta  concurrence  est  si  formidable  qu'il  parvient  à  peine  à 
ajuster  les  deux  bouts. 

Ou  bien  il  est  journaliste  ;  mais  cette  voie-là  est  encore 
blus  décevante.  Après  quelques  mois  d'essai,  il  s'aperçoit 
(in  manque  universel  de  sympathie  et  il  liquide  après 
ivoir  dissipé  un  capital  qui  souvent  n'était  pas  le  sien, 
s   Ou  bien  encore  il  est  docteur.  S'il  ne  parle  pas  l'anglais, 
l  ne  peut  être  médecin  que  de  ses  compatriotes,  et  ce  ne 
ont  pas  là  toujours  d'avantageux  clients.  Dans  le  cas  con- 
raire,  il  lui  faut  essuyer  mille  avanies  de  la  part  des  doc- 
te 


242  L'AUTRE  MONDE 

teurs  natifs,  invariable  ment  moins  instruits  et  moins  ca- 
pables que  lui. 

Je  n'ai  vu  réussir  aux  États-Unis  que  le  Français  homme 
d'affaires  (j'ai  observé  que  sous  ce  nom  on  devait  com- 
prendre l'ouvrier  comme  le  négociant).  C'est  tout  simple  : 
dans  un  pays  qui  vit  de  faits  et  non  d'idées,  de  substances 
et  non  d'abstractions,  le  succès  doit  appartenir  aux  plus 
positifs. 


VIII 


Le  Français  parvenu  à  la  fortune  ne  songe  plus  à  retour- 
ner dans  son  pays.  11  est  devenu  par  la  naturalisation 
citoyen  américain  ;  il  s'est  fait  à  cette  vie  de  trafic,  d'é- 
goïsme  et  d'indifférence  qui  est  la  part  constante  de  ses 
nouveaux  compatriotes.  Il  boit  à  toutes  les  barres,  il  ne 
manque  jamais  de  s'asseoir  les  pieds  plus  haut  que  la  tète, 
il  cabale  pour  ou  contre  les  ivhigs,  il  court  lui-même  pour 
une  place  quelconque,  il  prononce  des  discours  où  il  glo- 
rifie sa  patrie  d'adoption  au  détriment  de  sa  patrie  natale, 
il  dédaigne  de  parler  le  langage  de  sa  mère  ;  si  un  parent 
de  France  ayant  passé  comme  lui  en  Amérique,  mais  n'y 
ayant  éprouvé  que  des  revers,  s'adresse  à  lui,  c'est  avec 
dureté  qu'il  répond  :  Ne  comptez  pas  sur  moi  ;  enfin,  le 
Français  en  lui  a  complètement  disparu...  tant  mieux: 
que  la  France  en  un  jour  ne  peut-elle  perdre  ainsi  les 
sujets  indignes  de  vivre  sous  son  ciel  !... 


L'AUTRE  MONDE 


IX 


Je  résume  ce  chapitre. 

11  ne  se  passera  pas  dix  àiis  aux  États-Unis  sans  qu'il  y 
éclate  une  révolution. 

Tout  l'annonce  déjà  :  la  vénalité  des  emplois  publics,, 
l'empressement  des  électeurs  à  vendre  leurs  votes,  la 
haine  profonde  des  protestants  contre  les  catholiques, 
l'extrême  irritation  des  États  libres  contre  les  États  à  es- 
claves, la  puissance  de  l'émigration,  la  ligue  des  natifs 
(parti  des  ktioto-nothings)  contre  les  étrangers,  sans  par- 
ler d'une  foule  de  lois  et  coutumes  étranges  qui  agissent 
moins  apparemment,  mais  aussi  invinciblement...  tout  fait 
prévoir  une  dissolution  prochaine  dans  ce  grand  corps, 
amalgame  monstrueux  de  principes  opposés  et  d'intérêts 
divers. 

Maintenant,  que  deviendra  l'influence  française  dans  ce 
bouleversement  ? 

Après  être  demeurée  longtemps  comme  morte  dans  le 
cœur  glacé  des  créoles  de  la  Louisiane  et  de  quelques 
États  du  sud  et  de  l'ouest,  elle  renaîtra  tout  à  coup  plus 
jeune,  plus  vivace  et  plus  brillante,  par  l'apparition  sur 
le  champ  nouveau  de  l'élément  franco-canadien  ! 

Oui,  la  France  sait-elle  qu'au  nord  même  de  ces  États- 
'Unis,  vit  et  s'agite  toute  une  grande  population  française 
dont  le  cœur  bat  à  l'unisson  du  sien,  qui  pleure  de  joie  à 
ses  triomphes  et  qui  gémit  de  ses  malheurs,  qui  s'enthou- 
siasme pour  ses  poètes,  pour  ses  guerriers,  pour  ses  ora- 


244  L'AUTRE  MONDE 

teurs,  et  qui  couvre  d'applaudissements  unanimes  le  plus 
faible  écho  venu  de  ses  rives  ? 

Le  Canada  !  Je  ne  chercherai  pas  à  expliquer  ici  par 
quel  miracle  de  religieux  patriotisme  ses  enfants  ont  su 
conserver  vibrante  et  forte  la  vieille  fibre  de  leur  natio- 
nalité. J'ai  à  longuement  parler  de  lui.  Je  ne  veux  qu'in- 
diquer en  passant  la  mission  providentielle  qui  semble 
devoir  lui  être  dévolue  comme  une  récompense  de  son 
attachement  à  notre  patrie. 

Dans  quelques  années,  après  une  suspension  inévitable 
de  rémigration,  la  partie  étrangère  aura,  sinon  disparu, 
du  moins  se  sera  brisée  et  disséminée  sur  la  vaste  surface 
de  rUnion.  De  cette  diversité  de  races  et  de  langages  qui 
s'y  aperçoit  aujourd'hui,  une  seule  langue  et  un  seul  type 
survivront  :  la  langue  et  le  type  américains.  Je  me 
trompe  :  à  côté  d'eux,  en  Louisiane,  se  continueront  en- 
core la  langue  et  le  type  français.  Eh  bien  !  c'est  alors 
qu'une  révolution  prévue  viendra  jeter  dans  la  balance 
près  d'un  million  de  Canadiens  ardents,  dont  le  cri  sym- 
pathique ira  réveiller  et  ressusciter  même  les  moindres 
tronçons  de  l'influence  française  épars  sur  le  sol  américain. 


Grâce  à  l'esprit  nouveau  qu'ils  souffleront  partout,  la 
recomposition  des  États-Unis  se  fera  au  profit  de  la  civi- 
lisation, de  la  morale  et  de  la  paix  publiques.  C'est  du 
moins  le  seul  moyen  que  je  voie,  que  j'espère,  que  je  dé- 
sire, pour  régulariser  leur  révolution.  Si  quelque  homme 


L'AUTRE  MONDE  245 

d'État,  par  hasard  mon  lecteur,  n'était  pas  de  mon  avis, 
qu'il  veuille  bien  s'empresser  de  donner  le  sien  ;  car,  en 
conscience,  on  ne  doit  pas,  on  ne  peut  pas  laisser  passer 
plus  avant  cette  société  difforme,  qui  n'aspire  à  mettre  le 
pied  en  Europe  que  pour  changer  nos  monuments  en  en- 
trepôts et  élever  sur  nos  places  publiques  quatre  murs 
nus,  au  milieu  desquels  un  long  révérend  à  cravate 
blanche  viendrait  chaque  jour  nous  lire  la  Bible,  livre 
auguste,  sans  doute,  mais  auquel  ni  vous  ni  moi  nous  ne 
pardonnerons  jamais  d'avoir  inspiré  et  même  fait  naître 
le  sensible  Oncle  Tom. 


LE  CANADA 


LETTRE  A  MONSIEUR  DE  LA  ROCHEFOUCAULD 


DUC     DE      DOUDEAl  VILLE. 


Je  suis  sûre  d'avance  de  vous  être  agréable,  à  vous,  mon- 
sieur le  duc,  dont  l'esprit  et  le  cœur  sont  si  éminemment 
français,  en  venant  vous  parler  des  Canadiens  et  du  Ca- 
nada; de  ce  peuple  sympathique  et  bon,  qui  nourrit  avec 
tant  d'amour  pieux  le  souvenir  de  la  première  patrie,  et 
qui  murmure  souvent  avec  tristesse  :  «  11  y  a  longtemps 
que  la  France  nous  croit  morts  et  enterrés  :  on  lui  dirait 
que  nous  sommes  ressuscites  qu'elle  n'y  croirait  pas!»  de 
ce  pays  généreux  que  notre  indifférence  fait  souffrir,  mais 
ne  peut  détacher,  et  qui,  tout  récemment  encore,  alors 
qu'il  se  sait  oublié,  vient  de  faire  remettre  au  gouverne- 
ment, par  les  mains  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  la 
somme  de  deux  cent  cinquante  mille  francs  pour  sa  part 
de  secours  à  notre  brave  armée  d'Orient  ! 

Certes,  quand  on  a  voyagé  longtemps  à  travers  la  grande 
Union,  cette  république  modèle  où  les  assassins  sont  pro- 
tégés et  où  les  voleurs  ne  sont  pas  poursuivis;  où,  sous 


L'AUTRE   MONDE  247 

prétexte  de  liberté,  une  multitude  inintelligente  oppresse 
les  partis  les  plus  généreux,  et  où  les  intelligences  les  plus 
élevées  en  sont  réduites  à  se  faire  les  esclaves  des  passions 
populaires;  il  est  doux  d'arriver  et  de  s'asseoir  au  foyer 
de  cette  industrieuse  et  paisible  population  canadienne, 
incontestablement  plus  libre  et  plus  heureuse,  à  l'ombre 
de  ses  royales  institutions,  que  ces  fiers  citoyens  qui  l'a- 
voisinent  et  qui  sont  obligés  sans  cesse,  to  secure  their 
mon  individualitij,  de  marcher  avec  un  pistolet  ou  un 
poignard  dans  leur  poche... 

Lorsqu'on  entre  dans  le  bas  Canada  par  le  chemin  de 
fer  du  Yermont,  on  est  frappé  d'abord  de  la  différence  des 
physionomies.  Au  lieu  de  ces  visages  durs,  ténébreux  et 
cuits  qu'offrent  généralement  les  Américains,  ce  sont  des 
figures  ouvertes,  franches,  où  brille  surtout  une  affec- 
tueuse cordialité. 

Quoi  d'étonnant  !  Les  Canadiens   ne   descendent-ils  pas 
de  la  nation  la  plus  affable  et  la  plus  chevaleresque  du 
monde?  A  force  d'énergie,  d'éloquence  et  de  bravoure,  ils 
sont  parvenus  à  conserver  intactes  leurs  lois,  leur  religion, 
leurs  coutumes,  leur  langue,  toutes  choses  qui,  disent-ils 
eux-mêmes,  bien  plus  que  le  sol  natal,  forment  la  patrie  ; 
ils  ont  même  plus  fait  que  de  se  conserver,  ils  se  sont  ac- 
crus au  delà  de  toute  proportion  connue»  De  0o,000  envi- 
|  ron,  qu'ils  étaient  au  temps  de  la  conquête  (1700),  ils  sont 
|  montés,  par  le  fait  des  seules  naissances,  —  l'émigration 
en  leur  faveur  ayant  été  nulle  cl  l'addition   de  l'élément 
étranger,  insignifiante,  —  au  chiffre  à  peine  croyable  de 
000,000  âmes! 
Mais,  —  et  c'est  là  une  chose  que  vous  apprécierez,  mon- 


348  L'AUTRE  MONDE 

sieur  le  duc,  —  si  les  Canadiens  sont  Français  par  le  hue 
et  le  cœur,  ils  le  sont  surtout  par  le  caractère.  Braves  et 
fidèles,  ils  sont  sur  le  champ  de  bataille  de  précieux  amis 
comme  de  terribles  adversaires.  Sans  les  Canadiens,  les 
x\nglais,  à  l'heure  qu'il  est,  n'auraient  plus  même  un  pied- 
à-terre  dans  l'Amérique  du  nord.  Ce  peuple,  qui  tient  à 
la  fois  du  soldat  et  du  laboureur,  ces  deux  natures  les  plus 
sympathiques  qui  soient  dans  le  monde,  est  éminemment 
loyal  et  hospitalier  :  plus  encore  peut-être  que  sa  langue, 
ces  vertus  trahissent  sa  nationalité. 

Si  les  Canadiens  commandent  notre  eslime  et  notre  ad- 
miration, le  Canada  par  lui-même  attire 'nos  regrets. 
Quelle  perte  pour  la  France  que  celle  de  ce  pays,  le  plus 
pittoresque  et  le  plus  accidenté  de  la  terre  !  C'est  là  que 
le  Saint-Laurent,  fleuve  incomparablement  plus  beau  d'as- 
pect que  le  Mississipi,  roule  ses  eaux  profondes  à  travers 
une  longue  succession  d'iles  riantes,  de  vallées  fertiles, 
de  montagnes  à  la  croupe  bleue,  de  promontoires  et  de 
caps  imposants.  Là,  de  quelque  coté    que  vous  tourniez 
vos  pas,  vous  entendez  le  bruit  d'une  cataracte,  que  ce 
soit  celle  de  la  Chaudière,  de  Sainte-Anne,  du  Rideau,  de 
Shawanagenne,  de  Montmorency  ou  du  Niagara.  Là,  da- 
vantage peut-être  qu'en  Ecosse,  les  lacs  semblent  enve- 
loppés de  mystère  et  de  silence  :  il  est  impossible  que, 
sous  leur  onde  calme  et  pure,  il  ne  se  cache  pas  des  fées 
puissantes  ou  gracieuses,  prêtes  à  répondre  à  l'appel  naïf 
du  génie.  Là  les  horizons  sont  splendides  et  les  champs 
d'une  fécondité  supérieure  à  celle  même  de  l'Ohio  ;  les  ri- 
vières, les  réservoirs  naturels,  les'plus  petits  filets  d'eau 
nourrissent  une  quantité  prodigieuse  de  poissons  fins  de 


L'AUTRE  MONDE  249 

toute  espèce  ;  en  un  mot,  en  ce  pays,  la  nature  a  prodigué, 
dans  les  trois  règnes,  ses  merveilles,  ses  richesses  et  ses 
magnificences  ;  il  y  a  dans  le  Canada  des  sources  qui  sur- 
passent en  propriétés  médicinales  les  plus  célèbres  sources 
de  l'Europe. 

Montréal,  qui  est  la  première  ville  du  pays  pour  la  po- 
pulation (65,000  habitants  et  8,500  maisons),  semble  as- 
pirer à  en  devenir  la  capitale  par  le  nombre,  l'élégance  et 
la  beauté  de  ses  monuments  publics.  L'église  de  Notre- 
Dame,  commencée  en  1 824  et.  ouverte  au  culte  public  en 
1829,  est  la  plus  vaste  de  l'Amérique.  Sa  longueur  est  de 
225  pieds  sur  134  de  large.  La  hauteur  des  principales 
tours  est  de  220  pieds  ;  celle  de  la  croisée  du  maître  autel, 
de  64  sur  32  d'ouverture.  Douze  mille  personnes  peuvent 
facilement  trouver  place  dans  cette  basilique.  Dans  la  tour 
du  nord-est  se  trouve  placée  la  plus  grande  cloche  du 
Nouveau-Monde  :  elle  pèse  29,400  livres. 

Le  Palais  de  Justice  et  le  marché  Bon-Secours  (celui-ci 
a  coûté  un  million  et  demi)  feraient  l'orgueil  en  Europe 
d'une  ville  même  de  premier  rang.  La  machine  à  eau,  la 
Bourse,  l'Hôtel  des  Postes,  plusieurs  collèges  et  instituts, 
i  deux  hôpitaux,  ainsi  qu'une  foule  d'autres  édifices  reli- 
gieux ou  profanes,  sont  un  double  succès  pour  l'idée  utile 
ou  pieuse  qui  en  a  conçu  le  plan,  et  pour  l'art  qui  l'a  pres- 
que toujours  si  harmonieusement  réalisé. 

On  chercherait  en  vain,  dans  tous  les  États-Unis,  une 
ville  dont  les  quais  pussent  avec  avantage  être  opposés  à 
ceux  de  Montréal. 

Le  pont  Victoria,  qui  doit  traverser  le  Saint-Laurent  et 
relier  la  pointe  Saint-Charles  à  la  rive  sud,  aura  une  Ion- 


250  L'AUTRE  MONDE 

gueur  de  2,400  mètres  ;  il  ne  doit  pas  coûter  moins  de 
.'38  millions  de  francs  ! 

La  place  Jacques-Cartier,  le  Champ  de  Mars  et  la  place 
d'Armes  sont  d'agréables  centres,  fréquentes  à  certaines 
heures  par  la  population. 

Les  environs  de  Montréal  sont  délicieux.  Côtes-des-Nei- 
ges,  charmant  village  bâti  sur  la  montagne  qui  domine 
la  ville,  sert  de  but  à  presque  toutes  les  promenades  que 
font  en  calèche  les  natifs  et  les  étrangers. 

De  Montréal  à  Québec,  le  bateau  à  vapeur  emploie  ordi- 
nairement dix  heures.  A  mesure  que  l'on  descend  le  Saint- 
Laurent,  l'aspect  du  pays  s'agrandit,  les  sites  deviennent 
plus  attachants  ou  plus  grandioses,  les  horizons  plus  mon- 
tueux  ou  plus  incertains  :  instinctivement  on  pressent  une 
nature  extraordinaire  et  des  points  de  vue  magiques  on 
effrayants. 

Et  en  effet,  lorsque  vous  arrivez  devant  la  capitale  du 
Canada,  un  cri  s'échappe  comme  malgré  vous  de  votre 
poitrine.  Québec  n'est  pas  une  ville,  a  fort  heureuseiùent 
dit  M.  Marinier,  c'est  un  nid  d'aigle  suspendu  au  haut 
d'un  grand  rocher  qui  tombe  presque  à  pic  du  côté  du 
Saint-Laurent.  A  mesure  que  le  bateau  à  vapeur  évolu- 
tionne  pour  prendre  terre,  la  ligne  des  fortifications  se 
déroule,  et  le  sommet  des  principaux  éditices  s'aperçoit, 
reluisant  au  soleil  comme  des  pointes  d'argent  *,  tandis 
que  votre  œil,  suivant  le  fleuve,  reste  ébloui  aux  perspec- 
tives immenses  et  bleues  que  forment  ensemble  les  iles, 
le  ciel,  les  montagnes,  la  lumière  et  les  forêts  !... 

1  En  Canada,  les  toitures  sont  faites  do  zinc,  à  cause  de  la 
neige. 


I/AUTRE  MONDE  251 

La  population  de  Québec  est  de  4a, 000  âmes.  La  forme 
de  ses  rues  et  de  ses  maisons  rappelle  tout  à  fait  nos 
vieilles  villes  normandes.  Les  édifices  sont  loin  d'égaler 
ceux  de  Montréal  ;  mais,  en  revanche,  Québec  est  consi- 
dérée comme  la  ville  du  Canada  dont  le  séjour  est  le  plus 
agréable,  eu  égard  à  ses  délicieux  alentours  et  à  son  ad- 
mirable position,  qui  ne  le  cède  en  grandeur  ni  en  poésie 
à  celles  de  Naples  ou  de  Constantinople.  • 

La  terrasse  Durham,  construite  à  la  place  même  où 
existait  autrefois  le  vieux  château  Saint-Louis,  domine 
la  basse  ville.  On  y  jouit  d'une  magnifique  vue  du  fleuve 
et  de  la  campagne. 

Le  Jardin  public  est  consacré  par  un  monument  qu'on 
y  a  élevé  à  la  mémoire  des  généraux  anglais  et  français, 
'Wolfe  et  Montcalm,  tous  deux  morts  en  combattant. 

Les  rempart*  sont  la  plus  belle  promenade  de  la  ville. 
L'œil  embrasse,  de  ce  point,  la  plus  belle  et  la  plus 
riante  scène  du  Nouveau-Monde. 

J'ai  visité  les  fortifications,  et  ce  qui  m'a  ravie,  ce  ne 
sont  pas  des  travaux  auxquels  je  n'ai  rien  compris,  —  tra- 
vaux qu'on  dit  pourtant  les  plus  beaux  de  ce  genre  qui 
soient  sur  le  continent  américain1,  —  c'est  la  situation 
merveilleuse  de  la  citadelle,  bâtie  sur  la  partie  la  plus 
élevée  du  cap  Diamant.  Ce  coin  de  terre,  d'où  l'on  dé- 
couvre, de  toutes  parts,  les  tableaux  les  plus  enchanteurs, 
vaut  pour  moi   davantage,  —  j'en  demande   pardon  aux 


'  Vauban  avait  donné  un  plan  pour  fortifier  Québec.  Les  An- 
Mais,  après  la  conquête,  trouvèrent  ne  plan  et  s'empressèrent  de 

le  réaliser. 


252  L'AUTRE  MONDE 

mânes  de  Vauban,  —  que  tous  les  grands  travaux  mili- 
taires qui  défendent  Québec. 

La  vieille  capitale  du  Canada  renferme  un  hôpital  de 
marine  et  deux  hôpitaux  civils,  dont  l'un  fut  fondé  en 
1637  parla  duchesse  d'Aiguillon.  L'Université  et  le  cou- 
vent des  Ursulines  possèdent  des  tableaux  de  grande  va- 
leur. L'hôpital  des  aliénés,  bâti  à  Beauport,  à  une  petite 
liette  de  la  ville,  est  dans  un  site  ravissant  ;  aussi  ne  suis-je 
pas  étonnée  des  résultats  heureux  et  souvent  inespérés 
qu'on  y  a  obtenus. 

Quand  on  a  quelques  jours  à  rester  à  Québec,  on  va 
visiter,  dans  les  environs,  les  plaines  d'Abraham,  où  fut 
livrée  la  célèbre  bataille  qui  décida  du  sort  du  Canada  : 
c'est  là  que  tombèrent  le  général  Wolfe  et  le  marquis  de 
Montcalm  ;  la  chute  de  Montmorency,  ayant  une  hauteur 
de  250  pieds  sur  60  de  large  ;  le  village  de  Lorette,  habité 
par  les  derniers  descendants  des  Huions,  tribu  vaillante 
qui  vivra  dans  l'histoire  de  l'Amérique  ;  le  lac  Saint- 
Charles  et  le  lac  Beauport,  qui  sont  renommés  pour  leurs 
truites  autant  que  pour  la  beauté  de  leurs  aspects  ;  enfin 
File  d'Orléans,  qui  est  large  de  deux  lieues  et  longue  de 
six,  et  qui  produit,  avec  l'île  de  Montréal,  le  meilleur  fruit 
du  bas  Canada. 

Mais  la  partie  la  plus  goûtée,  à  Québec,  c'est  une  ex- 
cursion au  Saguenay,  rivière  qui  tombe  dans  le  Saint- 
Laurent,  à  environ  quarante-six  lieues  au-dessous  du  cap 
Diamant.  Le  Saguenay  présente,  il  faut  le  dire,  l'un  des   | 
plus  imposants  spectacles  qui  soient  dans  les  deux  monde 
il  coule  entre  deux  murs  de  rochers  qui  s'élèvent  sam-    \ 
cesse,  perpendiculairement,  de  mille  à  quinze  cents  piedb.     , 


L'AUTRE  MONDE  îoï 

Le  plus  grand  de  nos  vaisseaux  de  ligne  pourrait,  sans 
ianger,  suivre  étroitement  les  bords.  La  baie  de  Ha-ha,  à 
;eize  lieues  de  son  embouchure,  contiendrait  la  plus  large 
lotte  de  navires  de  guerre.  On  n'a  pas  trouvé  de  fond  au 
>aguenay,  dans  les  dernières  lieues  de  son  parcours. 

Après  ces  détails  purement  topographiques,  monsieur 
e  duc,  le  bilan  du  commerce  canadien,  le  tableau  des  ri- 
chesses et  des  ressources  du  pays,  et  surtout  la  liste  des 
ivantages  qu'il  offre  à  l'émigration  européenne ,  pren- 
draient ici  naturellement  leur  place.  Mais  les  documents 
pli  m'avaient  été  promis  là-bas,  et  dont  je  comptais  me 
ervir  pour  appeler  l'attention  des  hommes  pratiques  sur 
ine  contrée  où  l'émigraut  français  trouverait,  avec  le  lan- 
age,  les  mœurs,  la  religion,  les  lois  et  les  physionomies 
le  la  patrie,  une  propriété  et  un  bien-être  large  et  sûr, 
yant  été  oubliés  ou  retardés,  je  me  vois  obligée  d'aban- 
lonner,  pour  aujourd'hui,  la  partie  la  plus  sérieuse  de 
non  travail.  J'espère  pouvoir  la  reprendre  sous  peu  ;  et 
'est  alors  avec  bonheur  que  j'indiquerai  du  doigt,  à  mes 
ompatriotes  malheureux,  cette  féconde  et  généreuse 
erre  où  les  attendront  tant  de  vives  et  brûlantes  sympa - 
lues,  où  ils  ne  pourront  dire  le  nom  de  la  France  sans 
oir  les  yeux  se  mouiller  de  larmes  ou  les  regards  aller 
u  souvenir  !... 

Je  n'ai  point  décrit  le  haut  Canada.  Cette  partie,  qui 
st  toute  anglaise,  est  également  riche,  industrieuse,  et 
narche  à  pas  de  géant  vers  le  plus  fécond  avenir;  mais 
i  France  a  peu,  ou  même  n'a  point  de  place  dans  les  tra- 
itions de  son  peuple.  Le  vrai,  le  vieux  Canada,  celui  en- 
n  qui  nous  intéresse,  commence  un  peu  au-dessus  de 


254  L'AUTRE  MONDE 

Montréal  et  suit  les  campagnes  situées  sur  les  deux  côtés 
du  fleuve  jusqu'à  la  mer. 

Quand  on  a  peint  les  femmes  et  les  jeunes  gens,  et  qu'on 
a  fait  connaître  l'esprit  d'un  pays,  on  a  presque  écrit  son 
histoire  et  son  avenir;  je  vais  brièvement  essayer  cette 
tâche  à  Tégard  du  Canada;  elle  me  serait  aisée,  monsieur 
le  duc,  si  j'avais  l'harmonieux  et  facile  pinceau  qui  a  co- 
loré et  fini  Esquisses  et  Portraits. 

La  société,  à  Montréal  et  à  Québec,  est  élégante,  douce 
et  polie.  11  règne  dans  la  physionomie  des  femmes  un  air 
d'affectuosité  qui  plaît  et  qui  attache.  Elles  ont  l'esprit  ai- 
mable et  vif,  la  conversation  gaie,  le  jugement  sûr.  Plu- 
sieurs d'entre  elles  sont  même  richement  et  hautement 
douées;  elles  n'en  sont  pas  moins  modestes  et  simples,  et 
loin  de  rêver,  comme  les  ridicules  penseurs  femelles  des 
États-Unis,  de  révolutions  et  de  meetings  blooméristes, 
elles  s'enferment  dans  leurs  devoirs  de  mères  de  famille; 
elles  s'appliquent  à  former  leurs  enfants,  qui  doivent  être 
les  hommes  de  l'avenir,  et  elles  savent  que  c'est  faire  ainsi 
davantage  pour  le  bonheur  du  monde  que  d'aller  devant 
toute  une  assemblée  porter  des  pantalons  et  vociférer 
contre  la  Loi  et  le  Devoir. 

Les  manières  générales  sont  affables  et  enjouées.  Le* 
hommes,  au  lieu  de  fuir  la  société  des  femmes,  comme 
dans  les  salons  de  la  Louisiane,  la  recherchent  au  con- 
traire et  se  montrent  galants,  sans  être  fades,  et  empres- 
sés, sans  être  obséquieux. 

On  se  voit  beaucoup  dans  les  sociétés  canadiennes.  L'hi- 
ver, pour  elles,  est  la  saison  la  plus  agréable  de  l'année. 
Tandis  que  le  Saint-Laurent  lui-même  gèle  quelquefois  de 


L'AUTRE  MONDE  255 

plusieurs  pieds,  L'intérieur  des  maisons,  qui  est  chauffe 
avec  le  plus  grand  soin  et  dont  les  moindres  ouvertures 
sont  comme  calfeutrées,  jouit  d'une  température  printa- 
pière  :  personne  là-bas  ne  souffre  du  froid. 

L'éducation  commence  à  se  développer  dans  toutes  le> 
-  du  pays.  Les  jésuites  y  ont  des  collèges  qui  pros- 
pèrent. Les  jeunes  gens  de  Montréal,  pleins  d'une  noble 
émulation  et  désirant  parmi  eux  stimuler  le  goût  des 
lettres,  se  sont  cotises  et  ont  fondé  un  Institut;  ceux  de 
Québec  en  ont  fait  autant.  Et  voilà  qu'après  quelques  sai- 
sons, les  uns  et  les  autres  possèdent  déjà  une  grande  biblio- 
thèque. Il  est  vrai  qu'ils  ont  fait  des  miracles  de  dévoue- 
ment et  de  sacrifiée.  J'admire  ces  tentatives  qui  prouvent 
de  hautes  et  généreuses  aspirations.  Les  joies  de  l'intelli- 
gence sont  les  plus  complètes  qui  soient  dans  le  monde  : 
penser,  c'est  vivre;  savoir  penser,  c'est  être  heureux! 

Si  j'avais  un  ami  dans  les  coulisses  du  gouvernement,  je 
lui  dirais  : 

«  Frappez  à  la  porte  de  tous  les  ministères  jusqu'à  ce 
qu'on  vous  ait  accorde  un  encouragement  pour  les  insti- 
tuts de  Québec  et  de  Montréal;  sollicitez  quelques  volumes 
pour  ces  courageuses  associations  qui,  loin  d'oublier  leur 
première  nationalité,  cherchent  par  tous  les  moyens  à  la 
faire  revivre  et  refleurir.  Un  peuple  qui  vient  d'envoyer 
à  nos  soldats  douze  mille  cinq  cents  louis  mérite  bien 
qu'on  envoie  quelques  livres  en  retour  à  ses  deux:  instituts, 
fondé.-  au  profit  de  l'influence  française.  Si  ce  u'est  pas 
par  reconnaissance,  que  ce  soit  du  moins  par  calcul  :  la 
France  ne  doit  pas  rayonner  à  demi!  » 

La  jeunesse  canadienne  est  enthousiaste;  elle  est  avide 


a56  L'AUTRE  MONDE 

de  connaître  tout  ce  qui  se  publie  chez  nous  et  qui  se  rap- 
porte à  la  poésie,  à  l'histoire  et  à  l'éloquence .  Elle  se  pas- 
sionne pour  toute  idée  qu'elle  croit  légitime  et  ne  recule 
devant  aucun  sacrifice  pour  la  faire  triompher;  mais  ses 
moyens  sont  toujours  honorables  :  c'est  surtout  l'esprit  de 
probité  enraciné  dans  le  cœur  de  ses  fils  qui  a  sauvé  et  qui 
sauvera  le  Canada  des  tentatives  envahissantes  de  la  ré- 
publique  américaine. 

11  ne  faut,  en  effet,  qu'étudier  ces  deux  peuples  pour 
deviner  qu'un  abîme  les  séparera  toujours. 

Les  religions  innombrables  qui  régnent  aux  États-Unis, 
loin  d'y  réveiller  l'esprit  de  secte,  ont  amené  de  toutes 
parts  la  lassitude  et  le  dégoût.  Chaque  jour  on  y  bâtit  de 
nouvelles  églises  qui  ont,  chacune,  un  dogme  à  part.  Ne 
sachant  auquel  entendre,  l'Américain  a  fini  par  laisser 
faire.  11  nourrit  la  plus  grande  indifférence  pour  tout  ce 
qui  touche  aux  intérêts  moraux  ou  religieux.  Et  cepen- 
dant, chose  qui  ne  laissera  pas  de  surprendre,  il  affiche  en 
toute  occasion  le  respect  le  plus  profond  pour  son  Église  ; 
car  il  ne  serait  jamais  élu  à  aucune  charge  publique,  s'il 
n'était  pas  religieux,  d'une  façon  quelconque. 

La  conquête  a  amené  aussi  en  Canada  une  foule  d'Égli- 
ses nouvelles  ;  mais  les  Canadiens  se  sont  enfermés  dans  le 
giron  de  la  vieille  Église  catholique,  et  ont  sans  cesse  dé- 
fendu la  religion  comme  le  langage  et  les  coutumes  qu'ils 
tenaient  de  leurs  pères. 

Les  conséquences  sont  naturelles  : 

Soit  comme  peuple  ou  comme  individu,  l'Américain 
sacrifie  à  la  doctrine  de  l'intérêt  personnel;  le  Canadien 
à  celle  du  Devoir. 


L'AUTRE   MONDE  257 

Tout  ce  qui  voudrait  gêner  la  marche  du  premier,  il  le 
proclame  injuste  et  passe  par-dessus. 

Il  y  apourle  second  une  Conscience  qui  parle  toujours  plus 
haut  que  les  circonstances,  le  caprice  ou  même  la  nécessité. 

Celui-là  marche  aux  lueurs  incertaines  de  ses  locomo- 
tives, lueurs  qu'il  prend  pour  une  grande  aurore;  il  paraît 
énergique,  il  n'est  que  fiévreux  ;  il  semble  intelligent,  il 
n'est  que  cupide  ;  il  ignore  l'Espérance  comme  le  Sacri- 
fice ;  voilà  pourquoi  il  est  sans  lendemain  :  là  où  il  n'y  a 
pas  d'âme,  il  n'y  a  pas  d'avenir  ! 

Celui-ci,  qui  fait  partie  de  la  grande  famille  française 
et  qui  partage  ses  destinées,  suit  une  colonne  lumineuse. 
Il  croit,  c'est  là  ce  qui  fait  son  calme  :  les  peuples  qui  ont 
la  foi  sont  des  peuples  prédestinés. 

Syracuse  et  Carthage,  qui  s'appuyaient  sur  des  chiffres, 
et  qui  avaient  pour  elles  toutes  les  ressources  d'une  grande 
science  ou  d'un  vaste  commerce,  sont  tombées  ou  ont 
même  disparu  ;  tandis  que  Rome,  qui  puisait  surtout  sa 
force  dans  l'idée,  est  devenue  le  phare  des  nations  ' 

Le  peuple  américain  représente  un  fait  et  non  un  prin- 
cipe; or,  les  faits  passent  :  il  n'y  a  que  les  principes  qui 
demeurent  et  élèvent  de  fortes  et  glorieuses  institutions. 

La  jeunesse  canadienne  est  libérale;  je  me  trompe,  elle 

est  conservatrice,  car  elle  veut  le  maintien  de  l'ordre  de 

choses  actuel,  auquel  elle  doit  une  liberté  incomparable- 

!ment  plus  grande  que  celle  de  l'Angleterre  et  des  Etaîs- 

■Unis.  Quelques-uns,  il  est  \rai,  désirent  l'annexion  ;  mais 

ïc'est  un  feu  de  vingt  ans  :  un  peu  plus  mûrs,  ils  compren- 

■dront  bien  vile  que  ce  serait  le  plus  grand  malheur  qui 

put  arriver  à  leur  pays. 

17 


258  L'AUTRE   MONDE 

Le  journalisme,  à  Québec  et  à  Montréal,  compte  dos 
écrivains  d'un  grand  et  beau  talent.  M.  J.  Cauchon,  dont 
la  feuille  est  l'organe  du  parti  religieux,  est  un  homme 
de  résolution  et  d'initiative,  qui  a  rendu  d'éminents  ser- 
vices à  son  parti  ;  sa  phrase  est  vive  et  puissante.  Il  aime 
la  lutte;  c'est  son  tempérament,  autant  que  sa  manière  de 
voir,  qui  l'a  porté  à  l'opposition. 

M.  E.  Parent,  qui,  en  1831,  fonda  le  Canadien,  et  qui  a 
donné  pour  devise  à  tous  ses  travaux  :  Nos  institutions, 
notre  langue  et  nos  lois!  est  mie  haute  et  belle  intelli- 
gence. 11  écrit  avec  verve,  esprit  et  finesse.  Plusieurs  dis- 
cours, qu'il  a  prononcés  devant  l'institut  de  Québec,  bril- 
lent par  une  grande  profondeur  de  vues.  11  est  aimé  de 
tous  les  partis. 

Enfin,  M.  Daoust,  qui  rédige  la  feuille  libérale  de  Mont- 
réal, est  un  esprit  d'élite  qui  a  su  se  faire  une  place  à 
part  dans  le  journalisme  canadien.  Son  style  est  plein  de 
feu  et  de  poésie  ;  les  plus  grands  succès  l'attendent  dans 
la  carrière  où  il  est  entré. 

La  littérature,  quoique  née  seulement  d'hier  dans  le 
pays,  compte  cependant  plusieurs  œuvres  remarquables. 
La  Ruche,  éditée  aujourd'hui  par  un  de  nos  compatriotes, 
M.  Emile  Chevalier,  est  une  publication  soignée  qui,  par 
1  émulation  qu'elle  a  fait  naître,  a  produit  une  foule  d'ar- 
ticles d'une  grande  portée  d'esprit  ou  de  jugement.  Nul 
doute  qu'une  œuvre  originale  ne  vienne  bientôt  fonder  la 
littérature  canadienne. 

Vous  le  voyez,  monsieur  le  duc,  aucun  élément  de  ri- 
chesse et  de  grandeur  ne  manque  au  Canada.  Le  sol  y  est 
fertile,  la  population  forte  et  brave  ;  la  société  est  agréable, 


L'AUTRE  MONDE  259 

les  femmes  sont  charmantes  et  spirituelles,,  les  jeunes  gens 
intelligents  et  ambitieux.  Grâce  aux  soins  éclairés  de  l'ad- 
ministration, le  pays  se  couvre  de  canaux,  de  télégraphes 
électriques  et  de  chemins  de  fer.  Tout,  enfin,  semble  s'y 
préparer  pour  un  ordre  de  choses  puissant  et  mystérieux. 

Durant  mon  séjour  à  Québec,  j'ai,  entendu  souvent  ex- 
primer l'espoir  que  M.  de  Lamartine  viendrait  faire  une 
excursion  dans  le  pays.  Si  c'est,  en  effet,  l'intention  de 
l'illustre  poète,  tant  mieux,  mille  fois!  et  je  m'en  félicite, 
pour  ma  part,  comme  d'une  grande  bonne  fortune  pour  le 
Canada.  Une  voix  comme  la  sienne  est  toujours  écoutée. 
Lorsque  la  France  saura  par  lui  tout  ce  qu'il  y  a  de  véné- 
ration et  d'amour  pour  elle  dans  le  cœur  des  Canadiens, 
elle  se  reprochera  de  les  avoir  si  longtemps  oubliés.  M.  de 
Lamartine,  qui  apporte  dans  tous  ses  travaux  une  haute 
préoccupation  sociale,  ne  pourra  manquer  de  reconnaître 
quel  bien  immense  découlerait,  pour  nos  pauvres  compa- 
triotes, d'une  émigration  au  Canada  sur  une  large  échelle... 
et  il  la  conseillera  !  Les  deux  pays  peuvent  lui  de  ï  oir,  par 
là,  une  source  de  grande  prospérité. 

Puisse  ce  jour  venir  prochainement  Puissent  les  Cana- 
diens bientôt  n'avoir  plus  sujet  de  dire  :  «  Il  y  a  long- 
temps que  la  France  nous  croit  morts  et  enterrés;  on  lui 
dirait  que  nous  sommes  ressuscites,  qu'elle  n'y  croirait 
pas!  »  C'est  là  mon  vœu;  c'est  là  surtout  le  votre,  mon- 
sieur le  duc ,  vous  dont  l'âme  comprend  si  bien  tous  les 
sentiments  nobles  et  généreux. 


FIN 


9-U' 


TABLE 


Pages. 

Sarah  Cardwell,  la  New-Yorkaise 1 

Le  4  juillet  aux  États-Unis 5  3 

La  Nouvelle-Orléans  et  l'esclavage 59 

Douze  cents  milles  sur  le  Mississipi 109 

Les  Kentuckiens 129 

Rebecca  Smith  la  bloomériste I  »  1 

La  vie  dans  les  hôtels .  dans  les  boardings  et  sur  les  steamr 

bouts 186 

Du  Protestantisme,  de  l'égalité  et  de  la  liberté  aux  États- 
Unis -201 

Les  Français  en  Amérique 235 

Le  Canada,  lettre  à  M.  de  La  Rochefoucauld,  duc  de  Dou- 

ileauville 240 


ât,^ 


LIBRAIRIE    NOUVELLE 

BOULEVARD     DES    ITALIENS,    16,    EN    FACE    DE    LA   MAISON    DORÉE. 

JACCOTTET,  BOURDILLIAT  ET  Cie,  ÉDITEURS. 


UN  FRANC  LE  VOLUME 


BIBLIOTHÈQUE 

NOUVELLE 

format  in-lG  imprime  avec  caractères  neufs 
sur  beau  papier  satiné 

Edition  conlenaul  500,000  Lettres  au  moins,  valeur  de  deux  volumes  in-S0. 
■wtfU9<&#6Wv*sJ 


Jamais  le  besoin  de  lire  n'a  été  plus  développé  qu'en  ce  temps-ci. 

On  lit  tout  autant  et  même  plus  que  par  le  passé;  seulement,  les  condi- 
tions de  lecture  sont  changées.  Donc  quelque  chose  de  nouveau  est  à  faire. 

Ce  qui  paralyse  la  librairie  française,  —  pourquoi  ne  pas  le  dire  tout  de 
suite?  —  c'est  la  timidité  des  éditeurs. 

On  se  délie  du  public ,  et  l'on  croit  être  fort  audacieux  en  tirant  un  livre 
à  1,500  exemplaires.  Qu'en  arrive-t-il?  Que,  pour  couvrir  les  frais  de 
l'édition,  les  droits  d'auteur,  les  remises  aux  confrères,  et  avoir,  en  lin  de 


—  2  — 

compte,  un  bénéfice  suffisant,  on  est  forcé  de  vendre  fort  cher  ce  qu'on  aurait 
pu  donner  à  deux  tiers  meilleur  marché  avec  un  tirage  plus  considérable. 

C'est  aussi  évident  qu'incontestable. 

Partant  de  ce  principe,  les  fondateurs  de  la  Bibliothèque  Nouvelle  vien- 
nent hardiment  faire,  pour  les  produits  littéraires,  ce  qui  se  fait  pour  tous 
les  autres  produits  industriels  ;  ce  qui  s'est  fait ,  —  et  l'on  sait  avec  quel 
bonheur,  —  pour  les  grands  journaux,  par  exemple. 

Donner  beaucoup,  donner  à  bon  marché,  tout  est  là  aujourd'hui  ;  c'est 
vingt  fois  prouvé. 

Les  volumes  de  la  Bibliothèque  Nouvelle  seront,  du  premier  coup,  tirés 
à  10,000  exemplaires,  et  le  prix  en  sera  uniforme,  accessible  à  tous  :  — 
un  franc  seulement. 

Quelques  considérations  sont  nécessaires  pour  expliquer  cette  tentative. 

La  librairie  a  ailaire  : 

Aux  auteurs, 
Aux  libraires, 
Au  public. 

Prouver  que  libraires,  auteurs  et  public  ont  tout  à  gagner  à  cette  com- 
binaison, c'est  prouver  que  le  problème  est  résolu. 

AVANTAGES  OFFERTS  AUX  LIBRAIRES. 

A  part  quelques  librairies  de  grandes  villes  qui  reçoivent  tout  ce  qui 
s'édite  à  Paris,  le  plus  grand  nombre  des  libraires  de  provinces  restreint 
ses  demandes ,  par  crainte  de  nouveautés  onéreuses  et  d'une  vente  diffi- 
cile. Au  prix  de  un  franc,  cette  crainte  n'existera  pjus.  Les  acheteurs 
augmenteront  en  proportion  directe  de  l'abaissement  des  prix  ;  l'écoulement 
sera  prompt,  le  bénéfice  immédiat. 

AVANTAGES  OFFERTS  AUX  AUTEURS. 

Le  bénélice  que  peut  rapporter  un  volume  n'est  pas  la  seule  chose 
qu'un  auteur  demande  à  l'édition.  Ce  qu'il  lui  faut  surtout,  pour  sa  répu- 
tation, pour  la  juste  satisfaction  de  son  amour-propre,  c'est  d'être  acheté 
par  le  plus  grand  nombre  possible  de  lecteurs. 

En  vendant  son  œuvre  à  10,000  exemplaires  au  moins,  la  Bibliothèque 
Nouvelle  lui  procure  toute  l'expansion  qu'il  est  en  droit  de  demander. 
Sans  diminuer  en  rien  son  bénélice  légitime ,  elle  étend  son  action ,  en 
même  temps  que  la  juste  popularité  qu'elle  lui  donne. 


AVANTAGES  OFFERTS  AU  PUBLIC. 

Quant  aux  avantages  que  la  Bibliothèque  Nouvelle  offre  au  public,  ils 

nt  tellement  visibles,  qu'il  suflira  de  les  énoncer. 

Grâce  à  elle,  le  lecteur  de  province  et  de  l'étranger  est  assimilé  au  lec- 

jr  parisien.  Du  fond  de  la  France,  comme  à  Paris  même,  il  pourra 

ivre  le  mouvement  littéraire   de  son  époque;  son  libraire  ne  craindra 

is  d'acheter  des  livres  d'un  placement  douteux,  et  lui-même,  vu  l'a- 

issement  des  prix,  en  achètera  davantage. 

A  Paris ,  comme  en  province ,  le  public  payera  un   franc  scnlc- 

ent  ce  que  jusqu'à  ce  jour,  chez  n'importe  quel  éditeur,  il  a  payé  3  fr., 

Fr.  50  et  5  fr. 

Il  trouvera  dans  un  format  élégant,  imprimé  sur  beau  papier,  avec  des 

ractères  neufs,  la  matière  de  ces  volumes  dits  Charpentier  qui  ont  eu, 

squ'à  ce  jour,  une  faveur  méritée  malgré  leur  prix  relativement  élevé. 

Quelques  rapprochements,  donnés  ici  comme  exemples,  sur  trois  volumes 
is  dans  différentes  librairies,  montreront  éloquemment  la  vérité  de  cette 
sertion  : 

IiMArtixe.  —  Geneviève,  Histoire  d'une  Servante,  dont  plusieurs  éditions 
int  été  épuisées,  et  qui  se  vend  actuellement  chez  deux  éditeurs  au  prix 
le  3   fr t  fr. 

exdiial  (Henry  Beyle).  —  Le  Rouge  et  le  Noir,  la  Chartreuse  de 
'Jarme,  etc.,  qui  viennent  d'être  réédites  avec  un  si  grand  succès  en  vo- 
umes  de  plus  de  500  pages,  partout  vendus  3  f r i  fr. 

n.\Ki)  (Jules).  —  La  Chasse  au  lion  et  les  chasses  de  l'Algérie,  par  le  cé- 
;bre  tueur  de  lions,  est  en  vente  au  prix  de  7  fr.  50  c.  La  Bibliothèque 
Jouvelle,  donnant  en  plus  *  «  saisissantes  gravures  dessinées  par  Gcstave 
i'oré,  le  plus  populaire  des  illustrateurs  contemporains.     ...       î  fr. 

jta  pourrait  multiplier  ces  citations  ;  mais  à  quoi  bon  ? 
les  éditeurs  de  la  Bibliothèque  Nouvelle,  loin  de  s'en  défier,  ont  la  plus 
jide  confiance  dans  l'intelligence  des  lecteurs  français.  Ils  fondent  le  suc- 
1  de  leur  entreprise  sur  l'accueil  qu'ils  attendent  du  public,  des  auteurs 
fil  es  libraires. 

us  de  200  volumes  seront  publiés  dans  le  courant  de  la  première  année. 
Comprendront  non-seulement  les  auteurs  contemporains  les  plus  en  vogue, 
m.  la  plupart  des  chefs-d'œuvre  des  morts  glorieux  dont  il  n'est  permis  à 
ptmne  d'ignorer  les  œuvres.  Les  littératures  élrangères  fourniront  aussi 
Ifc contingent,  scrupuleusement  choisi. 


OUVRAGES   PARUS 

(  MARS    185S.  ) 


A.  DE   l.liniMIM.. 

Geneviève. —  Histoire  d'une  Servante,  1  vol.  de  384  pages.    1  f 

Ce  livre  est  à  la  fois  une  bonne  action  et  un  chef-d'œuvre.  Dans  toute  f 
mille  digne  de  ce  nom,  il  doit  passer  des  mains  du  maître  dans  celles  d 
serviteurs. 

Mme  E.  »E   GERARD»' J.  SAIVDEAU MÉRA'.  —  TH.  GAUTIER j 

La  Croix  de  Berny,  1  vol.  de  320  pages 11', 

La  Croix  de  Berny  est  une  joute  littéraire  des  plus  brillantes.  M""  i 
Girardin,  Méry,  Théophile  Gautier  et  Jules  Sandeau  y  rompent  des  laac 
comme  des  preux.  A  qui  la  victoire?  C'est  au  public  à  juger.  Le  livre  n'<i 
est  pas  moins  une  œuvre  unique  en  son  genre,  qui  a  pris  date,  et  dont  Fi 
térêt  ne  vieillira  pas. 

LE    COMTE    »E  RAOCSSET-BOUEBOrV. 

Une  Conversion,  1  vol.  de  284  pages 11 

L'intérêt  qui  s'est  attaché  à  ce  livre  n'est  pas  dû  seul  à  la  vie  aventura 
et  à  la  fin  héroïque  de  l'auteur.  C'est  aussi  une  œuvre  littéraire  remarquai: 
par  le  style,  par  la  composition,  et  qui  a  le  plus  légitime  succès. 

Mm"  LAFABGC   (née  Marit    CapeUe). 

Heures  de  prison,  1  vol.  de  320  piges 1 

La  première  édition  de  ce  livre,  tirée  à  3,000  exemplaires,  s'est  rapidemej 
et  complètement  épuisée.  Marie  Capelle  raconte  dans  ces  pages  résignées 
vie  de  réclusion  et  de  silence  avec  une  mélancolie  si  touchante,  avec  de  t<| 
cris  de  l'âme,  que  les  cœurs  les  plus  prévenus  s'émeuvent  à  ces  plaint 
douces. 

I 

STENDHAL   (Henry  Beylc). 

Le  Rouge  et  le  Noir,  1  vol.  de  500  pages Il 

On  rend  enfin  aujourd'hui  à  Stendhal  toute  la  justice  qu'il  mérite.  . 
Rouge  et  le  Noir  est,  de  l'aveu  de  tous,  son  chef-d'œuvre. 

PHIEARÈTE    CHASTES 

(Professeur  au  Collège  de  Fiance). 

Souvenirs  d'un  Médecin  (de  Samuel  "YYarren),!  vol.  de  320pag.    1 1 

M.  Philarète  Chasles  a  rendu  aux  lettres  les  plus  grands  services  par  s 
travaux  consciencieux  et  élégants  sur  la  littérature  étrangère.  Le  livre 
Samuel  Warren,  en  passant  par  la  plume  de  M.  Chasles,  n'a  rien  perdu 
son  intérêt  piquant,  de  ses  révélations  curieuses,  qui  en  font  une  mène 
d'analyse  psychologique  et  d'humour  de  bon  aloi. 


ALEXANDRE    1)1  MAS    FILS. 

LiNE  de  Lys,  1  vol.  de  320  pages 1  fr. 

L'immense  succès  de  la  pièce  de  M.  Dumas  fils  nous  dispense  de  dire  ce 
l'est  cette  œuvre.  Telle  pièea,  tel  roman  M.  Dumas  fils  porte  vaillamment 
t  nom  illustre,  et  sa  jeune  gloire  marche  hardiment  à  côté  de  la  gloire  de 
n  père. 

\>ii:i>t:i:  acharu. 

i  Robe  de  Nessus,  1  vol.  de  320  pages 1  fr. 

La  place  de  M.  Amédée  Achard  est  faite  aujourd'hui,  et  elle  est  des  plus 
Durables.  La  Robe  de  Nessas,  son  dernier  roman,  est  une  étude  de  mœurs 
jrisiennes  piquante  de  détails  et  vive  d'allures. 

DE    SESEAOFF. 

L  Vérité  sur  l'empereur  Nicolas.  1  vol.  de  320  pages.    .    1  fr. 

Un  Russe  seul  pouvait  écrire  ce  livre,  plein  de  détails  inconnus,  tout  in- 
ues,  qui  peint  d'une  façon  si  vraie,  si  saisissante  et  si  complète,  ce  czar  re- 
uté  qui  a  si  longtemps  intimidé  l'Europe  entière. 

Mroe    KOGER    !>E    BEAIVOIR. 

wfidexces  de  MUe  Mars.  1  vol.  de  320  pages 1  fr. 

Si  quelque  chose  peut  remplacer  les  Mémoires  de  Mademoiselle  Mars,  c'est 
x>up  sûr  ces  confidences  faites  par  la  grande  artiste  à  sa  jeune  camarade, 
ns  l'intimité  de  la  vie  dramatique  et  avec  la  liberté  des  conversations  de 
pers. 

ARXOELD    EREMY. 

j|  Maîtresses  parisiennes,  1  vol.  de  320  pages.    ...    1  fr. 

Tous  les  grands  écrivains  de  ce  temps  se  sont  préoccupés  de  l'existence  sin- 
lière  et  des  mœurs  du  monde  interlope.  A  son  tuur,  M.  Fremy  vient,  sans 
déchirer  violemment ,  soulever  le  voile  mystérieux  ;  il  peint  avec  une  ve- 
é  implacable  ces  périodes  de  splendeurs,  de  misères,  d'amours  vrais  et  fre- 
és,  et  sait  tirer  un  haut  enseignement  de  cette  peinture  en  apparence  frivole. 

THÉOl'HIEE    GAUTIER. 

iéatre  de  Poche,  1  vol 1  lï. 

V!.  Th.  Gautier  a  fait  aussi  du  théâtre,  mais  à  sa  manière,  plutôt  en  fan- 

siste  qu'en  dramatiste  de  métier.  C'est  une  curieuse  légende  qu'Une  larme 
diable,  espèce  de  mystère  ciselé  comme  un  bijou  du  moyen  âge;  la  Fausse 
version  rappelle  un  peu  les  proverbes  d'Alfred  de  Musset,  les  meilleurs 

itend.  Quant  au  Tricorne  enchanté,  l'echo  delà  salle  des  Variétés  murmure 
ore  des  bravos   frénétiques  qui  accueillirent  cette   désopilante  pochade, 

îplie  de  bastonnades,  de  mots  verts  et  de  joyeux  rire  rabelaisien. 

JULES     GÉRARD. 

(Le  lueur  de  lions  ) 

Chasse  au  Lion,  1  vol.  de  300  pages,  orné  de  12  saisis- 
intes  gravures  par  Gustave  Doue 1  fr. 

e  livre,  pour  n'être  pas  écrit  par  un  homme  littéraire,  n'en  est  pas  moins 
plus  remarquables.  M.  Jules  Gérard  est  aussi  émouvant  conteur  que  chas- 


—   G 


seur  intrépide.  Douze  vigoureux  dessins,  dus  au  crayon  de  Gustave  Do 
illustrent  brillamment  les  principaux  exploits  de  l'Hercule  moderne. 

LE   COMTE   IM  I1M 

Ancien  ambassadeur  de  Sardaigne. 

Lorenzo  Benoni. —  Mémoires  d'un  Conspirateur,  1  volume 
tle  400  pages 1 

Les  Mémoires  du  comte  Rufini ,  ancien  ambassadeur  de  Sardaigne ,  < 
viennent  de  remuer  l'Italie  entière,  pourraient  ajuste  titre  s'intituler  la  C< 
fession  d'un  conspirateur.  M.  Rufini  a  conspiré  de  tout  temps  et  à  tout  à, 
au  collège,  au  séminaire,  à  l'université,  et  son  nom  se  trouve  mêlé  cà  tous 
événements  qui  ont  agité  l'Italie  dans  ces  dernières  années.  Aujourd'hui,  dé* 
lusionné,  lassé,  désespéré,  pour  ainsi  dire,  il  raconte,  sous  le  pseudonyme 
Lorenzo  Benoni,  l'histoire  émouvante  de  ces  luttes  cachées  et  persistantes.  E 
pseudonymes  transparents  voilent  à  peine  les  individualités  vivantes, —  Fn 
.tasio,  entre  autres,  pour  J.  Mazzini,  —  et  l'on  retrouve  avec  un  sentime 
singulier,  dans  les  conspirateurs  des  grandes  scènes  publiques,  les  collégie 
mutins  et  les  étudiants  révoltés  des  premières  pages  du  livre. 

.M  %  il  II  :  FOXTEA.VY  ça  '     Manoël  de  Grandfort). 

L'autre  Monde,  1  vol Il 

La  société  américaine  est,  à  juste  titre,  une  des  grandes  préoccupations 
la  vieille  Europe  ;  on  est  avide  de  détails  intimes  sur  cette  civilisati 
étrange,  féconde  en  miracles,  contradiction  vivante  de  nos  mœurs  et  de  n 
traditions.  —  Mme  Marie  Fontenay  revient  des  États-Unis.  Rien  de  pi 
curieux  que  le  livre  qu'elle  en  rapporte:  mœurs,  religions,  politique,  touti 
trouvé  place  dans  ces  pages  élégantes.  Ce  n'est  Pas  une  prédicante  comi 
M""  Beecher  Stowe:  loin  de  là  :  c'est  un  observateur  toujours  fidèle,  parfo 
ironique,  qui  nous  apprend  ce  qu'il  faut  penser  de  l'Oncle  Tom  et  de  ce  blc 
mérisme  tant  raillé  par  nos  petits  journaux. 

.11  i  i  s    s  \_m»i  :\»  . 

Un  héritage,  1  vol il 

M.  Jules  Sandeau  se  complaît  dans  les  récits  familiers,  drames  intimes,  (j 
l'étude  du  cœur  humain  l'emporte  sur  les  préoccupations  romanesques.  I 
Héritage  est  un  de  ces  récits.  Jamais  son  talent  simple  et  élégant  ne  s'e 
trouvé  plus  à  l'aise  que  dans  la  peinture  de  ces  mœurs  allemandes,  douces 
bizarres  à  la  fois,  riches  en  types,  et  si  bien  faites  pour  tenter  un  conte; 
curieux. 


(l'n  catalogue    des   ouvrages    parus    sera    publié   chaque    mois.) 


PARIS.  —   TYP.  LE   M"'  Y*    DON  DEY-DL'1'KE  ,   RUE   SAlNT-LOCJS,   46. 


LIBRAIRIE  NOUVELLE 

BOULEVARD   DES    ITALIENS,    15. 


GAVARNI 


ŒUVRES  NOUVELLES 


<*&£>^ 


PROSPECTUS. 

Gavarni  n'est  pas  un  de  ces  artistes  paresseux  qui  tour- 
lent  autour  d'un  succès  ou  d'une  forme  consacrée.  Il  a. 
I  plus  haut  degré,  ce  qui  fait  l'artiste  véritable  :  l'acti- 
vité, l'inquiétude;  il  ne  s'arrête  pas,  il  cherche  sans  cesse, 
t  prouve  sa  virtualité  par  la  variété  de  ses  tentatives.  11 
ajeunit  et  se  renouvelle  ;  il  grandit  réellement,  et,  avec 
us  de  force ,  de  sérieux  et  de  maturité ,  il  a  conservé 
îtte  grâce,  cette  élégance,  ce  sentiment  lin,  ce  goût  sur, 
ui  lui  ont  valu  une  réputation  si  brillante  et  si  méritée. 
11  est  aujourd'hui  dans  la  verdeur  de  son  talent,  plein 
3  sévc  et  d'audace,  riche  de  résultais,  riche  aussi  de  pro- 
iesses.  Ce  n'est  plus  seulement  un  crayon  délicat  et  char- 
lant,  effleurant  les  vices,  les  travers,  le^  sottises  de  ce 
mps-ci,  l'Homère  ironique  du  bal  de  l'Opéra,  l'historié- 


-  s  -     . 

graphe  piquant  du  Débardeur  et  du  monde  interlope,  c'est 
un  moraliste  véritable,  sceptique  et  doux,  parfois  railleur, 
parfois  attristé,  qui  entre  dans  le  fond  des  choses  et  écrit 
sa  Comédie  humaine  sur  nature. 

Paris  appartient  par  excellence  à  G avarni  :  c'est  sa  chose, 
son  domaine;  —  il  en  connaît  à  fond  tous  les  ridicules, 
toutes  les  petitesses,  tous  les  mensonges  ;  —  il  sait  ce  que 
valent  ses  joies  et  ses  douleurs;  —  il  déshabille  ses  élé- 
gances et  montre  à  nu  ses  vanités.  Folles  filles,  faux  gen- 
tilshommes, gens  du  bel  air,  bourgeois  et  bourgeoises, 
vieux  récrépis,  vieillards  précoces,  splendeur  et  misère, 
pile  et  face,  tout  lui  est  familier,  tout  est  à  lui!  11  fait 
rayonner  la  jeunesse,  pétiller  l'esprit,  éclater  l'opulence, 
de  cette  même  main  souple  et  sûre,  qui  n'hésitera  pas; 
tout  à  l'heure  devant  les  plus  hideuses  réalités.  Et  ce  qui 
étonne  le  plus  dans  cette  œuvre  brillante,  dans  cette  im- 
provisation de  chaque  jour,  c'est  la  merveilleuse  variétc 
de  ses  types;  —  pas  une  répétition,  pas  un  lieu  commun. 
pas  un  vulgarisme  :  —  rien  qui  ne  soit  un  caractère,  ihi 
tempérament,  ou  l'une  des  mille  nuances  de  l'âge,  de 
la  fortune,  des  conditions  sociales,  de  ses  personnages,  h 
défie  l'épicier  le  plus  vulgaire  de  prendre  pour  une  grandi, 
dame  cette  lorette  hautaine,  malgré  sa  toilette  exquise, 
ses  grands  airs,  ses  cachemires  et  son  laquais  galonné. 
Vous  reconnaissez  d'emblée  le  monsieur  qui  a  vingt  mille 
livres  de  rentes  et  le  cuistre  qui  singe  le  gentilhomme 
avec  deux  cents  francs  par  mois. 

Voilà  ce  qui  fait  la  profonde  originalité  de  Gavarni,  <  t 
qui  donne  à  ses  œuvres  un  cachet  si  personnel,  ce  qui  le 
place  si  haut  et  tout  à  fait  à  part,  ce  qui  défie  la  concur-  , 


renée,  décourage  les  imitateurs,  et  les  condamne  au  dé- 
bardeur à  perpétuité. 

Le  Manteau  d'Arlequin,  I'École  des  Pierrots  et  la  Foire 
Ira  Amours,  relient  en  quelque  sorte  Y  ancien  Gavarni  au 
nouveau.  C'est  le  dernier  chant  de  cette  joyeuse  épopée 
carnavalesque  qui  fit  sa  fortune,  mais  déjà  on  pres- 
sent l'homme  qui  va  nous  occuper  tout  entier.  L'observa- 
tion s'est  étendue,  la  raillerie  est  plus  vive,  et  sa  morale 
narquoise  fait  pressentir  la  satire.  Nous  entrons  de  plain- 
pied  dans  cette  vie  parisienne,  que  personne  ne  put  encore 
Ecrire  et  dont  il  a  fixé  mille  aspects  an  vol  du  crayon. 

Feuilletez  la  série  des  Partageuses  ;  voici,  en  quelque* 
tableauv,  ce  monde  étrange  des  femmes  élégantes,  avec 
ses  misères,  ses  insolences,  ses  prodigalités  et  ses  retours 
mers;  quels  enseignements,  et  quelle  ironie! 

Vêtue  d'une  robe  de  grisette,  dans  sa  petite  chambre 
au  septième  étage,  les  pieds  sur  sa  chaufferette,  Paméla, 
Célestine  ou  Zoé,  —  celle  qu'il  vous  plaira,  —  songe  as- 
sise la  tète  dans  ses  mains.  C'est  son  «  dénier  jour  de 
nansard",  »  demain  elle  aura  quitté  cette  humble  re- 
faite, que  sa  gaieté  rendait  joyeuse,  demain  elle  aura  des 
•obes  magnifiques,  nn  coupé  élégant,  trois  domestique-, 
in  appartement  somptueux,  un  hôtel  peut-être!...  Quel 
ève!...  Ce  n'est  point  un  rêve,  le  protecteur,   homme 
rave  et  mûr,  a  donné  des  ordres  en  conséquence,  et  de- 
nain  est  venu,  et  le  rêve  est  réalisé.  Voyons  maintenant 
ïs  personnages  du  drame. 

i  Voici  le  père,  un  bonhomme  vulgaire  et  bête,  cocher  de 
acre,  portier  on  petit  marchand,  probe  peut-être,  mais 
ms  grand  sens  moral;  —  la  mère,  sèche,  avide  et  prête 


—  10  — 

à  toutes  les  complicités;  —  le  frère,  petit  misérable,  pa- 
resseux et  glouton,  enchanté  de  fumer  pour  rien  de  vrai 
panatela*,  et  qui  se  fera  tout  au  plus  marchand  de  contre- 
marques. Voici  Arthur,  —  saluons-le,  —  il  dure  tout  le 
temps  de  la  pièce;  —  il  était  avant,  il  sera  pendant,  et 
peut-être  après,  —  ceci  est  plus  rare. 

Paméla  se  jette  à  corps  perdu  dans  cette  vie  dévorante, 
s'étourdit,  s'enivre,  se  gorge  et  gaspille;  —  petit  à  petit, 
elle  perd  tout  ce  qui  lui  restait  de  bonnes  qualités  et  elle 
devient  d'une  facilité  effrayante.  Le  protecteur  en  voit  de 
belles!  Un  soir,  il  arrive  à  l'improviste  et  la  surprend  en 
tête  à  tête  avec  Y  oiseau  de  passage,  —  un  beau  garçon, 
chevelu,  étranger,  poëte  ou  peintre.  —  11  se  fâche,  mais 
Paméla,  qui  n'est  plus  timide  dès  longtemps,  crie  plus 
fort  que  lui  :  «  Plus  je  te  vois,  pins  je  l'aime!  »  et  l'homme 
au  gros  ventre,  aux  breloques  retentissantes,  de  répondre 
avec  une  ironie  accablante  :  «  Ne  plus  ni' aimer,  Pa- 
méla? mais  c'est  un  luxe  que  vos  moyens  ne  vous  per- 
mettent pas!  » 

11  est  rare  que  Paméla  ne  réfléchisse  pas  à  ces  cruelles 
paroles.  Selon  qu'elle  sait  le  faible  des  gens,  elle  rede- 
vient souple,  soumise,  câline,  ou  redouble  d'insolence  et 
de  dureté.  Elle  grattera  le  front  chauve  du  vieux  cor- 
rompu, et  lui  dira  avec  tendresse  :  «  Et  vous,  garnement, 
si  l'on  vous  redemandait  toutes  les  illusions  qu'on  vous 
a  données?  »  —  Elle  niera  avec  aplomb,  la  main  dans  le 
sac,  et  criera  hardiment  :  «  J'ai  la  charité,  monsieur  le 
■marquis,  ayez  la  foi!  »  Elle  s'en  tirera  toujours,  soyez-en 
sûr,  et  le  soir,  chez  une  amie  intime,  étendue  sur  un 
divan,  au  milieu  des  rires  et  de  la  fumée  des  cigares,  elle 


—  H  — 

dira  :  «  Ma  chère,  les  hommes...  c'est  farce!...  toujours 
la  même  chanson!.. .  une  femme  à  soi  seul!  toqués!... 
toqués!...  » 

Ainsi  va-t-elle,  —  qui  peut  dire  combien  de  temps?  — 
Les  années  passent,  le  cœur  se  dessèche,  la  cupidité  seule 
grandit,  et,  quand  une  novice  la  prendra  pour  confidente 
de  ses  premières  amours,  elle  répondra,  comme  un  vieux 
sceptique  qu'elle  est  devenue  :  «  Ah!  je  te  prie  de  croire 
que  V homme  qui  me  rendra  rêveuse  pourra  se  vanter 
d'être  un  fameux  lapin!  » 

Mais  voici  le  moment  terrible,  inévitable  :  —  Paméla 
passe  de  mode,  ses  cheveux  s'éclaireissent,  elle  a  deux  dents 
fousses,  et  sa  maison  est  lourde  :  «  Ah  !  dit-elle,  si  j'avais 
un  cheval  de  moins!  —  Ou  un  gentilhomme  de  plus!  » 
dit  Arthur.  Elle  vend  le  cheval,  cherche  en  vain  le  gentil- 
homme, et,  de  chute  en  chute,  de  désastre  en  désastre,  de 
ruine  en  ruine,  la  voilà  passée  à  l'état  de  Lorette  vieillie. 

Personne  ne  sait  ce  que  deviennent  ces  femmes  bril- 
lantes, enviées,  dont  tout  le  monde  a  répété  le  nom,  et  qui 
disparaissent  un  beau  jour,  comme  elles  sont  venues. 
Gavarni  s'en  est  inquiété;  il  a  voulu  savoir,  et  il  sait. 

Aussi,  n'a-t-il  garde  de  les  marier  avec  le  marguillier 
traditionnel  ou  le  conseiller  de  préfecture  inventés  par  les 
vaudevillistes  en  quête  d'un  dénoùment.  11  écrit  une  his- 
toire vraie,  où  la  fantaisie  n'a  rien  à  voir.  C'est  un  réa- 
liste, que  le  réalisme  n'effraye  pas,  quelque  repoussant 
qu'il  puisse  être. 

Flétrie,  ravagée,  demi-nue,  se  drapant  encore,  par  un 
reste  d'habitude,  dans  ses  haillons  hideux,  la  lorette  vieil- 
lie se  lamente,  accroupie  sur  ses  talons.  «  Les  poètes,  de 

18 


—  li- 
mon temps,  m'ont  couronnée  de  roses,  et,  ce  matin,  je 
n'ai  pas  eu  ma  goutte...  et  pas  de  tabac  pour  mon  pau- 
vre net  !  »  —  «  Mon  dernier  caprice  m'a  cassé  trois 
dents!  »  —  «  Et  plus  rien  à  mettre  au  clou!  » 

Il  faut  prendre  un  parti  cependant,  faire  quelque  chose, 
se  créer  une  industrie,  à  peine  de  mourir  de  faim.  Que 
choisira  la  malheureuse?  Un  de  ces  mille  métiers  sans 
nom  qui  pullulent  dans  Paris.  Si  elle  échappe  au  proxé- 
nétisme avoué,  elle  fera  des  ménages  de  garçon,  tripotera 
dans  une  gargote  de  cochers,  tirera  les  cartes,  vendra  des 
chimiques,  ou  bien,  une  boîte  à  son  bras,  courra  la  ville 
en  chantant  tristement  :  «  A  présent,  je  vends  du  plai- 
sir... pour  les  dames  !  »  Et  encore,  celles-là  sont  les  cou- 
rageuses! Combien  tomberont  plus  bas!  Combien  vivront 
de  vol  ou  de  mendicité!  «  Mon  charitable  monsieur,  que 
Dieu  garde  vos  fils  de  mes  filles  !  »  Et  combien  de  ces 
pauvresses,  qui,  à  la  porte  des  églises  les  jours  de  fête,  ou 
des  grands  hôtels  les  soirs  de  gala,  se  pressent  pour  voir 
passer  les  belles  dames  en  implorant  une  aumône,  qui 
pourraient  dire  avec  la  même  amertume  que  Paméla 
sexagénaire  :  «  J'ai  eu  ma  loge  à  l'Opéra  !  » 

A  côté  des  lorettes  vieillies,  se  place  tout  naturellement 
une  série  non  moins  remarquable,  les  Invalides  du  senti- 
ment, ici  le  cadre  du  tableau  est  moins  navrant,  l'opulence 
est  en  général  restée,  mais  à  quoi  bon?  quand  «  le  cœur 
a  ruiné  l'estomac,  »  que  les  dents  sont  tombées,  et  qu'un 
bonnet  de  soie  noire  retient  un  gazon  sur  le  crâne.  Re- 
gardez cette  procession  lamentable  :  «  Werther  »  est  ca 
cochyme,  et  «  Desqrieux  »  a  la  goutte:  —  «  les  dexu 
Edmond  »  s'en  vont  cahin-caha,  rivalisant  aujourd'hui 


—  13  — 

de  rhumatismes.  —  11  faut  voir  la  tournure  de  ce  pauvre 
«  mauvais  sujet  de  Philibert,  »  au  café  Turc,  où  seul  il 
vient  encore.  —  il  faut  voir  surtout  cet  homme  appelé  par 
trois  générations  le  «  bel  Adolphe  !  »  aujourd'hui  obèse 
et  dénudé.  —  Et  «Antony?  »  Et  «  René?  »  Et  cet  Arthur 
quelconque,  «  toujours  étonnant!  »  dit  la  légende,  avec 
sa  belle  chevelure  noire,  et  sa  moustache  juvénile  sur 
une  face  de  parchemin  racorni?  J'en  passe,  comme  on 
pense. 

L'Histoire  de  politiquer  mérite  une  attention  toute  par- 
ticulière. Ici,  le  tic,  la  manie,  les  répétitions  banales,  les 
points  de  vue  incroyables,  les  aberrations,  les  sottises,  le 
chauvinisme,  les  niaiseries,  et  tout  ce  qui  fait  le  bagage 
des  lecteurs  de  journaux  français,  est  saisi  sur  le  vif,  pris 
au  vol,  pour  ainsi  dire,  avec  un  rare  bonheur.  Du  haut 
en  bas  de  l'échelle  sociale,  chacun  politique  à  sa  façon  : 
les  vieilles  femmes  s'en  mêlent;  madame  Faizandé  se 
préoccupe  des  Cosaques  qui  approchent,  et  la  douairière 
répond  aigrement  à  la  vieille  demoiselle  de  compagnie, 
qui  ne  s'en  relèvera  pas  :  «  Penne' tez-moi  de  tous  faire 
)bsercrr,  mademoiselle  de  Fallacieux,  que  tout  ça  n'ex- 
Uique  pas  votre  conduite  à  Rome!  » 

Au  café,  des  gens  lisent  :  «  (Journal  bleu).  Rien  ne  peut 

mner  une  idée  de  l 'enthousiasme  avec  lequel  ces  géné- 
reuses paroles  ont  été  accueillies.  —  (Journal  jaune).  A 

discours  prononcé  dans  le  plus  morne  silence,  chacun 
semblait  frappé  d'un  douloureux  étonnemeut;  »  la  que- 
lle ne  se  fait  pas  attendre,  on  s'injurie^  comme  de  raison  : 

Fous  n'êtes  qu'un  abonné  !  —  Fous...   en   êtes  un 
mtre!  » 


__  H  _ 

Sous  la  tonnelle  d'un  cabaret,  hors  barrière,  entre  deux 
verres  de  vin,  l'ouvrier  politiqueur  épate  un  bourgeois  qui 
ne  sait  que  répondre.  «  La  Pologne,  voyez-vous,  ne  vous 
pardonnera  jamais  votre  ingratitude!  »  —  «  Eh  bien! 
touchez-y  à  la  Prusse  /»  s'écrie  un  second  sous  la  tonnelle 
voisine.  Cette  tonnelle  reviendra  souvent  servir  décadré  au 
tableau,  et  je  crois  parfaitement  inutile  de  dire  pourquoi.  Je 
recommande,  entre  toutes,  cette  admirable  esquisse  de  la 
politique  de  Polyte,  un  misérable  qui  a  dû  rouer  de  coups  la 
malheureuse  qui  trinque  avec  lui,  et  qui  boit  à  coup  sûr 
son  argent.  Entraînée  sans  doute  par  le  vin  bu,  la  pauvre 
créature  s'enhardit  jusqu'à  lui  dire:  «  Cette  profession  de 
foi-là,  voyez-vous,  Polyte,  à  mon  point  de  vue...  c'est 
drgoûtant!  —  Quelque  chose  de  propre,  que  ton  point  de 
vue!  »  répond  l'infâme  avec  une  expression  cynique  et 
brutale  qui  fait  frémir  et  que  je  renonce  à  traduire.  La 
politique  féroce  des  gens  sans  aveu  se  manifeste  par  des 
propos  sinistres,  et  des  personnages  qui  donnent  le  frisson. 
La  politique  bourgeoise  entre  dans  les  ménages,  pour  le 
désespoir  des  ménagères;  au  village  même,  le  pauvre 
maire  est  aux  prises  avec  elle,  et  reste  muet  devant  la  phi- 
losophie audacieuse  du  mendiant  raisonneur.  Je  renonce 
à  citer,  l'espace  va  me  manquer,  et  je  n'ai  pas  dit  un  mot 
d'une  partie  très-importante  de  cette  œuvre  :  les  Propos 
de  Thomas  Vireloque,  les  Androgynes  et  les  Bohèmes. 

C'est  ici  que  le  contraste  avec  la  première  manière  est 
le  plus  frappant.  Ces  études  hardies  de  la  misère  et  du 
vice  dans  leurs  profondeurs  abjectes,  ce  soin,  cette  re- 
cherche, qui  prouvent  une  observation  patiente  et  obs- 
tinée, étonnent  tout  d'abord  ceux  qui  viennent  de  par- 


—  15  — 

» 

courir  les  pages  élégantes  et  légèrement  railleuses  sur 
lesquelles  nous  nous  sommes  un  moment  arrêté.  Thomas 
Vi reloque,  c'est  le  scepticisme  en  guenilles,  l'ironie  en 
haillons,  le  désenchantement  sarcastique,   le  persiflage 
amer  de  toutes  les  vanités  humaines.  11  est  vieux,  il  est 
pauvre,  il  est  borgne,  boiteux  peut-être,  et  n'a  pas  L'air 
d'y  prendre  garde  ;  il  vit  sans  rien  faire,  et  a  dès  longtemps 
renoncé  au  combat  de  la  vie.  Sans  ambition,  sans  croyance, 
appuyé  sur  son  bâton,  il  regarde  passer  le  monde  avec 
une  gaieté  de  croque-mort  qui  sait  ce  que  valent  les  lar- 
mes, et  qui  peut  dire  à  jour  fixe  quand  finissent  les  dou- 
leurs éternelles.  «  L'homme  est  le  chef-d'œuvre  de  la 
création  1  »  lui  dit  un  réformateur  quelconque.  «  Qui  a 
dit  ça?...  l'homme!  »  répond  Vireloque.  —  S'il  rencontre 
un  ivrogne  cuvant  son  vin  dans  le  ruisseau,  ce  railleur 
étrange  le  regardera  avec  complaisance  et  montrera  aux 
gens  qui  passent  «  Sa  Majesté  le  roi  des  animaux  !  »  — 
Des  gamins  se  battent  pour  une  toupie  :  «  Misère  et  corde! 
jeune  enfance  !  dit  Vireloque  tout  réjoui,  c'est  déjà  des 
histoires  pour  des  toupies  !  »  11  rencontre  des  collégiens 
en  promenade,  il  leur  parle,  il  les  questionne,  puis  à  son 
tour  il  les  enseigne  :  «  Lï histoire  ancienne,  mes  agneaux, 
c'est  mangeux  et  mangés  ;  —  blagueux  et  blagués,  c'est 
la  nouvelle!  »  —  Passe  une  vache  qui  le  regarde  de  son 
grand  œil  hébété.  «  Belle  créature!  dit  Vireloque,  et  pas 
de  corset  !  »  Et  ainsi  de  suite,  tant  qu'il  chemine. 

Thomas  Vireloque  rappelle  les  funèbres  peintures  du 
moyen  âge,  où  la  morl  acharnée  montre  sa  tête  hideuse, 
partout  où  s'épanouissent  l'amour, la  jeunesse  et  la  beauté, 
—  la  mort  de  la  danse  macabre,  qui  mène  en  ricanant  la 


—   1C  — 

ronde  symbolique  des  rois,  des  empereurs,  des  papes,  des 
abbés,  c'est-à-dire  des  puissants  et  des  riches  de  la  terre. 
C'est  une  œuvre  toute  philosophique,  d'une  manière  vio- 
lente et  heurtée,  d'une  tristesse  profonde  et  d'une  profonde 
amertume. 

Les  Études  d'Androgynes  sont  saisissantes  et  cruelles. 
«  On  sort  du  bal,»  un  être  informe,  assis  sur  une  borne, 
appuyé  sur  un  balai  usé,  ^  ètu  d'une  casaque  dépenaillée, 
chaussé  d'affreuses  bottes,  regarde  stupidement  passer  les 
toilettes  splendides  et  les  équipages  armoriés.  C'est  en 
vain  que  vous  cherchez  à  deviner  à  quel  sexe  appartient 
cette  masse  hybride  de  vêtements  masculins  et  féminins, 
—  le  sexe  en  effet  a  disparu.  La  femme  ne  se  révèle  que 
dans  ces  cheveux  sordides,  retenus  par  un  morceau  de 
mouchoir  sale,  et  surmonté  ;  des  débris  d'un  chapeau 
d'homme.  La  femme!  et  elle  n'est  «  pas  bégueule»  allez! 
elle  n'a  garde  de  dire  «  qu'elle  naime  pas  le  trois- 
six!  » 

Les  Bohèmes,  Sur  le  chemin  de  Toulon,  ont  aussi  ce 
parti  pris  de  vérité  crue,  et  ici  se  place  tout  naturellement 
une  observation  que  je  crois  vraie.  Dans  ces  études  on  sent 
la  trace  du  long  séjour  que  Gavarni  a  fait  à  Londres;  l'ef- 
froyable misère  anglaise  a  laissé  à  l'artiste  une  impression 
profonde  qui  reflue  sur  ses  masques  parisiens.  Sans  nier 
la  vérité  cruelle  de  ses  peintures,  je  crois  la  misère  pari- 
sienne moins  typique,  moins  sordidement  abjecte.  On 
rencontre  de  ces  audrogynes  à  coup  sûr,  mais  ce  n'est 
pas  une  chose  commune,  pour  ainsi  dire,  comme  à  Lon- 
dres. Ce  qui  est  profondément  vrai,  général,  ce  que  tout 
le  inonde  a  vu,  c'est  ce  tyn,e  de  bohèmes  sans  profession. 


c'est  ce  pâle  voyou  qu'a  chante  Barbier,  et  qui  n'a  jamais 
été  peint  d'une  façon  plus  fière  et  plus  vive. 

Nous  voici  revenus  dans  le  Paris  des  boulevards,  des 
(  théâtres,  des  artistes,  source  inépuisable  où  Gavarni  ne 
se  lasse  pas  de  puiser.  Les  Maris  le  font  toujours  rire,  et 
il  a  raison,  écoutez  plutôt  :  «  Mon  cher,  votre  femme  est 
charmante  !  —  Mon  cher,  la  vôtre  est  mieux  !  »  Je  re- 
grette de  ne  signaler  que  cette  esquisse  en  courant;  la 
série  des  Parents  terribles  est  extrêmement  remarquable, 
*e  Piano  est  convenablement  flagellé  et  expie  les  fadeurs 
qu'il  accompagna  de  tout  temps.  J'ai  déjà  dépassé  le  cadre 
qu'on  m'avait  réservé,  mais  je  ne  puis  renoncer  cepen- 
dant à  signaler  le  «  dîner  d'un  protecteur  des  animaux,  » 
dans  les  Anglais  chez  eux,  et,  dans  Histoire  d'en  dire  deux, 
ce  superbe  cancan  chez  la  portière  :  «  Voyons,  madame 
Majesté,  entre  nous,  est-ce  que  mosieur,  si  se  respectait, 
ri  aurait  pas  du  fiche  une  volée  à  madame?  » 

Une  autre  fois,  si  l'occasion  m'en  est  offerte,  je  complé- 
terai cette  étude  trop  rapide  d'une  œuvre  en  tous  points 
si  sérieuse  et  vraiment  unique,  et  nous  verrons  en  détail 
Ce  qui  se  fait  dans  les  meilleures  sociétés,  comment  les 
Petits  mordent,  et  la  Manière  de  voir  des  voyageurs. 

Henry  de  la  Madelène. 


Les  OEUVRES  NOUVELLES  DE  GAVARNI  sont  réunies 
en  Albums  de  DIX  lithographies,  formant  séries,  impri- 


—  18  — 

mée>  avec  le  plus  grand  soin  par  Lemercier,  sur  1/i  co- 
lombier vélin. 


LES  SERIES  SUIVANTES  SONT  EX  VENTE 


Les  Partageuses  (3  Albums). 
Les   >3:n  is  me  font  toujours   rire 

[2  Albums). 

Le  Manteau  <I" Arlequin. 
L'Ecole  des  Pierrots. 
Les  Lorettes  vieillies  (2Albums). 
Histoire  de  politiquer  (3  Albums). 
Les  Propos  de  Thomas  Vireloqne, 
Les  Anglais  chez  eux  (2  Albums1 . 
Les  Invalides  du  sentiment  (2  Al.) 


Les  Parents  terribles. 
La  Foire  aux  Amours, 
Les  Bohèmes. 
Piano ! 

Histoire  d'en   dire  deux. 
Manière   de  voir  des  Voyageurs, 
Études  d'Androgynes. 
Les  Petits  mordent. 
Ce  qui  se  fait  dans  les  meilleures 
sociétés. 


PRIX  DE  CHAQUE  AlBl'M  .  3  FRANCS. 


Pans.  —  Typographie  de  Mm*  V«  Dondey-Dupre,  rue  Saint-Louis.  46. 


E       Grandfort,  Marie  (Fontenay)  de 

166        L'autre  monde 

G75 


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